CHAPITRE VI
La mère et le fils
Ignorant les mauvais desseins de sa famille, Martial entra lentement dans la cuisine.
Quelques mots de la Louve, dans son entretien avec Fleur-de-Marie, ont déjà fait connaître la singulière existence de cet homme ; Doué de bons instincts naturels, incapable d’une action positivement basse ou méchante. Martial n’en menait pas moins une conduite peu régulière. Il pêchait en fraude, et sa force, son audace inspiraient assez de crainte aux gardes-pêche pour qu’ils fermassent les yeux sur son braconnage de rivière.
À cette industrie déjà très peu légale, Martial en joignait un autre fort illicite. Bravo redouté, il se chargeait volontiers, plus encore par excès de courage, par crânerie, que par cupidité, de venger dans des rencontres de pugilat ou de bâton les victimes d’adversaires d’une, force trop inégale ; il faut dire que Martial choisissait d’ailleurs avec assez de droiture les causes qu’il plaidait à coups de poing ; généralement il prenait le parti du faible contre le fort.
L’amant de la Louve ressemblait beaucoup à François et à Amandine : il était de taille moyenne, mais, robuste, large d’épaules ; ses épais cheveux roux, coupés en brosse, formaient cinq pointes sur son front bien ouvert ; sa barbe épaisse, drue et courte, ses joues larges, son nez saillant carrément accusé, ses yeux bleus et hardis, donnaient à ce mâle visage une expression singulièrement résolue. Il était coiffé d’un vieux chapeau ciré ; malgré le froid, il ne portait qu’une mauvaise blouse bleue par-dessus sa veste et son pantalon de gros velours de coton tout usé. Il tenait à la main un énorme bâton noueux, qu’il déposa près de lui sur le buffet. Un gros chien basset, à jambes torses, au pelage noir marqué de feux très vifs, était entré avec Martial ; mais il restait auprès de la porte, n’osant approcher ni du feu ni des convives déjà attablés, l’expérience ayant prouvé au vieux Miraut (c’était le nom du basset, ancien compagnon de braconnage de Martial) qu’il était, ainsi que son maître, très peu sympathique à la famille.
– Où sont donc les enfants ?
Tels furent les premiers mots de Martial lorsqu’il s’assit à table.
– Ils sont où ils sont – répondit aigrement Calebasse.
– Où sont les enfants, ma mère ? – reprit Martial sans s’inquiéter de la réponse de sa sœur.
– Ils sont couchés – reprit sèchement la veuve.
– Est-ce qu’ils n’ont pas soupé, ma mère ?
– Qu’est-ce que ça te fait, à toi ? – s’écria brutalement Nicolas, après avoir bu un grand verre de vin pour augmenter son audace ; car le caractère et la force de son frère lui imposaient beaucoup.
Martial, aussi indifférent aux attaques de Nicolas qu’à celles de Calebasse, dit de nouveau à sa mère :
– Je suis fâché que les enfants soient déjà couchés.
– Tant pis… répondît la veuve.
– Oui ; tant pis !… car j’aime à les voir à côté de moi quand je soupe.
– Et nous, comme ils nous embêtent, nous les avons renvoyés – s’écria Nicolas. – Si ça ne te plaît pas, va-t’en les retrouver !
Martial, surpris, regarda fixement son frère.
Puis, comme s’il eut réfléchi à la vanité d’une querelle, il haussa les épaules, coupa un morceau de pain, et se servit une tranche de viande.
Le basset s’était approché de Nicolas, quoiqu’à distance très respectueuse ; le bandit, irrité de la dédaigneuse insouciance de son frère, et espérant lui faire perdre patience en frappant son chien, donna un furieux coup de pied à Miraut, qui poussa des cris lamentables… Martial devint pourpre, serra dans ses mains contractées le couteau qu’il tenait, et du manche frappa violemment sur la table ; mais, se contenant encore, il appela, son chien et lui dit doucement :
– Ici, Mirant.
Le basset vint se coucher aux pieds de son maître.
Cette modération contrariait les projets de Nicolas ; il voulait pousser son frère à bout pour amener un éclat.
Il ajouta donc :
– Je n’aime pas les chiens… moi… je ne veux pas que ton chien, reste ici !…
Pour toute réponse, Martial se versa un verre de vin et but lentement.
Échangeant un coup d’œil rapide avec Nicolas, la veuve l’encouragea d’un signe à continuer ses hostilités contre Martial, espérant, nous l’avons dit, qu’une violente querelle amènerait une rupture et une séparation complète !
Nicolas alla prendre la baguette de saule dont s’était servie la veuve pour battre François, et s’avançant vers le basset, il le frappa rudement en disant :
– Hors d’ici, eh Mirant !
Jusqu’alors Nicolas s’était souvent montré sournoisement agressif envers Martial ; mais jamais il n’avait osé le provoquer avec tant d’audace et de persistance.
L’amant de la Louve, pensant qu’on voulait le pousser à bout dans quelque but caché, redoubla de modération.
Au cri de son chien battu par Nicolas, Martial se leva, ouvrit la porte de la cuisine, mit le basset dehors, et revint continuer son souper.
Cette incroyable patience, si peu en harmonie avec le caractère ordinairement emporté de Martial, confondit ses agresseurs… Ils se regardèrent profondément surpris.
Lui, paraissant complètement étranger à ce qui se passait, mangeait glorieusement et gardait un profond silence.
– Calebasse, ôte le vin – dit la veuve à sa fille.
Celle-ci se hâtait d’obéir, lorsque Martial dit :
– Attends… je n’ai pas fini de-souper.
– Tant pis ! – dit la veuve en enlevant elle-même la bouteille.
– Ah ! c’est différent !… – reprit l’amant de la Louve.
Et se versant un grand verre d’eau, il le but, fit claquer sa langue contre son palais, et dit :
– Voilà de fameuse eau !
Cet imperturbable sang-froid irritait la colère haineuse de Nicolas, déjà très exalté par de nombreuses libations ; néanmoins il reculait encore devant une attaque directe, connaissant la force peu commune de son frère. Tout à coup il s’écria, ravi de son inspiration :
– Tu as bien fait de céder pour ton basset, Martial ; c’est une bonne habitude à prendre ; car il faut t’attendre, à nous voir chasser ta maîtresse à coups de pied, comme nous avons chassé ton chien.
– Oh ! oui… car si sa Louve avait le malheur de venir dans l’île en sortant de prison – dit Calebasse qui comprit l’intention de Nicolas – c’est moi qui la souffletterais drôlement !
– Et moi je lui ferais faire un plongeon dans la vase, près la baraque du bout de l’île – ajouta Nicolas. – Et si elle en ressortait, je la renfoncerais dedans à coups de soulier… la carne…
Cette insulte adressée à la Louve, qu’il aimait avec une passion sauvage, triompha des pacifiques résolutions de Martial ; il fronça ses sourcils, le sang lui monta au visage, les veines de son front se gonflèrent et se tendirent comme des cordes ; néanmoins il eut assez d’empire pour dire à Nicolas d’une voix légèrement altérée par une colère contenue :
– Prends garde à toi… tu cherches une querelle et tu trouveras une tournée que tu ne cherches pas.
– Une tournée… à moi ?
– Oui… meilleure que la dernière.
– Comment ! Nicolas – dit Calebasse avec un étonnement sardonique – Martial t’a battu… Dites donc, ma mère, entendez-vous ?… Ça ne m’étonne plus que Nicolas ait si peur de lui.
– Il m’a battu… parce qu’il m’a pris en traître – s’écria Nicolas devenant blême de fureur.
– Tu mens ; tu m’avais attaqué en sournois, je t’ai crosse et j’ai eu pitié de toi ; mais si tu t’avises encore de parler de ma maîtresse… entends-tu bien, de ma maîtresse… cette fois-ci pas de grâce… tu porteras longtemps mes marques.
– Et si j’en veux parler, moi, de la Louve ! – dit Calebasse…
– Je te donnerai une paire de calottes pour t’avertir, et si tu recommences je recommencerai à t’avertir.
– Et si j’en parle, moi ? – dit lentement la veuve.
– Vous ?
– Oui… moi.
– Vous ? dit Martial en faisant un v*****t effort sur lui-même – vous ?
– Tu me battras aussi, n’est-ce pas ?
– Non, mais si vous me parlez de la Louve, je rosserai Nicolas ; maintenant, allez… ça vous regarde… et lui aussi…
– Toi ! – s’écria le bandit furieux en levant son dangereux couteau catalan – tu me rosseras !
– Nicolas… pas de couteau ! – s’écria la veuve en se levant promptement pour saisir le bras de son fils ; mais celui-ci, ivre de vin et de colère, se leva, poussa rudement sa mère et se précipita sur son frère.
Martial se recula vivement, saisit le gros bâton noueux qu’il avait en entrant déposé sur le buffet, et se mit sur la défensive.
– Nicolas, pas de couteau ! – répéta la veuve.
– Laissez-le donc faire ! – cria Calebasse en s’armant de la hachette du ravageur.
Nicolas, brandissant toujours son formidable couteau, épiait le moment de se jeter sur son frère.
– Je te dis – s’écria-t-il – que toi et ta canaille de Louve je vous crèverai tous les deux, et je commence… À moi, ma mère !… à moi, Calebasse !… refroidissons-le, il y a trop longtemps qu’il dure !
Et, croyant le moment favorable à son attaque, le brigand s’élança sur son frère le couteau levé.
Martial, bâtonniste expert, fit une brusque retraite de corps, leva son bâton, qui, rapide comme la foudre, décrivit en sifflant un huit de chiffre et retomba si pesamment sur l’avant-bras droit de Nicolas, que celui-ci, frappé d’un engourdissement subit, douloureux, laissa échapper son couteau.
– Brigand… tu m’as cassé le bras ! – s’écria-t-il en saisissant de sa main gauche son bras droit qui pendait inerte à son côté.
– Non, j’ai senti mon bâton rebondir… – répondit Martial en envoyant d’un coup de pied le couteau sous le buffet.
Puis, profitant de la souffrance qu’éprouvait Nicolas, il le prit au collet, le poussa rudement en arrière jusqu’à la porte du petit caveau dont nous avons parlé, l’ouvrit d’une main, de l’autre y jeta et y enferma son frère, encore tout étourdi de cette brusque attaque.
Revenant ensuite aux deux femmes, il saisit Calebasse par les épaules et, malgré sa résistance, ses cris et un coup de hachette qui le blessa légèrement à la main, il l’enferma dans la salle basse du cabaret qui communiquait à la cuisine.
Alors, s’adressant à la veuve encore stupéfaite de cette manœuvre aussi habile qu’inattendue, Martial lui dit froidement :
– Maintenant, ma mère… à nous deux…
– Eh bien ! oui… à nous deux… – s’écria la veuve – et sa figure impassible s’anima, son teint blafard se colora, un feu sombre illumina sa prunelle jusqu’alors éteinte ; la colère, la haine donnèrent à ses traits un caractère terrible ; – oui… à nous deux !… – reprit-elle d’une voix menaçante – j’attendais ce moment, tu vas savoir à la fin ce que j’ai sur le cœur.
– Et moi aussi, je vais vous dire ce que j’ai sur le cœur.
– Tu vivrais cent ans, vois-tu, que tu te souviendrais de cette nuit.
– Je m’en souviendrai !… Mon frère et ma sœur ont voulu m’assassiner, vous n’avez rien fait pour les en empêcher. Mais voyons… parlez… qu’avez-vous contre moi ?
– Ce que j’ai ?
– Oui…
– Depuis la mort de ton père… tu iras fait que des lâchetés !
– Moi ?
– Oui, lâche !… Au lieu de rester avec nous pour nous soutenir, tu t’es sauvé à Rambouillet, braconner dans les bois avec ce colporteur de gibier que tu avais connu à Bercy.
– Si j’étais resté ici, maintenant je serais aux galères comme Ambroise, ou près d’y aller comme Nicolas ; je n’ai pas voulu être voleur comme vous autres… de là votre haine.
– Et quel métier fais-tu ? Tu volais du gibier, tu voles du poisson : vol sans danger, vol de lâche !…
Le poisson comme le gibier n’appartient à personne : aujourd’hui chez l’un, demain chez l’autre : il est à qui sait le prendre… Je ne vole pas… Quant à être lâche…
– Tu bats pour de l’argent des hommes plus faibles que toi !
– Parce qu’ils avaient battu plus faibles qu’eux.
– Métier de lâche !… métier de lâche !…
– Il y en a de plus honnêtes, c’est vrai ; ce n’est pas à vous à me le dire !
– Pourquoi ne les as-tu pas pris alors, ces métiers honnêtes, au lieu de venir ici fainéantiser et vivre âmes crochets ?
– Je vous donne le poisson que je prends et l’argent que j’ai !… ça n’est pas beaucoup, mais c’est assez… je ne vous coûte rien… J’ai essayé d’être serrurier pour gagner plus… mais quand depuis son enfance on a vagabondé sur la rivière et dans les bois, oh ne peut pas s’attacher ailleurs ; c’est fini… on en a pour sa vie… Et puis… – ajouta Martial d’un-air sombre – j’ai toujours mieux aimé vivre seul sur l’eau ou dans une forêt… là personne ne me questionne. Au lieu qu’ailleurs, qu’on me parle de mon père, faut-il pas que je réponde… guillotiné ! de mon frère… galérien ! de ma sœur… voleuse !
– Et de ta mère, qu’en dis-tu ?
– Je dis…
– Quoi ?
– Je dis qu’elle est morte…
– Et tu fais bien ; c’est tout comme… Je te renie, lâche ! Ton frère est au bagne ! Ton grand-père et ton père ont bravement fini sur l’échafaud en narguant le prêtre et le bourreau ! Au lieu de les venger, tu trembles !…
– Les venger ?…
– Oui, te montrer vrai Martial, cracher sur le couteau de Charlot et sur la casaque rouge, et finir comme père et mère, frère et sœur…
Si habitué qu’il fût aux exaltations féroces de sa mère, Martial ne put s’empêcher de frissonner.
La physionomie de la veuve du supplicié, en prononçant ces derniers mots, était épouvantable.
Elle reprit avec une fureur croissante :
– Oh ! lâche, encore plus c****n que lâche ! Tu veux être honnête ! ! ! Honnête ? est-ce que tu ne seras pas toujours méprisé, rebuté, comme fils d’assassin, frère de galérien ? Mais toi, au lieu de te mettre la vengeance et la rage au ventre, ça t’y met la peur ! au lieu de mordre, tu te sauves ; quand ils ont eu guillotiné ton père… tu nous as quittés… lâche ! et tu savais que nous ne pouvions pas sortir de l’île peur aller au bourg sans qu’on hurle après nous, en nous poursuivant à coups de pierre comme des chiens enragés… Oh ! on nous paiera ça, vois-tu ! on nous paiera ça ! ! !