– Un homme, dix hommes ne me font pas peur ! mais être hué par tout le monde comme fils et frère de condamnés… eh bien, non ! je n’ai pas pu… j’ai mieux aimé m’en aller dans les bois et braconner avec Pierre, le vendeur de gibier.
– Fallait y rester… dans tes bois.
– Je suis revenu à cause de mon affaire avec un garde, et surtout à cause des enfants… parce qu’ils étaient en âge de tourner à mal, par l’exemple !
– Qu’est-ce que ça te fait ?
– Ça me fait… que je ne veux pas qu’ils deviennent des gueux comme Ambroise, Nicolas et Calebasse…
– Pas possible !
– Et seuls, avec vous tous ils n’y auraient pas manqué. Je m’étais mis en apprentissage pour tâcher de gagner de quoi les prendre avec moi… ces enfants, et quitter l’île… mais à Paris tout se sait, c’était toujours fils de guillotiné… frère de forçat… j’avais des batteries tous les jours… ça m’a lassé…
– Et ça ne t’a pas lassé d’être honnête… ça te réussissait si bien !… au lieu d’avoir le cœur de revenir avec nous, pour faire comme nous… comme feront les enfants… malgré toi… Oui, malgré toi… Tu crois les enjôler avec ton prêche… mais nous sommes là… François est déjà à nous… à peu près… une occasion, et il sera de la b***e…
– Je vous dis que non…
– Tu verras que si… je m’y connais… Au fond il a du vice ; mais tu le gênes… Quant à Amandine, une fois qu’elle aura quinze ans, elle ira toute seule… Ah ! on nous a jeté des pierres ! ah ! on nous a poursuivis comme des chiens engagés !… on verra ce que c’est que notre famille… excepté toi… lâche… car ici il n’y a que toi qui nous fasses honte !
– C’est dommage…
– Et comme tu te gâterais avec nous… demain tu sortiras d’ici pour n’y jamais rentrer…
Martial regarda sa mère avec surprise : après un moment de silence, il lui dit :
– Vous m’avez cherché querelle à souper pour en arriver là ?
– Oui, pour te montrer ce qui t’attend, si tu voulais rester ici malgré nous : un enfer… entends-tu ?… un enfer !… chaque jour une querelle, des coups, des rixes ; et nous ne serons pas seuls comme ce soir : nous aurons des amis qui nous aideront… tu n’y tiendras pas huit jours…
– Vous croyez me faire peur ?
– Je ne te dis que ce qui t’arrivera…
– Ça m’est égal… je reste…
– Tu resteras ici ?
– Oui.
– Malgré nous ?
– Malgré vous, malgré Calebasse, malgré Nicolas, malgré tous les gueux de sa trempe !
– Tiens, tu me fais rire.
Dans la bouche de cette femme à figure sinistre et féroce ces mots étaient horribles.
– Je vous dis que je resterai ici jusqu’à ce que je trouve le moyen de gagner ma vie ailleurs avec les enfants : seul, je ne serais pas embarrassé, je retournerais dans les bois ; mais, à cause d’eux, il me faudra plus de temps… pour rencontrer ce que je cherche… En attendant, je reste.
– Ah ! tu restes… jusqu’au moment où tu emmèneras les enfants ?
– Comme vous dites !
– Emmener les enfants ?
– Quand je leur dirai : Venez, ils viendront… et en courant, je vous en réponds.
La veuve haussa les épaules, et reprit :
– Écoute : je t’ai dit tout à l’heure que, quand bien même tu vivrais cent ans, tu te rappellerais cette nuit ; je vais t’expliquer pourquoi ; mais avant, es-tu bien décidé à ne pas t’en aller d’ici ?
– Oui ! oui ! mille fois oui !
– Tout à l’heure tu diras non ! mille fois non ! Écoute-moi bien… Sais-tu quel métier fait ton frère ?
– Je m’en doute, mais je ne veux pas le savoir…
– Tu le sauras… il vole…
– Tant pis pour lui…
– Et pour toi…
– Pour moi ?
– Il vole la nuit avec effraction, cas de galères : nous recelons ses vols ; qu’on le découvre, nous sommes condamnés à la même peine que lui comme recéleurs, et toi aussi ; on rafle la famille, et les enfants seront sur le pavé, où ils apprendront l’état de ton père et de ton grand-père aussi bien qu’ici.
– Moi, arrêté comme receleur, comme votre complice ! sur quelle preuve ?
– On ne sait pas comment tu vis : tu vagabondes sur l’eau, tu as la réputation d’un mauvais homme, tu habites avec nous : à qui feras-tu croire que tu ignores nos vols et nos recels ?
– Je prouverai que non.
– Mous te chargerons comme notre complice.
– Me charger ! pourquoi ?
– Pour te récompenser d’avoir voulu rester ici malgré nous.
– Tout à l’heure vous vouliez me faire peur d’une façon, maintenant c’est d’une autre ; ça ne prend pas : je prouverai que je n’ai jamais volé… Je reste.
– Ah ! tu restes ? Écoute donc encore : te rappelles-tu, l’an dernier… ce qui s’est passé ici pendant la nuit de Noël ?
– La nuit de Noël ? – dit Martial en cherchant à rassembler ses souvenirs.
– Cherche bien… cherche bien…
– Je ne me rappelle pas…
– Tu ne te rappelles pas que Bras-Rouge a amené ici, le soir, un homme bien mis, qui avait besoin de se cacher ?…
– Oui, maintenant je me souviens ; je suis monté me coucher, et je l’ai laissé souper avec vous… Il a passé la nuit dans la maison ; avant le jour. Nicolas l’a conduit à Saint-Ouen…
– Tu es sûr que Nicolas la conduit à Saint-Ouen ?
– Vous me l’avez dit le lendemain matin.
– La nuit de Noël, tu étais donc ici ?
– Oui… eh bien ?
– Cette nuit-là… cet homme, qui avait beaucoup d’argent sur lui… a été assassiné dans cette maison.
– Lui !… ici ?…
– Et volé… et enterré dans le petit bûcher.
– Cela n’est pas vrai ! – s’écria Martial devenant pâle de terreur, et ne voulant pas croire à ce nouveau crime des siens. – Vous voulez m’effrayer… Encore une fois, ça n’est pas vrai !
– Demande à ton protégé François ce qu’il a vu ce matin dans le bûcher ?
– François ! et qu’a-t-il vu ?
– Un des pieds de l’homme qui sortait de terre… Prends la lanterne, vas-y, tu t’en assureras.
– Non – dit Martial en essuyant son front baigné d’une sueur froide – non, je ne vous crois pas… Vous dites cela pour…
– Pour te prouver que, si tu demeures ici malgré nous, tu risques à chaque instant d’être arrêté comme complice de vol et de meurtre ; tu étais ici la nuit de Noël ; nous dirons que tu nous as aidés à faire le coup. Comment prouveras-tu le contraire ?
– Mon Dieu ! mon Dieu ! – dit Martial en cachant sa figure dans ses mains.
– Maintenant t’en iras-tu ? – dit la veuve avec un sourire sardonique.
Martial était atterré : il ne doutait malheureusement pas de ce que venait de lui dire sa mère ; la vie vagabonde qu’il menait, sa cohabitation avec une famille si criminelle, devaient en effet faire peser sur lui de terribles soupçons, et ces soupçons pouvaient se changer en certitude aux yeux de la justice, si sa mère, son frère, sa sœur, le désignaient comme leur complice.
La veuve jouissait de rabattement de son fils.
– Tu as un moyen de sortir d’embarras : dénonce-nous !
– Je le devrais… Mais je ne le ferai pas… vous le savez bien.
– C’est pour cela que je t’ai tout dit… Maintenant t’en iras-tu ?
Martial voulut tenter d’attendrir cette mégère ; d’une voix moins rude, il lui dit :
– Ma mère, je ne vous crois pas capable de ce meurtre…
– Comme tu voudras, mais va-t’en…
– Je m’en irai à une condition.
– Pas de condition !
– Vous mettrez les enfants en apprentissage… loin d’ici… en province…
– Ils resteront ici…
– Voyons… ma mère… quand vous les aurez rendus semblables à Nicolas, à Calebasse, à Ambroise, à mon père… à quoi ça vous servira-t-il ?
– À faire de bons coups avec leur aide. Nous ne sommes pas déjà de trop… Calebasse reste ici avec moi pour tenir le cabaret, Nicolas est seul. Une fois dressés, François et Amandine l’aideront. On leur a aussi jeté des pierres à eux, tout petits… faut qu’ils se vengent !…
– Ma mère, vous aimez Calebasse et Nicolas n’est-ce pas ?
– Après ?
– Que les enfants les imitent… que vos crimes et les leurs se découvrent…
– Après ?
– Ils vont à l’échafaud comme mon père…
– Après, après ?
– Et leur sort ne vous fait pas trembler ?
– Leur sort sera le mien, ni meilleur ni pire… Je vole, ils volent… je tue ils tuent… Qui prendra la mère prendra les petits… Nous ne nous quitterons pas… Si nos têtes tombent elles tomberont dans le même panier… où elles se diront adieu ! Nous ne reculerons pas ; il n’y a que toi de lâche dans la famille, nous te chassons… Va-t’en !…
– Mais les enfants ! les enfants !…
– Les enfants deviendront grands ; je te dis que sans toi ils seraient déjà formés. François est presque prêt ; quand tu seras parti, Amandine rattrapera le temps perdu…
– Ma mère, je vous en supplie, consentez à envoyer les enfants en apprentissage loin d’ici.
– Combien de fois faut-il te dire qu’ils y sont en APPRENTISSAGE ICI ?…
La veuve du supplicié articula ces derniers mots d’une façon si inexorable, que Martial perdit tout espoir d’amollir cette âme de bronze.
– Puisque c’est ainsi… – reprit-il d’un ton bref et résolu écoutez-moi bien à votre tour, ma mère… Je reste.
– Ah ! ah !…
– Pas dans cette maison… je serais assassiné par Nicolas ou empoisonné par Calebasse ; mais, comme je n’ai pas de quoi me loger ailleurs, moi et les enfants, nous habiterons la baraque du bout de l’île : la porte est solide, je la renforcerai encore… Une fois là bien barricadé, avec mon fusil, mon bâton et mon chien, je ne crains personne. Demain matin j’emmènerai les enfants… Le jour ils viendront avec moi, soit dans mon bateau, soit dehors ; la nuit ils coucheront près de moi dans la cabane ; nous vivrons de ma pêche ; ça durera jusqu’à ce que j’aie trouvé à les placer, et je trouverai…
– Ah ! c’est ainsi ?
– Ni vous, ni mon frère, ni Calebasse ne pouvez empêcher que ça soit, n’est-ce pas ?… Si on découvre vos vols ou votre assassinat durant mon séjour dans l’île… tant pis, j’en cours la chance ! j’expliquerai que je suis revenu, que je suis resté à cause des enfants, pour les empêcher de devenir des gueux… on jugera… Mais que le tonnerre m’écrase si je quitte l’île, et si les enfants restent un jour de plus dans cette maison !… Oui, et je vous défie, vous et les vôtres, de me chasser de l’île !
La veuve connaissait la résolution de Martial ; les enfants aimaient leur frère aîné autant qu’ils la redoutaient ; ils le suivraient donc sans hésiter lorsqu’il le voudrait. Quant à lui bien armé, bien résolu, toujours sur ses gardes, dans son bateau pendant le jour, retranché et barricadé dans la cabane de l’île pendant la nuit, il n’avait rien à redouter des mauvais desseins de sa famille.
Le projet de Martial pouvait donc de tout point se réaliser… Mais la veuve avait beaucoup de raisons pour en empêcher l’exécution.
D’abord, ainsi que les honnêtes artisans considèrent quelquefois le nombre de leurs enfants comme une richesse, en raison des services qu’ils en retirent la veuve comptait sur Amandine et sur François pour l’assister dans ses crimes.
Puis, ce qu’elle avait dit de son désir de venger son mari et son fils était vrai. Certains êtres, nourris, vieillis, durcis dans le crime, entrent en révolte ouverte, en guerre acharnée contre la société, et croient par de nouveaux crimes se venger de la juste punition qui a frappé eux ou les leurs.
Puis enfin les sinistres desseins de Nicolas contre Fleur-de-Marie, et plus tard contre la courtière, pouvaient être contrariés par la présence de Martial. La veuve avait espéré amener une séparation immédiate entre elle et Martial soit en lui suscitant la querelle de Nicolas, soit en lui révélant que, s’il s’obstinait à rester dans l’île, il risquait de passer pour complice de plusieurs crimes.
Aussi rusée que pénétrante, la veuve, s’apercevant qu’elle s’était trompée, sentit qu’il lui fallait recourir à la perfidie pour faire tomber son fils dans un piège s******t… Elle reprit donc, après un assez long silence, avec une amertume affectée :
– Je vois ton plan, tu ne veux pas nous dénoncer toi-même ; tu veux nous faire dénoncer par les enfants.
– Moi !
– Ils savent maintenant qu’il y a un homme enterré ici ; ils savent que Nicolas a volé… Une fois en apprentissage, ils parleraient, on nous prendrait, et nous y passerions tous… toi comme nous ; voilà ce qui arriverait si je t’écoutais, si je te laissais chercher à placer les enfants ailleurs… Et pourtant tu dis que tu ne nous veux pas de mal !… Je ne te demande pas de m’aimer ; mais ne hâte pas le moment où nous serons pris.
Le ton radouci de la veuve fit croire à Martial que ses menaces avaient produit sur elle un effet salutaire, il donna dans un piège affreux.
– Je connais les enfants – reprit-il – je suis sûr qu’en leur recommandant de ne rien dire ils ne diraient rien… D’ailleurs, d’une façon ou d’une autre, je serais toujours avec eux et je répondrais de leur silence.
– Est-ce qu’on peut répondre des paroles d’un enfant… à Paris surtout, où l’on est si curieux et si bavard !… C’est autant pour qu’ils puissent nous aider à faire nos coups que pour qu’ils ne puissent pas nous vendre, que je veux les garder ici.
– Est-ce qu’ils ne vont pas quelquefois au bourg et à Paris ? qui les empêcherait de parler… s’ils ont à parler ?…S’ils étaient loin d’ici, à la bonne heure ! ce qu’ils pourraient, dire n’aurait aucun danger…
– Loin d’ici ? et où ça ? – dit la veuve en regardant fixement son fils.
– Laissez-moi les emmener… peu vous importe…
– Comment vivras-tu, et eux aussi ?
– Mon ancien bourgeois serrurier est bravé homme ; je lui dirai ce qu’il faudra lui dire, et peut-être qu’il me prêtera quelque chose à cause des enfants ; avec ça j’irai les mettre en apprentissage loin d’ici. Nous partons dans deux jours, et vous n’entendrez plus parler de nous…
– Non au fait… je veux qu’ils restent avec moi, je serai plus sûre d’eux.
– Alors je m’établis demain à la baraque de l’île, en attendant mieux… J’ai une fête aussi, vous le savez ?…
– Oui, je le sais… oh ! que je te voudrais voir loin d’ici !… Pourquoi n’es-tu pas resté dans tes bois ?
– Je vous offre de vous débarrasser de moi et des enfants…
– Tu laisseras donc ici la Louve que tu aimes tant ?… – dit tout à coup la veuve.
– Ça me regarde : je sais ce que j’ai à faire ; j’ai mon idée…
– Si je te les laissais emmener, toi, Amandine et François vous ne remettriez jamais les pieds à Paris ?
– Avant trois jours nous serions partis et comme morts pour vous.
– J’aime encore mieux cela que de t’avoir ici et d’être toujours à me défier d’eux… Allons, puisqu’il faut s’y résigner, emmène-les… et allez-vous-en tous le plus tôt possible… que je ne vous revoie jamais !…
– C’est dit ?…
– C’est dit. Rends-moi la clef du caveau, que j’ouvre à Nicolas.
– Non, il y cuvera son vin ; je vous rendrai la clef demain matin.
– Et Calebasse ?
– C’est différent ; ouvrez-lui quand je serai monté, elle me répugne à voir.
– Va… que l’enfer te confonde !
– C’est votre bonsoir, ma mère ?
– Oui…
– Ce sera le dernier, heureusement – dit Martial.
– Le dernier – reprit la veuve.
Son fils alluma une chandelle, puis il ouvrit la porte de la cuisine, siffla son chien, qui accourut tout joyeux du dehors, et suivit son maître à l’étage supérieur de la maison.
– Va… ton compte est bon ! – murmura la mère en montrant le poing à son fils qui venait de monter l’escalier ; c’est toi qui l’auras voulu.
Puis, aidée de Calebasse, qui alla chercher un paquet de fausses clefs, la veuve crocheta le caveau où se trouvait Nicolas, et remit celui-ci en liberté.