Je sortis de chez M. Ferrand, n’étant plus sous l’impression d’indignation et de pitié qui m’avait fait agir… Je réfléchis à tout le danger de ma position : mille craintes vinrent alors m’assaillir ; je connaissais la sévérité du notaire, il pouvait après mon départ revenir fouiller dans son bureau… s’apercevoir du vol ; car à ses yeux, aux yeux de tous… c’est un vol.
Ces idées me bouleversèrent ; quoiqu’il, fût tard je courus chez le banquier pour le supplier de me rendre mes fonds à l’instant ; j’aurais motivé cette demande extraordinaire : je serais ensuite retourné chez M. Ferrand remplacer l’argent que j’avais pris.
Le banquier, par un funeste hasard, était depuis deux jours à Belleville, dans une maison de campagne où il faisait faire des plantations. J’attendis le jour avec une angoisse croissante, enfin j’arrivai à Belleville… Tout se liguait contre moi : le banquier venait de repartir à l’instant pour Paris ; j’y accours, j’ai enfin mon argent, je me présente chez M. Ferrand… tout était découvert !…
Mais ce n’est là qu’une partie de mes infortunes : maintenant le notaire m’accuse de lui avoir : volé 15 000 francs en billets de banque, qui étaient, dit-il, dans le tiroir du bureau, avec les 2 000 francs en or. C’est une accusation indigne, un mensonge infâme ! Je m’avoue coupable de la première soustraction ; mais, par tout ce qu’il y a de plus sacré au monde, je vous jure, mademoiselle, que je suis innocent de la seconde… Je n’ai vu aucun billet de banque dans ce tiroir, il n’y avait que 2 000 francs en or, sur lesquels j’ai pris 1 300 francs que je rapportais.
Telle est la vérité, mademoiselle : je suis sous le coup d’une accusation accablante, et pourtant j’affirme que vous devez me savoir incapable de mentir… Mais me croirez-vous ?… Hélas ! comme l’a dit M. Ferrand, celui qui a volé une faible somme peut en voler une plus forte, et ses paroles ne méritent aucune confiance.
Je vous ai toujours vue si bonne et si dévouée pour les malheureux, mademoiselle, je vous sais si loyale et si franche, que votre cœur vous guidera, je l’espère, dans l’appréciation de la vérité… Je ne vous demande rien de plus… Ajoutez foi à mes paroles, et vous me trouverez aussi à plaindre qu’à blâmer ; car ; je le répète, mon intention était bonne, des circonstances, impossibles à prévoir m’ont perdu.
Ah ! mademoiselle Rigolette… je suis bien malheureux !… Si vous saviez au milieu de quelles gens je suis destiné à vivre jusqu’au jour de mon jugement !
Hier on m’a conduit dans un lieu qu’un appelle le dépôt de la préfecture de police. Je ne saurais vous dire ce que j’ai éprouvé lorsqu’après avoir monté un sombre escalier, je suis arrivé devant une porte à guichet de fer que l’on a ouverte et qui s’est bien tôt refermée sur moi.
J’étais si troublé que je ne distinguai d’abord rien. Un air chaud, nauséabond, m’a frappé au visage ; j’ai entendu un grand bruit de voix mêlé çà et là de rires sinistres, d’accents de colère et de chansons grossières ; je me tenais immobile près de la porte, regardant les dalles de grès de cette salle, n’osant ni avancer ni lever les yeux, croyant que tout le monde m’examinait.
On ne s’occupait pas de moi : un prisonnier de plus ou de moins inquiète peu ces gens-là ; Enfin je me suis hasardé, à lever la tête. Quelles horribles figures, mon Dieu ! que de vêtements en lambeaux ! que de haillons souillés de boue ! Tous les dehors de la misère et du vice. Ils étaient là quarante ou cinquante, assis, debout ou couchés sur des bancs scellés dans le mur, vagabonds, voleurs, assassins, enfin tous ceux qui avaient été arrêtés dans la nuit ou dans la journée.
Lorsqu’ils se sont aperçus de ma présence, j’ai éprouvé une triste consolation en voyant qu’ils reconnaissaient que je n’étais pas des leurs. Quelques-uns me regardèrent d’un air insolent et moqueur ; puis ils se mirent à parler entre eux, à voix basse, je ne sais quel langage hideux que je ne comprenais pas. Au bout d’un moment, le plus audacieux vint me frapper sur l’épaule et me demander de l’argent pour payer ma bienvenue.
J’ai donné quelques pièces de monnaie, espérant acheter ainsi le repos : cela ne leur a pas suffi, ils ont exigé ; davantage ; j’ai refusé. Alors plusieurs m’ont entouré en m’accablant d’injures et de menaces ; ils allaient se précipiter sur moi, lorsque heureusement, attiré par le tumulte, un gardien est entré. Je me suis plaint à lui : il a exigé que l’on me rendît l’argent que j’avais donné, et m’a dit que, si je voulais, je serais, pour une modique somme, conduit à ce qu’on appelle la pistole, c’est-à-dire que je pourrais être seul dans une cellule. J’acceptai avec reconnaissance, et je quittai ces bandits au milieu de leurs menaces pour l’avenir ; car nous devions, disaient-ils, nous retrouver, et alors je resterais sur la place.
Le gardien me mena dans une cellule où je passai le reste de la nuit.
C’est de là que je vous écris ce matin, mademoiselle Rigolette. Tantôt, après mon interrogatoire, je serai conduit à une autre prison qu’on appelle la Force, où je crains de retrouver plusieurs de mes compagnons du Dépôt. Le gardien, intéressé par ma douleur et par mes larmes, m’a promis de vous faire parvenir cette lettre, quoique de telles complaisances lui soient très sévèrement défendues.
J’attends, mademoiselle Rigolette, un dernier service de votre ancienne amitié, si toutefois vous ne rougissez pas maintenant de cette amitié. Dans le cas où vous voudriez bien m’accorder ma demande, la voici : vous recevrez avec cette lettre une petite clef et un mot pour le portier de la maison que j’habite, boulevard Saint-Denis, n° 11. Je le préviens que vous pouvez disposer comme moi-même de tout ce qui m’appartient, et qu’il doit exécuter vos ordres… Il vous conduira dans ma chambre. Vous aurez la bonté d’ouvrir mon secrétaire avec la clef que je vous envoie ; vous trouverez une grande enveloppe renfermant différons papiers que je vous prie de me garder ; l’un d’eux vous était destiné, ainsi que vous le verrez par l’adresse… D’autres ont été écrits à propos de vous, et cela dans des temps bien heureux… Ne vous en fâchez pas… vous ne deviez jamais les connaître. Je vous prie aussi de prendre le peu d’argent qui est dans ce meuble, ainsi qu’un sachet de satin renfermant une petite cravate de soie orange que vous portiez lors de nos dernières promenades du dimanche, et que vous m’avez donnée le jour où j’ai quitté la rue du Temple. Je voudrais enfin qu’à l’exception d’un peu de linge que vous m’enverriez à la Force, vous fissiez vendre les meubles et effets que je possède ; acquitté ou condamné, je n’en serai pas moins flétri et obligé de quitter Paris… Où irai-je ?… Quelles seront mes ressources ?… Dieu le sait !… Madame Bouvard, la marchande du Temple qui m’a déjà vendu et acheté plusieurs objets, se chargerait peut-être du tout ; c’est une honnête femme ; cet arrangement vous épargnerait beaucoup d’embarras, car je sais combien votre temps est précieux.
J’avais payé mon terme d’avance, je vous prie donc de vouloir bien seulement donner une petite gratification au portier. Pardon, mademoiselle, de vous importuner de tous ces détails, mais vous, êtes la seule personne au monde à laquelle j’ose et je puisse m’adresser. J’aurais pu réclamer ce service d’un, des clercs de M. Ferrand avec lequel je suis assez lié ; mais j’aurais craint son indiscrétion au sujet de plusieurs papiers ; plusieurs vous concernent, comme je vous l’ai dit ; quelques autres ont rapport à de tristes évènement de ma vie. Ah ! croyez-moi, mademoiselle Rigolette, si vous me l’accordez, cette dernière preuve de votre ancienne affection sera ma seule consolation dans le grand malheur qui m’accable ; malgré moi j’espère que vous ne me refuserez pas. Je vous demande aussi la permission de vous écrire quelquefois… Il me serait si doux, si précieux, de pouvoir épancher dans un cœur bienveillant la tristesse qui m’accable !…
Hélas ! je suis seul au monde ; personne ne s’intéresse à moi… Cet isolement m’était déjà bien pénible, jugez maintenant !… Et je suis honnête pourtant… et j’ai la conscience de n’avoir jamais nui à personne, d’avoir toujours, même au péril de ma vie, témoigné de mon aversion pour ce qui était mal… ainsi que vous le verrez par les papiers que je vous prie de garder, et que vous pouvez lire… Mais quand je dirai cela, qui me croira ? M. Ferrand est respecté par tout le monde, sa réputation de probité est établie depuis longtemps, il a un juste grief à me reprocher… il m’écrasera. Je me résigne d’avance à mon sort. Enfin, mademoiselle Rigolette, si vous me croyez, vous n’aurez, je l’espère, aucun mépris pour moi… vous me plaindrez ; et vous penserez quelquefois à un ami sincère. Alors, si je vous fais bien… bien pitié, peut-être vous pousserez la générosité jusqu’à venir un jour… un dimanche (hélas ! que de souvenirs ce mot me rappelle !) jusqu’à venir un dimanche affronter le parloir de ma prison.
Mais non, non, vous revoir dans un pareil lieu… je n’oserais jamais… Pourtant, vous êtes si, bonne… que…
Je suis obligé d’interrompre cette lettre et de vous l’envoyer ainsi avec la clef et le petit mot pour le portier, que je vais écrire à la hâte. Le gardien vient m’avertir que vais être conduit devant le juge… Adieu, adieu, ma demoiselle Rigolette… ne me repoussez pas ; je n’ai d’espoir qu’en vous qu’en vous seule !…
FRANÇOIS GERMAIN.
P.S. Si vous me répondez, adressez votre lettre à la prison de la Force. »
On comprend maintenant la cause du premier chagrin de Rigolette.
Son excellent cœur s’était profondément ému d’une infortune dont elle n’avait eu jusqu’alors aucun soupçon. Elle croyait aveuglément à l’entière véracité du récit de Germain, ce fils infortuné du Maître d’école…
Assez peu rigoriste, elle trouvait même que son ancien voisin s’exagérait énormément sa faute. Pour sauver un malheureux père de famille, il avait pris une somme qu’il savait pouvoir rendre. Cette action, aux ; yeux de la grisette, n’était que généreuse.
Par une de ces contradictions naturelles aux femmes, et surtout aux femmes de sa classe, cette jeune fille qui jusqu’alors n’avait éprouvé pour Germain, comme pour ses autres voisins, qu’une joyeuse et cordiale amitié ressentit pour lui une ; vive préférence. Dès qu’elle le sut malheureux, injustement accuse, prisonnier, son souvenir effaça celui de ses anciens rivaux. Chez Rigolette ce n’était pas encore de l’amour, c’était une affection vive, sincère, remplie de commisération, de dévouement résolu : sentiment très nouveau pour elle en raison même de l’amertume qui s’y joignait.
Telle était la situation morale de Rigolette, lorsque Rodolphe entra dans sa chambre, après avoir discrètement frappé à la porte.
– Bonjour, ma voisine – dit Rodolphe à Rigolette ; – je ne vous dérange pas ?
– Non, mon, voisin ; je suis ait contraire très contente de vous voir, car ai beaucoup de chagrin !
En effet, je vous trouve pâle ; vous semblez avoir pleuré !
– Je crois bien que j’ai pleuré !… Il y a de quoi… Pauvre-Germain !… Tenez, lisez… – Et Rigolette remit à Rodolphe la lettre du prisonnier. – Si ce n’est pas à fendre le cœur ! Vous m’avez, dit que vous vous intéressiez à lui… voilà le moment de le montrer – ajouta-t-elle pendant que Rodolphe lisait attentivement. – Faut-il que ce vilain monsieur Ferrand soit acharné après tout le monde ! D’abord ç’a été contre Louise, maintenant c’est contre Germain. Oh ! je ne suis pas méchante… mais il arriverait quelque bon malheur à ce notaire ; que j’en serais contente !… Accuser un si honnête garçon de lui avoir volé 15 000 francs !… Germain… lui !… la probité en personne, et puis si rangé, si doux… si triste… va-t-il être à plaindre, mon Dieu !… au milieu de tous ces scélérats… dans sa prison !… Ah ! monsieur Rodolphe, d’aujourd’hui je commence à voir que tout n’est pas couleur de rose dans la vie…
– Et que comptez-vous faire, ma voisine ?
– Ce que je compte faire !… mais tout ce que Germain me demande, et cela le plus tôt possible… Je serais déjà partie sans cet ouvrage très pressé que je finis, et que je vais porter tout à l’heure rue Saint-Honoré, en me rendant à la chambre de Germain chercher les papiers dont il me parle, j’ai passé une partie de la nuit à travailler pour gagner quelques heures d’avance. Je vais avoir tant de choses à faire, en dehors de mon ouvrage, qu’il faut que je me mette en mesure… D’abord madame Morel voudrait que je puisse voir Louise dans sa prison… C’est peut-être très difficile, mais enfin je tâcherai… Malheureusement je ne sais pas seulement à qui m’adresser…
– J’avais songé à cela…
– Vous mon voisin ?
– Voici une permission.
– Quel bonheur ! Est-ce que vous ne pourriez pas m’en avoir une aussi pour la prison de ce malheureux Germain ?… ça lui ferait tant de plaisir !
– Je vous donnerai aussi les moyens de voir Germain.
– Oh ! merci, monsieur Rodolphe.
– Vous n’aurez donc pas peur d’aller dans sa prison ?
– Bien sûr, le cœur me battra très fort la première fois… Mais c’est égal. Est-ce que, quand Germain était heureux, je ne le trouvais pas toujours prêt à aller au-devant de toutes mes volontés, à me mener au spectacle ou promener, à me faire la lecture le soir ? Eh bien ! il est dans la peine, c’est à mon tour maintenant. Un pauvre petit rat comme moi ne peut pas grand-chose je le sais… mais enfin tout, ce que je pourrai, je le ferai… il peut y compter il verra si je suis bonne amie ! Tenez, monsieur Rodolphe, il y a une chose qui me désole… c’est sa défiance… Me croire capable de le mépriser !… Moi ! je vous demande un peu pourquoi ? Ce vieil avare de notaire l’accuse d’avoir volé… qu’est-ce que ça me fait ?… je sais bien que ça n’est pas vrai. La lettre de Germain ne m’aurait pas prouvé clair comme le jour qu’il est innocent, que je ne l’aurais pas cru coupable ; il n’y a qu’à le voir, qu’à le connaître, pour être sûr qu’il est incapable d’une vilaine, action : Il faut être aussi méchant que M. Ferrand pour soutenir des faussetés pareilles.