Quelle maison ! Celle de Combenègre était bien nue, bien noire, bien triste, mais c’était une maison bourgeoise en comparaison de celle-ci. Lorsque la porte fut poussée, qui ne tenait plus que par un gond, elle se montra dans tout son délabrement. Aux murs, par endroits, une crevasse laissait voir le jour extérieur, ou donnait passage à une plante qui perçait de dehors. Le foyer était grossièrement construit à la façon de ceux des cabanes qu’on fait dans les terres. Point de grenier ; en haut dans un coin, sur les solives, des planches brutes, mises là pour sécher et oubliées, faisaient une espèce de plancher mal joint, juste à peu près pour abriter un lit. Partout ailleurs on voyait la tuilée, et, dans le coin découvert, le ciel. Par ce trou, les pluies d’hiver avaient fait un petit bourbier dans la terre battue.
Ayant contemplé ça sans rien dire, ma mère ressortit pour aider l’homme à décharger le mobilier. Pour le faire plus aisément, lui se coula entre les bœufs et souleva le timon, tandis qu’elle ôtait la cheville de fer qui passait dans les rondelles, et appelait les bœufs. L’homme alors posa doucement le timon à terre et, sur ce timon ainsi incliné, aidé de ma mère, il fit glisser tout bellement le châlit, le cabinet et le reste. Moi, pendant ce temps, je portai la brassée de foin devant les bœufs. Lorsque tout fut placé dans la maison, ma mère tira d’un panier le chanteau plié dans une touaille, puis le posa sur la table avec la salière et un oignon qu’elle prit dans la tirette. Après ça, elle voulut remplir de piquette le pichet, mais le peu qui restait dans la barrique, à force d’avoir été secoué, était comme de la boue : elle sortit donc pour aller chercher de l’eau. Dans ce temps l’homme de la Mïon fit une frotte, et, assis sur le banc, mangeait lentement, coupant le pain à taillons et croquant l’oignon trempé dans le sel, à petites tranches.
Ayant achevé, il ferma son couteau, but la moitié d’un gobelet d’eau et se leva. Ma mère lui aida à atteler les bœufs ; il prit son aiguillon, répondit aux remerciements que ça n’était rien, nous donna le bonsoir, et, reprenant son chemin, traversa lentement la clairière et disparut dans les bois.
Lorsque nous fûmes seuls, ma mère me prit et m’embrassa longuement, me serrant par reprises contre sa poitrine. Ce moment de peine un peu passé, elle se mit à faire le lit et finit d’arranger du mieux possible notre pauvre mobilier. Cela fait, nous allâmes chercher du bois. Aux alentours il n’en manquait pas, et nous en eûmes bientôt assemblé un bon tas. Sous les hangars, il y avait des débris de charpente qui nous servirent bien aussi. Mais ça n’était pas une affaire commode que de faire du feu. En ce temps-là, les allumettes chimiques étaient inconnues, du moins dans nos pays, et nous conservions le feu sous la cendre, ordinairement. Quelquefois, lorsqu’il se trouvait éteint, il fallait en aller quérir dans un vieux sabot, chez les voisins qui en donnaient de bonne grâce, à charge de revanche. Il n’y avait que les aubergistes, dans les bourgades, qui le refusaient les jours de fête ou de foire, parce que ça portait malheur. Quelquefois il fallait courir assez loin, comme nous autres qui allions chez la Mïon de Puymaigre ; mais ici nous ne connaissions ni le pays, ni les voisins. Heureusement, il y avait dans le tiroir du cabinet des pierres à fusil que mon père ramassait lorsqu’il en trouvait et taillait pour s’en servir au besoin. Ma mère en prit une, et à force de battre contre avec la lame de son couteau fermé, elle finit par mettre le feu à un morceau de vieille chiffe bien écharpillée. Cette pincée mise dans une poignée de mousse sèche, ramassée sur le bois mort, lui communiqua le feu, et bientôt, avec des feuilles mortes, des herbes et des brindilles, en soufflant ferme, la flamme brilla dans l’âtre.
Le feu ainsi allumé, il fallut aller à l’eau. En cherchant bien dans les environs, nous trouvâmes l’ancienne fontaine dont se servaient les tuiliers. Pour dire le vrai, c’était une mauvaise fontaine suintant un peu l’hiver, et, l’été, gardant seulement l’eau des pluies. Elle ne différait guère du trou où ma mère avait pris l’eau pour faire boire l’homme à la Mïon, étant pour lors demi-comblée et pleine de joncs qui sortaient de l’eau blanchâtre. Impossible d’y puiser de l’eau avec la seille : il nous fallut la remplir avec le pichet. Revenus à la cahute, ma mère garnit l’oule de pommes de terre, et la mit sur le feu pour notre souper.
Le soir, après avoir mangé deux ou trois pommes de terre à l’étouffée avec un peu de sel, lorsqu’il fut question de nous coucher, ma mère vit qu’il n’y avait jamais eu de serrure ou de verrou à la porte. On la fermait de dedans à l’ancienne manière avec une barre qui, entrant dans deux trous de chaque côté du mur, maintenait le battant. Voyant ça, ma mère tailla avec la serpe un bout de bois de longueur, l’ajusta bien, et ainsi ferma solidement, après quoi nous allâmes au lit.
Je crois bien qu’elle ne dormit guère de la nuit, bourrelée par l’idée de mon pauvre père, prisonnier à Périgueux, que la guillotine ou les galères attendaient. Pour moi, qui ne voyais pas toutes les conséquences de ce qu’il avait fait, après avoir un peu regardé les étoiles qu’on apercevait du lit, par le trou de la toiture, je m’endormis lourdement.
Outre ses chagrins par rapport à mon père, ma mère se tourmentait aussi en pensant à moi et à ce que nous allions devenir. Les riches, lorsqu’ils ont des peines, peuvent y songer à leur aise et se donner tout entiers à leur douleur ; mais les pauvres ne le peuvent point. Il leur faut avant tout affaner pour vivre, et gagner le pain des petits enfants. Au malheur qui les frappe vient s’ajouter celui de la pauvreté qui ne leur laisse pas même le loisir de pleurer ; aussi, nous autres paysans sommes-nous, pour l’ordinaire, sobres de larmes. On ne nous voit guère rire bien fort non plus, n’ayant pas souvent sujet de le faire ; nous rions comme saint Médard, du bout des lèvres, nous souvenant du proverbe : « Trop rire fait pleurer. »
Dès le lendemain, ma mère s’inquiéta de trouver du travail. Après avoir mangé un peu, nous partîmes pour le Jarripigier, où l’homme de la Mïon lui avait dit que peut-être elle trouverait des journées chez un nommé Maly, qui avait des terres à faire valoir et employait souvent des journaliers. Après avoir marché longtemps, nous voici chez ce Maly, qui n’était pas là. Mais sa femme nous dit qu’il n’avait besoin de personne pour le moment, et il fallut donc nous en retourner. En passant par les villages sur la lisière de la forêt, ma mère demandait aux gens où elle pourrait avoir du travail. Aux Lucaux, un vieux qui se chauffait au soleil, le long d’un mur, nous dit qu’à Puypautier, chez un riche paysan appelé Géral, elle pourrait trouver quelques journées pour travailler aux vignes ou sarcler les blés. Arrivés dans le village, un drôle nous fit voir une grande vieille maison où justement Géral était en ce moment. Lorsque sur sa demande, ma mère lui eût dit qu’elle était la femme de Martissou, de Combenègre, la servante qui était là fit : « Oh ! Sainte Vierge ! » en nous regardant d’un air pas trop engageant. Mais Géral, l’ayant fait taire, dit à ma mère qu’il lui donnerait huit sous par jour, et qu’elle pourrait venir dès le lendemain.
Lors elle le remercia, et lui répondit que, ne pouvant m’abandonner seul à la tuilière au milieu des bois, elle le priait, si ça ne le dérangeait pas, de me laisser venir, et qu’il la payerait moins, en ce que je serais nourri aussi.
– Eh bien, amène ton drôle, dit le vieux Géral, qui n’avait pas l’air d’un mauvais homme ; et, au lieu de huit sous, je t’en donnerai cinq.
Le lendemain donc, nous fûmes de bonne heure à Puypautier, et, tandis que ma mère ramassait les sarments dans les vignes avec une autre femme, moi je m’amusais par là, avec la drôle de la servante à Géral, qui gardait la chèvre et les oies et s’appelait Lina.
À neuf heures, la mère de Lina nous appela tous pour déjeuner. Il y avait sur la table un grand plat vert où fumait une bonne soupe avec des pommes de terre et des haricots dessus en quantité. Il y avait longtemps que je n’en avais mangé d’aussi bonne, et, sans doute, les autres la trouvaient à leur goût aussi, car Géral, son domestique, l’autre femme et la servante, tout le monde y revint, moins ma mère que le chagrin empêchait de manger beaucoup. Cette servante coupait le farci, comme on dit, chez Géral qui était un vieux garçon ; et, quoique je sache bien qu’elle seule fit renvoyer ma mère, on ne peut lui ôter ceci, que sa soupe était bonne : c’est bien vrai que, dans la maison, il y avait tout ce qu’il fallait pour ça.
Tout en déjeunant, Géral encourageait ma mère et lui disait que, Laborie étant connu de tout le monde comme un mauvais homme, ou, pour mieux dire, un coquin, mon père serait peut-être acquitté. Mais elle secouait la tête tristement.
– Voyez-vous, Géral, il y a des gens trop riches contre nous et qui ont le bras long : les messieurs de Nansac feront tout ce qu’ils pourront pour le faire condamner.
– C’est bien ça, firent les autres.
– En tout cas, ma pauvre, reprit Géral, il te faut manger pour te soutenir ; autrement, tu te rendrais malade, et alors que deviendrait ton drôle ?…
– Vous avez bien raison, répondait ma mère en s’efforçant de manger à contrecœur.
Ce que c’est que les enfants ! j’aimais bien mon père, pour sûr, mais à l’âge que j’avais on se laisse distraire aisément. Tout le long du jour, j’étais avec Lina, par les chemins bordés de haies épaisses de ronces, de sureaux et de buissons noirs, contre lesquelles la chèvre se dressait parfois pour brouter. Tandis que les oies paissaient l’herbe courte sur les bords du chemin, je les regardais faire curieusement. Lorsqu’elles étaient saoules, elles se mettaient sur le ventre, et, de temps en temps, piaulaient entre elles, comme si elles se fussent dit leurs idées. De vrai, lorsqu’on voit ces bêtes, et tant d’autres d’ailleurs, avoir un cri particulier, un son de voix différent, une manière tout autre de jaser, dans des occasions diverses, on ne peut pas s’empêcher de croire qu’elles se comprennent. Ainsi, lorsque le gros jars de Lina, tranquille, les pattes repliées sous lui, la tête haute, l’œil brillant, faisait tout doucement à ses oies reposant autour de lui : « Piau, piau, piau », il me semblait qu’il leur disait : il fait bon ici, le jabot plein. Et, lorsqu’une oie répondait sur le même ton : « Piau, piau, piau », je me pensais qu’elle devait dire : « Oui, il fait bon ici ». Puis, quand venait dans le chemin un chien étranger, ou quelqu’un qui n’était pas du village, le mâle le signalait de loin par un cri perçant comme un appel de clairon, en se dressant sur ses pattes, imité aussitôt par toutes les oies qui répétaient son cri, comme pour dire : « Nous avons compris ! ». Et alors, il leur disait quelque chose comme « Il faut se retirer » ; à quoi elles répondaient brièvement : « Oui », et se mettaient en marche vers la basse-cour, lui à l’arrière-garde, l’œil et l’ouïe attentifs, sérieux comme un âne qui boit dans un seau, avec la plume qui le bridait en lui traversant les nasières.
Je disais ça quelquefois à Lina, mais elle se moquait de moi en riant, et disait que j’étais aussi innocent que les oies, de croire des choses comme ça ; mais ça n’était pas de méchanceté et ne m’empêchait point de l’affectionner beaucoup et de l’embrasser souvent.
Une douzaine de jours se passèrent ainsi à m’amuser avec Lina, lorsqu’un soir, après souper, Géral donna à ma mère les sous de ses journées, et lui dit qu’il n’avait plus besoin d’elle pour le moment. Il était un peu honteux en disant ça, comme quelqu’un qui ment ; et, en effet, il y avait encore du travail assez. Mais, à ce que nous dit l’autre femme qui travaillait avec ma mère, la servante lui faisait tant de train à cause d’elle que, pour avoir la paix, il la renvoya. Ayant reçu deux pièces de trente sous, ma mère les noua dans le coin de son mouchoir, remercia Géral, et puis nous nous en fûmes tristement, elle inquiète de l’avenir, moi désolé de quitter Lina.