II
Ce qui doit arriver arrive. En apprenant l’arrestation de son homme, ma mère eut un profond soupir, comme si elle se mourait :
– Ô mon pauvre Martissou !
Moi, je me mis à pleurer, et, tout le jour, nous restâmes tous deux bien tristes et dolents. Elle était assise sur un petit banc, les mains jointes sur ses genoux, regardant fixement devant elle sans rien dire. Par moments, une pensée plus grièvement pénible lui faisait échapper une plainte :
– Mon pauvre homme, que vas-tu devenir ?
Le soir, comme elle n’avait pas songé à faire de soupe, la pauvre femme me coupa un morceau de pain que je mangeai lentement, après quoi nous fûmes nous coucher.
Nous n’étions pas au bout de nos peines. Le lendemain, le maître valet du château vint dire à ma mère qu’à cette heure elle ne pouvait plus faire marcher la métairie toute seule, et, que par ainsi il fallait nous en aller de suite, pour laisser la maison à celui qui nous remplaçait, à cause du travail en retard depuis deux mois tantôt.
Quoi faire ? où aller ? nous ne savions. En cherchant bien dans sa tête, ma mère vint à penser à un homme de Saint-Geyrac qui avait dans la forêt une tuilière, ou tuilerie, abandonnée depuis longtemps, où peut-être nous pourrions nous mettre, s’il le voulait. Le lendemain matin, de bonne heure, ma mère fit tomber du foin du fenil, en donna aux bœufs, et en laissa un tas pour le leur mettre dans la crèche à midi. Puis, ayant jeté un peu de regain aux brebis, elle rentra à la maison, me coupa un morceau de pain pour ma journée, et m’ayant embrassé, s’en alla vers l’homme de la tuilière en me recommandant bien de ne pas m’écarter.
Il n’y avait pas de danger à ça : où aurais-je été ?
Bientôt je sortis de la maison et je m’assis, sur une pierre devant la porte. Je restai là de longues heures, pensant à mon pauvre père, maintenant fermé dans une prison, et, de temps en temps, le pleurer me prenait. Quelle triste journée je passai là, ayant en face de moi les coteaux pelés des Grillières, où pas un arbre n’apparaissait, et, tout autour des bâtiments, les terres de la métairie environnées de grandes landes grises, au-delà desquelles, du côté du nord et du couchant, étaient les bois profonds. Par moments, fatigué d’être assis et de contempler cet horizon brumeux et désolé comme l’avenir que j’entrevoyais confusément dans mes idées d’enfant, je me levais et je faisais le tour de la maison, ou bien j’allais voir les bœufs, qui ruminaient tranquillement sur leur paillade et se dressaient en me voyant entrer. Je leur donnais quelques fourchées de foin, et je m’en retournais, épiant au loin sur les chemins si ma mère revenait. Dans leur étable, les brebis bêlaient, ayant faim, et, de temps à autre, je leur jetais une petite brassée de regain pour leur faire prendre patience.
Et je me rasseyais, regardant fixement la place où était tombé Laborie, qu’il me semblait voir encore, avec sa bouche ouverte, ses yeux épouvantés et la plaie sanglante de sa poitrine.
Sur les cinq heures, nos quatre poules revinrent des terres où elles avaient été picorer, et, après s’être un peu épouillées, se décidèrent à monter une à une la petite échelle de leur poulailler. Le jour baissait, et je commençais à m’inquiéter de ne pas voir arriver ma mère, lorsque pourtant mon oreille, habituée par la vie de plein air à ouïr de loin, reconnut son pas précipité venant du côté du couchant. Enfin elle arriva, harassée de fatigue, essoufflée, car elle s’était hâtée beaucoup, à cause de moi. Je courus à sa rencontre, et elle m’embrassa bien fort, comme si elle avait cru m’avoir perdu ; puis nous entrâmes tous deux dans la maison noire.
En fouillant sous les cendres du foyer, ma mère trouva une braise, et finit par allumer le chalel à force de souffler. Puis, ayant fait du feu, elle pela un oignon, le coupa en petits morceaux, et mit la poêle sur le feu, avec un peu de graisse, la moitié d’une pleine cuiller : c’était tout ce qui restait à la maison. L’oignon étant frit, elle remplit la poêle d’eau, tailla le pain dans la soupière, et, lorsque l’eau eut pris le bout, elle la versa dessus. Ordinairement, chez les pauvres gens de nos pays, on mettait une pincée de poivre sur la soupe pour lui donner un peu de goût, mais nous n’en avions plus. Dire que ce méchant bouillon sur de mauvais pain noir faisait quelque chose de bon, ça ne se peut ; mais c’était chaud, et ça valait encore mieux que du pain tout sec ou une pomme de terre froide : ayant mangé notre soupe, nous nous mîmes au lit.
L’homme de Saint-Geyrac avait dit à ma mère qu’elle pouvait aller demeurer à la tuilière, qu’il ne lui demandait rien, mais que la maison était en mauvais état. Avant de partir, il nous fallut prendre un homme pour faire l’estimation du cheptel avec le nouveau régisseur de l’Herm. L’estimation faite, ma mère comptait qu’il nous devait revenir dans les dix écus ; mais lorsqu’elle fut pour régler, il se trouva que c’était le contraire, que nous autres redevions une quarantaine de francs, comme le lui dit l’autre. Laborie nous avait marqué un demi-sac de blé dont ma mère n’avait aucune connaissance ; il n’avait pas porté en compte tout le prix d’un cochon que nous avions vendu à Thenon, et, de plus, il avait omis d’inscrire l’argent de trois brebis que mon père lui avait remis. Il nous fallut donc quitter Combenègre soi-disant dans les dettes des messieurs.
Ce fut un rude coup pour ma pauvre mère. Nous n’avions qu’une trentaine de sous à la maison, un chanteau de six ou sept livres, quelque peu de pommes de terre et un fond de sac de farine de blé d’Espagne qui pesait bien dans les quinze livres : il n’y avait pas pour aller loin avec ça.
L’homme de la Mïon vint le lendemain avec sa charrette pour emporter nos affaires. Tout ça n’était pas lourd pour les bœufs : notre mauvais lit, le méchant cabinet, la table, les bancs, la maie, la barrique à piquette, une marmite, une oule, une tourtière, la poêle, un seau de bois et d’autres petites choses, comme la lanterne et la salière de bois. Tout ce misérable mobilier ne valait pas les quarante francs que nous étions censés redevoir aux messieurs de Nansac, par la canaillerie de ce Laborie qui nous faisait du mal jusqu’après sa mort.
La charrette prit d’abord le mauvais chemin qui allait vers le Lac-Viel, chemin pierreux où le chargement était fort secoué. L’homme de la Mïon avait apporté du foin pour faire manger ses bœufs, et ma mère m’avait assis dessus, derrière la charrette qu’elle suivait. Tandis que nous passions aux Bessèdes, deux femmes tenant leurs petits drôles par la main, et un vieux assis sur une souche, nous regardaient passer. Dans les yeux de ceux d’âge, on sentait la compassion de nous voir nous en aller comme ça, seuls désormais, sans le père.
Tous ces pays maintenant sont pleins de chemins et de routes. On en a fait une de Thenon à Rouffignac, qui longe la forêt et la traverse sur la moitié de sa longueur ; une autre qui la coupe en biais venant de Fossemagne et allant s’embrancher sur celle de Thenon près de la Cabane, et encore une troisième, plus vers le couchant, qui vient du côté de Milhac-d’Auberoche et joint aussi la route de Thenon à Rouffignac, entre Balou et Meyrignac : on peut donc passer la forêt facilement. Mais, en ce temps dont je parle, elle était bien plus grande qu’aujourd’hui, car depuis quatre-vingts ans on a beaucoup défriché, et il n’y avait lors de marqués que deux mauvais grands chemins longeant les lisières, que l’eau ravinait l’hiver et noyait dans les fonds, ou des sentiers sous bois fréquentés par les charbonniers et les braconniers. Peu après avoir dépassé les Bessèdes, l’homme de la Mïon quitta le chemin que nous suivions pour en prendre un autre. Pour dire la vérité, ça n’était pas un vrai chemin, mais un de ces passages tracés dans les bois par les roues des charrettes qui enlèvent les brasses dans les coupes. L’hiver, lorsque des endroits devenaient trop mauvais, on prenait à droite ou à gauche, et ainsi se traçaient de nouveaux passages dans toutes les directions, pistes douteuses qui s’entrecroisaient dans les landes et les bois. Dans les creux nous trouvions des fois des flaques d’eau jaunâtre qu’il fallait éviter, et, tantôt après, des ornières profondes d’un côté, et des bosses de l’autre qui faisaient pencher fortement la charrette, et causaient des ressauts violents lorsque le chemin redevenait brusquement plainier.
Nous marchions lentement, comme on peut aller avec des bœufs dans des chemins pareils. Le temps était gris et brumeux ; il semblait que nous nous enfoncions dans le brouillard. L’homme de la Mïon s’en allait devant, appelant ses bœufs, les encourageant de la voix, et parfois les piquant de l’aiguillon. On voyait qu’il connaissait bien la forêt : rarement il hésitait pour prendre une sente qui coupait à droite celle que nous suivions, ou une autre qui, bifurquant d’abord insensiblement, finissait par s’en écarter tout à fait. Pourtant, dans des endroits où s’entrecroisaient de ces pistes effacées, il s’arrêtait quelquefois un instant, regardait autour de lui, s’orientait, et prenait sans se tromper la bonne direction. Cependant il nous dit qu’il n’avait pas été à la tuilière depuis une dizaine d’années de ça. Mais nous autres paysans, habitués à voyager de jour et de nuit dans des pays sans chemins, nous nous reconnaissons bien partout où nous avons passé une fois.
Il y en a d’aucuns peut-être qui seraient curieux de savoir pourquoi je dis toujours : « l’homme de la Mïon ». Voici : c’est que je ne l’ai jamais ouï nommer autrement chez nous. Je crois bien que sa femme l’appelait Pierre, mais, comme c’était elle qui portait culottes, tout le monde disait « l’homme de la Mïon ».
Sur les deux heures, après avoir traversé un taillis, la charrette déboucha dans une grande clairière entourée de bois. Au milieu, était la tuilière ou ce qui en restait. De loin, c’étaient des toitures à moitié écrasées, noircies par le temps, mais, de près, c’était un amas de ruines. Les hangars effondrés montraient encore quelques piliers de bois à demi pourris, supportant une partie de charpente où se voyaient quelques restes de la couverture de tuiles, à côté d’autres parties où les lattes brisées l’avaient laissé s’affaisser. Le four où l’on cuisait la brique et la tuile s’était écroulé, et, sur ses ruines, des érables poussaient des jets robustes. La maison n’était pas tout à fait en aussi mauvais état, mais de guère ne s’en fallait. Elle était bâtie en bois, en briques et en torchis ; le tout maçonné avec de la terre grasse. Par l’effet du temps et des hivers, les murs s’étaient effrités, écaillés, déjetés comme ces pauvres vieux qu’on rencontre devers chez nous, courbés, tordus par la misère, le travail et les ans.
Des graines apportées par le vent avaient germé çà et là, dans les trous et les fentes des murs : pourpiers sauvages, artichauts de murailles, scolopendres et perce-murs. La tuilée couverte de mousse sur laquelle pointait une herbe fine comme des aiguilles, avec quelques touffes de joubarbe çà et là, tenait encore, excepté à un bout où elle s’était écrasée. À travers ce trou grand comme un drap de lit, on voyait, soutenus par une panne, des chevrons sur lesquels étaient encore cloués des morceaux de lattes. Autour de la maison et de la tuilière, tout était plein de débris de tuiles, de briques et de décombres entassés sur lesquels poussaient, gourmandes, ces plantes rustiques qui foisonnent dans les lieux abandonnés et sur le bord des vieux chemins où l’on ne passe plus. Là se serraient, drues et vivaces, des menthes à l’âcre odeur, des carottes sauvages, des choux-d’âne, des morelles, des mauves, des chardons à tête ronde que nous appelons des peignes, et vingt espèces encore. Plus au loin dans la clairière, les fouilles pour l’extraction des terres avaient laissé des trous où l’eau verdâtre croupissait, et des amoncellements pareils à de grandes tombes sur lesquels çà et là de maigres ajoncs avaient poussé, rares dans la mauvaise terre. Tout cet ensemble avait un aspect de ruine et de désolation qui serrait le cœur. On eût dit un vieux champ de bataille abandonné après l’enfouissement précipité des morts.
En embrassant d’un regard toutes ces tristes choses, ma mère eut un petit frisson, un triboulement comme nous disons, et ses yeux se reportèrent sur moi. Mais, comme c’était une femme de grand cœur, elle entra fermement dans la maison où je la suivis, tandis que l’homme de la Mïon défaisait la corde du chargement.