CHAPITRE II
Le premier chagrin de Rigolette
La chambre de Rigolette brillait toujours de la même propreté coquette ; la grosse montre d’argent, placée sur la cheminée dans un cartel de buis marquait quatre heures ; la rigueur du froid ayant cessé, l’économe ouvrière n’avait pas allumé son poêle.
À peine de la fenêtre apercevait-on un coin du ciel bleu à travers, la masse irrégulière de toits, de mansardes et de hautes cheminées, qui de l’autre côté de la rue formait l’horizon.
Tout à coup un rayon de soleil, pour ainsi dire égaré, glissant entre deux pignons élevés, vint pendant quelques instants empourprer d’une teinte resplendissante les carreaux de la chambre, de la jeune fille…
Rigolette travaillait assise à côté de la croisée ; le doux clair-obscur de son charmant profil se détachait alors sur la transparence lumineuse de la vitre comme un camée d’une blancheur rosée sur un front vermeil. De brillants reflets couraient sur sa noire chevelure, tordue derrière sa tête, et nuançaient d’une chaude couleur d’ambre l’ivoire de ses petites mains laborieuses, qui maniaient l’aiguille avec une incomparable agilité, tes longs plis de sa robe brune, sur laquelle tranchait la dentelure d’un tablier vert, cachaient à demi son fauteuil de paille ; ses deux jolis pieds, toujours parfaitement chaussés, s’appuyaient au rebord d’un tabouret placé devant elle.
Ainsi qu’un grand seigneur s’amuse quelquefois par caprice à cacher les murs d’une chaumière sous d’éblouissantes draperies, un moment le soleil couchant illumina cette chambrette de mille feux chatoyants, moira de reflets dorés les rideaux de perse grise et verte, fit étinceler le poli des meubles de noyer, miroiter le carrelage du sol comme du cuivré rouge, et entoura d’un grillage d’or la cage des oiseaux de la grisette.
Mais, hélas ! malgré la joyeuseté provocante de ce rayon, de soleil, les deux canaris mâle et femelle voletaient d’un air inquiet, et Contre leur habitude ne chantaient pas.
C’est que, contre son habitude, Rigolette ne chantait pas…
Tous trois ne gazouillaient guère les uns sans les autres. Presque toujours le chant frais, et matinal de celle-ci donnait réveil aux chansons de ceux-là, qui, plus paresseux, ne quittaient pas leur nid de si bonne heure. C’étaient alors des défis, des luttes de notes claires, sonores, perlées, argentines dans lesquelles les oiseaux ne remportaient pas toujours l’avantage.
Rigolette ne chantait plus… parce que pour la première fois de sa vie elle éprouvait un chagrin. Jusqu’alors, l’aspect de misère des Morel l’avait souvent affectée, mais de tels tableaux sont trop familiers aux classes pauvres pour leur, causer des ressentiments très durables.
Après avoir presque chaque jour secouru ces malheureux autant qu’elle le pouvait, sincèrement pleuré avec eux et sur eux, la jeune fille se sentait à la fois émue et satisfaite… émue de ces infortunes… satisfaite de s’y être montrée pitoyable.
Mais ce n’était pas la un chagrin.
Bientôt la gaîté naturelle du caractère de Rigolette reprenait son empire…
Et puis, sans égoïsme, mais, par un simple fait de comparaison, elle se trouvait si heureuse dans sa petite chambre en sortant de l’horrible réduit des Morel, que sa tristesse éphémère se dissipait bientôt.
Cette mobilité d’impression était si peu entachée de personnalité que, par un raisonnement d’une touchante délicatesse, la grisette regardait presque comme un devoir de faire la part des plus malheureux qu’elle, pour pouvoir jouir sans scrupule d’une, existence bien précaire sans-doute, et, entièrement acquise par son travail, mais qui, auprès de ; l’épouvantable détressé de la famille du lapidaire, lui paraissait presque luxueuse.
– Pour chanter sans remords, lorsqu’on a auprès de soi des gens si à plaindre – disait-elle naïvement – il faut leur avoir, été aussi charitable que possible. »
Avant d’apprendre au lecteur la pause du premier chagrin de Rigolette, nous désirons le rassurer et l’édifier complètement sur la vertu de cette jeune fille.
Nous regrettons d’employer le mot de vertu, mot grave, pompeux, solennel, qui entraîne presque toujours avec soi des idées de sacrifice, douloureux, de lutte pénible, contré les passions, d’austères méditations sur la fin des choses d’ici-bas.
Telle n’était pas la vertu de Rigolette.
Elle n’avait ni lutté ni médité.
Elle avait travaillé, ri et chanté.
Sa sagesse, ainsi qu’elle le disait simplement et sincèrement à Rodolphe, dépendait surtout, d’une question de temps… Elle n’avait pas le loisir d’être amoureuse… Avant tout, gaie, laborieuse, ordonnée, l’ordre, le travail, la gaîté l’avaient, à son insu, défendue, soutenue, sauvée.
On trouvera peut-être cette morale légère, facile et joyeuse ; mais qu’importe la cause, pourvu que l’effet subsiste !
Qu’importe la direction des racines de la, planté, pour vu que sa fleur s’épanouisse pure, brillante et parfumée…
À propos de notre utopie sur les encouragements, les secours, les récompenses que la société devrait accorder, aux artisans remarquables pour d’éminentes qualités sociales, nous, avons parlé de cet ESPIONNAGE DE LA VERTU, un des projets de l’Empereur. Supposons cette féconde pensée du grand homme réalisée…
Un de ces vrais philanthropes chargés par lui de rechercher le bien a, découvert Rigolette.
Abandonnée, sans conseils, sans appui, exposée à tous les dangers de la pauvreté, à toutes les séductions dont la jeunesse et la beauté sont entourées, cette charmante fille est restée pure ; sa vie honnête, laborieuse, pourrait, servir d’enseignement et d’exemple. Cette enfant ne méritera-t-elle pas, non une récompense, nom un secours, mais quelques touchantes paroles d’approbation, d’encouragement, qui lui donneront la conscience de sa valeur, qui la rehausseront à ses propres yeux, qui l’obligeront même pour l’avenir ?
Au moins elle saura qu’on la suit d’un regard plein de sollicitude et de protection dans la voie difficile où elle marche avec tant de courage et de sérénité… Elle saura que si un jour le manque d’ouvrage ou la maladie menaçait de rompre l’équilibre de cette vie pauvre et occupée qui repose tout entière sur le travail et sur la santé, un léger secours dû à ses mérites passés lui viendrait en aide.
L’on se récriera sans doute sur l’impossibilité de cette surveillance tutélaire dont seraient entourées les personnes particulièrement dignes d’intérêt par leurs excellents antécédents.
Il nous semble que la société a déjà résolu ce problème.
N’a-t-elle pas imaginé la surveillance de la haute police à vie ou à temps, dans le but d’ailleurs fort utile de contrôler incessamment la conduite des personnes dangereuses signalées par leurs détestables antécédents ?
Pourquoi la société n’exercerait-elle pas aussi une SURVEILLANCE DE HAUTE CHARITÉ MORALE ?
Mais descendons de la sphère des utopies, et revenons à la cause du premier chagrin de Rigolette.
Sauf Germain, candide et grave jeune homme, les voisins de la grisette avaient pris tout d’abord son originale familiarité, ses offres de bon voisinage, pour des agaceries très significatives : mais ces messieurs avaient été obligés de reconnaître, avec autant de surprise que de dépit, qu’ils trouveraient dans Rigolette un aimable et gai Compagnon pour leurs récréations dominicales, une voisine serviable et bonne enfant, mais pas une maîtresse.
Leur surprise et leur dépit, très vifs d’abord, cédèrent peu a peu devant la franche et charmante humeur de la grisette ; et puis, ainsi qu’elle l’avait judicieusement dit à Rodolphe, ses voisins étaient fiers le dimanche d’avoir au bras une jolie fille qui leur faisait honneur de plus d’une manière (Rigolette se souciait peu des apparences), et qui ne leur, coûtait que le partage de modestes plaisirs dont sa présence et sa gentillesse doublaient le prix.
D’ailleurs la chère fille se contentait si facilement !… dans les jours de pénurie, elle dînait si bien et si gaîment avec un beau morceau de galette chaude, où elle mordait de toutes les forces de ses petites dents blanches ; après quoi elle s’amusait tant d’une promenade sur les boulevards ou dans les passages !
Si nos lecteurs ressentent quelque peu de sympathie pour Rigolette, ils conviendront qu’il aurait fallu être bien s*t ou bien barbare pour refuser, une fois par semaine, ces modestes distractions à une si gracieuse créature, qui, du reste, n’ayant pas le droit d’être jalouse, n’empêchait jamais ses sigisbées de se consoler de ses rigueurs auprès de belles moins cruelles.
François Germain seul ne fonda aucune folle espérance sur la familiarité de la jeune, fille ; fut-ce instinct du cœur ou délicatesse d’esprit, il devina dès le premier jour tout ce qu’il pouvait y avoir de ravissant dans la camaraderie singulière que lui offrait Rigolette.
Ce qui devait fatalement arriver arriva, Germain devint passionnément amoureux de sa voisine, sans oser lui dire un mot de cet amour.
Loin d’imiter ses prédécesseurs, qui, bien convaincus de la vanité de leurs poursuites, s’étaient consolés par d’autres amours, sans pour cela vivre en moins bonne intelligence avec leur voisine, Germain avait délicieusement joui de son intimité avec la jeune fille, passant auprès d’elle non seulement le dimanche, mais toutes les soirées où il n’était pas occupé. Durant ces longues heures, Rigolette s’était montrée, comme toujours, rieuse et folle ; Germain, tendre, attentif, sérieux, souvent même un peu triste.
Cette tristesse était son seul inconvénient ; car ses manières, naturellement distinguées, ne pouvaient se comparer aux ridicules prétentions de M. Giraudeau, le commis-voyageur, ou aux turbulentes excentricités de Cabrion ; mais M. Giraudeau par son intarissable loquacité, et le peintre par son hilarité non moins intarissable, remportaient sur Germain, dont la douce gravité, imposait un peu à sa voisine.
Rigolette n’avait donc eu jusqu’alors de préférence marquée pour aucun de ses trois amoureux… Mais comme elle ne manquait pas de jugement, elle trouvait que Germain réunissait seul toutes les qualités nécessaires pour rendre heureuse une femme raisonnable.
Ces antécédents posés, nous dirons pourquoi Rigolette était chagrine, et pourquoi ni elle ni ses oiseaux ne chantaient pas. Sa ronde et fraîche figure avait un peu pâli ; ses grands yeux noirs, ordinairement gais et brillants, étaient légèrement battus et voiles, ses traits révélaient une fatigue inaccoutumée. Elle avait employé à travailler une grande partie de la nuit. De temps à autre, elle regardait tristement une lettre placée tout ouverte sur une table auprès d’elle ; cette lettre venait de lui être adressée par Germain et contenait ce qui suit :
« Prison de la Conciergerie.
Mademoiselle,
Le lieu d’où, je vous écris vous dira l’étendue de mon malheur. Je suis incarcéré comme voleur… Je suis coupable aux yeux de tout le monde, et j’ose pourtant vous écrire !
C’est qu’il me serait affreux de croire que vous me regardez aussi ; comme un être criminel et dégradé. Je vous en supplie, ne me condamnez pas avant d’avoir lu cette lettre… Si vous me repoussiez… ce dernier coup m’accablerait tout à fait !
Voici ce qui s’est passé :
Depuis quelque temps, je n’habitais plus rue du Temple ; mais je savais par la pauvre Louise que la famille Morel, à laquelle vous et moi nous nous intéressions tant, était de plus en plus misérable. Hélas ! ma pitié pour ces pauvres gens m’a perdu ! Je ne m’en repens pas, mais mon sort est bien cruel !…
Hier, j’étais resté assez tard chez M. Ferrand, occupé d’écritures, pressées. Dans la chambre où je travaillais, se trouvait un bureau ; mon patron y serrait chaque jour la besogne que j’avais faite. Ce soir-la il paraissait inquiet, agité ; il me dit : – Ne vous en allez pas que ces comptes ne soient ; terminés ; vous les déposerez dans le bureau dont je vous laisse la clef. – Et il sortit.
Mon ouvragé fini, j’ouvris le tiroir pour l’y serrer ; machinalement mes yeux s’arrêtèrent sur une lettre déployée où je lus le nom de Jérôme Morel, le lapidaire.
Je l’avoue, voyant qu’il s’agissait de cet infortuné, j’eus l’indiscrétion de lire cette lettre ; j’appris ainsi que l’artisan devait être le lendemain arrêté pour une lettre de change de 1 800 francs, à la poursuite de M. Ferrand, qui, sous un nom supposé ; le faisait emprisonner.
Cet avis était de l’agent d’affaires de mon patron. Je connaissais assez la situation de la famille Morel pour savoir quel horrible coup lui porterait l’incarcération de son seul soutien… Je fus aussi désolé qu’indigné. Malheureusement je vis dans le même tiroir une boîte ouverte, renfermant de l’or ; elle contenait 2 000 francs… À ce moment, j’entendis Louise monter l’escalier ; sans réfléchir à la gravité de mon action, profitant de l’occasion que le hasard m’offrait, je pris 1 300 francs. J’attendis Louise au passage, je lui mis l’argent dans la main, et lui dis : « On doit arrêter votre père demain au point du jour pour 1 300 francs : les voici, sauvez-le ; mais ne dites pas que c’est de moi que vous tenez cet argent… M. Ferrand est un méchant homme… »
Vous le voyez, mademoiselle, mon intention était benne, mais ma conduite coupable ; je ne vous cache rien… Maintenant voici mon excuse.
Depuis longtemps, à force d’économies, j’avais réalisé et placé chez un banquier une petite somme de 1 500 francs. Il y a huit jours, il me prévint que le terme de son obligation envers moi étant arrivé, il tenait mes fonds à ma disposition dans le cas où je ne les lui laisserais pas.
Je possédais donc plus que je ne prenais au notaire : je pouvais le lendemain toucher mes 1 500 francs. Mais le caissier du banquier n’arrivait pas chez son patron avant midi, et c’est au point du jour qu’on devait arrêter Morel… il me fallait donc mettre celui-ci en mesure de payer de très bonne heure sinon, lors même que je serais allé dans la journée le tirer de prison, il n’en eût pas moins été arrêté et emmené aux yeux de sa femme, que ce dernier coup pouvait achever. De plus, les frais considérables de l’arrestation auraient été à la charge du lapidaire. Vous comprenez, n’est-ce pas, que tous ces malheurs n’arrivaient pas si je prenais les 1 300 francs, que je croyais pouvoir remettre le lendemain matin dans le bureau, avant que M. Ferrand se fut aperçu de quelque chose. Malheureusement je me suis trompé !