II
Je tâchai de paraître calme le lendemain ; je fis comme si je n’avais rien entendu ; mais je devins rêveur et bizarre, tantôt sombre, tantôt fou de gaîté. Je n’avais plus ni appétit ni sommeil ; j’étais amoureux, amoureux fou d’un fantôme, d’un être que je ne devais peut-être jamais voir, car combien de choses pouvaient se passer avant que mon père revînt à ce projet, et que ma mère ne le combattît plus !
J’eus l’idée de leur en parler, mais il eût fallu avouer que je savais tout le reste, et d’ailleurs mon amour me frappait d’une timidité invincible. C’était comme une confusion poignante au milieu d’une ivresse délicieuse.
Je rentrai au collège, espérant que l’étude me délivrerait de ce tourment ou me ferait prendre patience jusqu’à l’année suivante. Il n’en fut rien. Je travaillai fort mal cet hiver-là. Ma mère le sut et m’en fit des reproches plus sévères que je ne la croyais capable d’en faire. Mon père vint aux fêtes de Pâques : j’avais espéré qu’il serait plus indulgent ; il fut plus sévère encore et me déclara que, si je n’avais point de prix, je n’irais pas à la montagne. Je fus si effrayé de cette menace, que je rattrapai le temps perdu, et que j’obtins les distinctions accoutumées.
Dès que nous fûmes à la montagne, j’essayai par tous les moyens de savoir si mon père songeait encore à mes fiançailles. J’avais dix-sept ans ; n’étais-je point en âge ? – Mais le projet semblait oublié. Un jour, il fut question de mariage à propos de ma sœur, qui continuait à dire en toute occasion qu’elle voulait se faire religieuse ou tout au moins dame institutrice. Je saisis cette occasion aux cheveux pour dire bien haut et d’un ton très décidé qu’elle avait tort et que, tout au contraire d’elle, je souhaitais vivement me marier jeune. En ce moment, je surpris un regard de mon père à ma mère, comme s’il lui eût dit : « Tu vois bien que mon idée était bonne, » mais elle ne répondit qu’à moi.
– Tu es dans le faux aussi bien que Jeanne, dit-elle. Il faut se marier certainement, mais savoir ce que l’on fait. Vous êtes deux enfants ; elle est trop jeune pour dire non, tu es trop jeune pour dire oui.
J’insistai, mais très maladroitement, et avec une rougeur que je ne pus cacher.
– Eh bien, me dit mon père qui m’observait, ne croirait-on pas qu’il est déjà amoureux ?
J’allais dire oui, tant j’étais las de dissimuler ; mais, si je disais oui, comme on ne croirait jamais que je pouvais être amoureux d’une personne que je n’avais point vue, mon père me jugerait fou et renoncerait à me la faire voir. – Je ne sais ce que j’allais répondre, mais le mot d’amour avait fait rougir aussi ma sœur, et même il y avait dans son regard rigide une sorte d’indignation. Ma mère nous imposa silence, et je retombai dans l’inconnu de ma destinée.
Le soir de ce jour-là, je me trouvai seul au jardin, sur un banc, ma sœur auprès de moi. Je regardais les étoiles et ne songeais point à elle ; elle ne disait rien et ne paraissait point songer à moi : ma sœur avait alors treize ans. Elle était grande et mince, pâle et blonde, extrêmement délicate et jolie. Elle n’avait aucun trait de ressemblance avec mes parents et moi, qui étions tous trois bruns, assez colorés et taillés en force. Son caractère n’avait pas de rapports non plus avec celui de mon père, ni avec le mien. Tous ses goûts différaient des nôtres, au point qu’on eût dit qu’elle y mettait de l’affectation. Elle n’avait de commun avec notre mère que le sérieux et la bonté ; mais il y avait déjà quelque chose de bien tranché entre elles, puisque ayant été élevée par cette mère protestante, elle avait choisi, disait-on, la religion catholique dès son jeune âge. Il y avait certainement là quelque chose de singulier. Selon la logique des choses, nos parents étant d’églises différentes et ne voulant pas empiéter sur les droits l’un de l’autre, j’eusse dû appartenir à la communion de mon père, ma sœur eût dû suivre celle de sa mère. Le contraire avait eu lieu ; j’étais protestant sans avoir demandé à l’être, comme si la vocation de Jeanne pour le catholicisme eût été tellement décidée que nos parents eussent dû échanger leur droit respectif.
Je n’avais point souvenir de la manière dont les choses s’étaient passées, mais en ce moment j’y songeais, parce que toutes mes pensées se reportaient sur Manuela Perez. Je me disais que cette jeune fille, élevée au couvent, me repousserait peut-être à cause de mon hérésie, et que peut-être c’était là l’obstacle devant lequel mon père s’était arrêté.
Je ne pus me tenir de questionner Jeanne.
– Explique-moi donc, lui dis-je, comment il se fait que nous ne soyons pas de la même religion !
Elle tressaillit comme si je l’eusse réveillée.
– Mais… je ne sais pas, répondit-elle ; cela vient sans doute de ce que nous avons été baptisés chacun dans la religion que nous suivons.
– Tu as donc été baptisée catholique ?
– Certainement. Tu ne t’en souviens pas ?
– Ma foi non ; j’étais trop jeune, je n’avais que trois ans quand tu es née, et tu t’en souviens encore bien moins. Comment le sais-tu ?
– Parce qu’on ne m’a pas rebaptisée au couvent.
– Le baptême protestant ne vaut donc rien selon toi ?
– Il est détestable ; si tu avais un peu de cœur et de raison, tu te ferais catholique.
– Moi ? non certes ! Il est peut-être malheureux pour moi (je songeais à Manuela) qu’il y ait cette différence entre nous. Si c’était à refaire… peut-être…
– C’est toujours à refaire quand on veut. Maman ne dirait pas non si papa l’exigeait, et tu devrais en parler à papa.
– Papa n’exigera jamais rien de maman, et d’ailleurs il est trop tard. J’ai trop compris la supériorité de ma communion pour ne pas regarder un changement comme impossible et coupable.
Là-dessus s’éleva entre ma sœur et moi une vive discussion religieuse dont je ferai grâce au lecteur, car certainement aucun de nous ne sut donner les bonnes raisons qui eussent pu servir sa cause. Nous n’en fûmes que plus passionnés, comme il arrive toujours quand on a tort de part et d’autre. Je reprochai à Jeanne de ne pas aimer sa mère autant qu’elle le devrait, puisqu’elle acceptait une croyance selon laquelle cette bonne et tendre mère, modèle de courage et de vertu, devait être damnée dans l’éternité.
Alors se passa un fait étrange et dont je ne devais avoir l’explication que bien longtemps plus tard. Ma sœur irritée se leva et me répondit :
– Tais-toi ! tu ne sais pas de quoi tu parles, tu es un ignorant, un aveugle et un sourd ; tu ne sais rien au monde, puisque tu t’imagines que je suis la fille de ta mère !
– Que veux-tu dire ? m’écriai-je stupéfait. Est-ce ta religion fanatique qui t’apprend à renier les tiens ?
– Non, non, répondit-elle, je ne renie pas mon père, et je l’aime parce qu’il est mon père. J’aime aussi maman parce qu’elle est bonne, parce qu’elle ne me détourne pas de ma religion, parce qu’elle est aussi tendre pour moi que si je lui appartenais ; mais je n’ai pas à lui sacrifier le repos de ma conscience, et l’espoir de mon salut éternel : elle n’est pas ma mère !
– Mais ce que tu dis là est impossible,… c’est extravagant, c’est inouï !
– Ce qui est inouï, c’est que tu ne le saches pas.
– Il faut que ce soit un grand secret, puisqu’on l’a si bien caché ! Comment donc le saurais-tu, toi, si cela était !
– Il n’y a pas longtemps que je le sais.
– Comment ? voyons ! explique-toi.
– J’ai entendu mon père et maman qui disaient : « Sa mère est morte en lui donnant la vie. – Elle tient de sa mère une santé délicate. – Si elle ne veut pas se marier, eh bien, il faudra la laisser libre. »
– Tu as rêvé cela.
– Non, non, je ne l’ai pas rêvé, cela est.
On nous appela pour souper, et, en voyant avec quelle tendresse soutenue et sans efforts ma mère traitait Jeanne, je crus avoir rêvé moi-même. J’étais bien plus surpris qu’elle, car si elle disait vrai, il y avait là des circonstances extraordinaires qui ne la frappaient pas comme moi. Chaste enfant, elle ne se disait pas que, mon père étant marié lors de sa naissance, elle ne pouvait être qu’une bâtarde, un enfant sans nom et sans famille avouable. Mon père était donc coupable d’infidélité, et ma mère était donc d’une générosité sublime ?
Je fis d’inutiles efforts pour me rappeler les circonstances de la naissance de Jeanne. J’étais si préoccupé, que je ne pus m’empêcher de demander à ma mère si Jeanne était née à Pau.
– Non, répondit-elle, elle est née à Bordeaux.
– Est-ce que j’y étais dans ce temps-là, moi ?
– Tu y étais, tu ne peux t’en souvenir ; mais je crois qu’il est temps de se coucher.
Elle avait l’habitude de couper court à toutes les questions. Je retombai dans la nuit. Mon enfance avait donc été environnée de mystères ? Mais non, Jeanne, avec sa dévotion exaltée, devait être sujette aux hallucinations. Je ne voulus pas la questionner davantage, mais j’en restai triste et inquiet. Jeanne était après ma mère l’être que j’avais le plus aimé. Si l’impétuosité inhérente à mon s**e m’avait souvent emporté loin d’elle, si l’amour de l’étude avait pris une grande place dans ma vie, je n’en avais pas moins un grand fonds de tendresse pour la petite compagne de mes premiers jeux. Ce que mes seuls souvenirs bien précis me retraçaient, c’est l’âge où ma mère, me voyant assez fort pour porter cette enfant, m’avait dit en la mettant dans mes bras :
– Prends bien garde, aie plus de soin d’elle que de toi-même. C’est ta sœur ; la sœur ! quelque chose de plus précieux que tout et que tu dois défendre comme ta vie.
J’avais pris cela fort au sérieux comme tout ce que ma mère me disait, et puis j’étais fier d’avoir à promener cette petite si jolie, si propre et déjà si confiante en moi. Je la protégeais si bien, que ma mère me la laissait emporter dans la campagne pour cueillir des fleurs, et nous en ramassions tant, que je rapportais Jeanne, sur mon dos ou dans sa petite voiture, littéralement enfouie dans une gerbe de fleurs et de verdure d’où sortait seulement sa jolie tête blonde. Un jour, un peintre nous ayant rencontrés, nous arrêta pour nous prier de lui laisser prendre un croquis de nous et de nos attributs. Quand il eut fini, il voulut embrasser Jeanne, et je m’y opposai avec une dignité qui le fit beaucoup rire.
Plus tard, je voulus être son professeur. C’est moi qui lui appris à lire et qui en vins à bout très vite sans lui coûter une seule larme. Dans le pays, jusqu’au moment où j’entrai au collège, nous étions inséparables, et les bonnes femmes érudites nous appelaient Paul et Virginie.
Depuis le collège, nous étions moins intimes, mais je ne la chérissais pas moins. Il me sembla donc cruel qu’elle voulût se persuader une chose impossible pour se dispenser d’être ma sœur et de m’aimer comme je l’aimais.
Peu à peu pourtant ce rêve parut s’effacer de nos esprits ; mais ce qui ne s’effaça pas de même, ce fut mon amour fantastique pour l’inconnue Manuela. Voyant qu’il n’en était plus question, je me laissai aller à un projet romanesque que j’avais déjà formé l’année précédente. Je résolus d’aller secrètement à Pampelune pour tâcher d’apercevoir cette merveille de beauté. Je calculais déjà le nombre de jours nécessaires à ce voyage et cherchais le prétexte que je donnerais à mon absence, lorsqu’une circonstance inattendue vint rendre l’escapade beaucoup plus facile. Mon père posa, un beau matin, une lettre sur la table en me chargeant de la porter à la poste. En jetant les yeux sur l’adresse, je me sentis transir et brûler. Il y avait sur cette adresse : « À don Antonio Perez, à Panticosa, en Navarre. » J’eus la soudaine malice de relire tout haut, afin d’attirer l’attention de ma mère, qui était occupée au bout de la cuisine. Elle tourna la tête et dit à mon père :
– Il demeure donc là, ce Perez ?
– Oui, répondit mon père, c’est son pays, il y est à présent avec la petite.
Puis il s’approcha d’elle et lui dit quelques mots tout bas. Elle ne répondit qu’en levant les épaules et secouant la tête avec une expression de refus bien accusée.
Je portai la lettre à la poste ; mais, au moment de la mettre dans la boîte, je la retins dans ma main et la glissai dans ma poche. En partant sur-le-champ, je pouvais la remettre moi-même à Antonio Perez aussi vite, plus vite peut-être que le courrier.
J’étais trop ému de ma soudaine résolution pour rentrer chez moi, je me serais trahi. Je pris tout de suite à travers la montagne, et gagnai une cabane dont le berger était mon ami. Je le priai de courir chez nous aussitôt que le soleil baisserait, et d’annoncer que je ne rentrerais pas le soir, des chasseurs m’ayant fait dire qu’ils m’attendaient dans le val d’Ossoue. Je pris là un peu de pain et de lait, et suivis la direction d’Ossoue pendant quelque temps ; mais, dès que le berger m’eut perdu de vue, je m’enfonçai dans une gorge latérale, résolu à gagner à vol d’oiseau la frontière.