V - Scrupules de J.-B. Schwartz

2992 Words
V Scrupules de J.-B. Schwartz La carriole traversa au grand galop le village d’Allemagne où tout dormait encore, puis M. Lecoq prit sur la gauche et s’engagea dans un chemin de traverse. Ils allèrent ainsi en silence pendant trois ou quatre minutes. « Le jeu, le vin, les belles, Jean-Baptiste, eh ! dit tout à coup M. Lecoq. J’ai mon petit doigt qui me raconte des histoires. Tu as bien fait ma commission, là-bas, bonhomme. Le commissaire n’y a vu que du feu ! » Il fouetta vertement Coquet qui bondit comme un diable. « Ne te gêne pas, bijou, reprit-il, ce soir, tu auras trente-cinq lieues de pays dans le ventre ! – Où allons-nous donc, monsieur Lecoq ? demanda Schwartz. – Toi ? tu ne vas pas loin, Jean-Baptiste. Moi, je suis en ce moment à Alençon, au lit, parce que j’ai le rhume, et demain matin je me lèverai dispos, eh !… – Vous avez donc bien peur du mari, Monsieur Lecoq ? – Quel mari, Jean-Baptiste ? Où prends-tu le mari ?… Je me lèverai dispos pour faire mes courses, placer mes caisses et parler de mon rhume. Il fait bon avoir des amis partout, bonhomme, eh ? L’ami chez qui je vais dormir est le même qui mettra à la poste, ce matin, la lettre où je réclame mon jonc… As-tu ouï parler des francs-maçons, ma vieille ? – Papa l’était, répliqua J.-B. Schwartz. – Papa aussi, dit M. Lecoq en riant. Ça peut être utile. Tu es militaire, eh ? Tu vas à la bataille, tu te trouves placé vis-à-vis d’un canon, tu fais le signe, l’artilleur ennemi coupe en deux ton voisin pour t’être agréable. Savais-tu celle-là ? – Papa la contait, Monsieur Lecoq. – Papa aussi : elle est jolie. Eh bien ! Jean-Baptiste, nous sommes un cent de copains, peut-être deux cents, des amis de collège, quoi ! comme qui dirait des barbistes ou d’anciens élèves de l’institution Balanciel. Les uns sont ici, les autres là et nous nous rendons de petits services pour entretenir l’amitié qui nous lie… Je t’ai donc parlé d’un mari, bonhomme, eh ? – Vous m’avez dit… – Le jeu, le vin, les belles ! Je veux bien qu’il y ait un mari, moi, Jean-Baptiste, si ça fait ton bonheur. Laquelle préfères-tu ? La brune ? la blonde ? Moi, mon faible cœur balance entre les deux. Crois-tu à l’Être suprême ? Oui, eh ? Je ne saurais t’en blâmer. On retrouve cette croyance chez tous les peuples de l’univers. Voltaire lui-même ne s’y oppose pas : c’était un homme capable. Seulement, crains le fanatisme qui ne recule pas devant les excès de la Saint-Barthélemy. Quelle petite d****e que ce Charles IX, eh, bonhomme ? Tu t’en moques ? Et moi, donc ! Voilà le fait : il n’y avait pas plus de mari que dans le creux de ma main. » Tout cela était dit d’un ton de grave goguenardise. Notre jeune Alsacien était un esprit sérieux, s’il en fut, prenant les mots pour ce qu’ils valent et qui n’avait pu s’habituer encore à l’argot bizarre, usité dans les bas ateliers, dans les bas théâtres, dans le bas commerce, argot qui semble destiné à remplacer décidément la langue de Bossuet pour l’usage du petit Paris. Il écoutait, bouche béante, toutes ces incohérences. Néanmoins, l’idée ne lui vint point que son compagnon eût perdu le sens. Sa naïveté n’était pas sans clairvoyance. Il eut peur et songea que cette route déserte était bonne à cacher un meurtre. Il eut réellement peur. Le dernier mot de M. Lecoq, surtout, le fit frissonner. Vaguement, il avait conscience d’être entré trop avant dans un dangereux secret. C’était un chemin creux où l’aube naissante glissait à peine quelques lueurs grises par-dessus deux haies énormes. J.-B. Schwartz regardait son camarade du coin de l’œil. En cas de bataille, les parieurs n’auraient pas été pour J.-B. Schwartz, dont la taille grêle faisait ressortir la riche carrure de son voisin ; mais, à bien considérer cette figure aiguë, cette prunelle inquiète et perçante, notre Alsacien n’était pas non plus de ceux qui se laissent étrangler comme des poulets. Il y a diverses sortes de courage et j’ai connu des trembleurs qui mordaient bel et bien. Ils sont en garde, voilà leur force. La peur les prend d’avance ; ils épuisent la peur, et l’instinct de la conservation leur sert de vaillance. À Guebwiller, nous ne sommes pas tous des héros, mais essayez de tordre le cou d’un Schwartz et vous verrez que c’est une rude besogne. M. Lecoq se tourna brusquement vers le nôtre et le regarda de haut en bas. Il était de bonne humeur ; la mine du jeune Alsacien le fit éclater de rire. « Eh ! Jean-Baptiste ! s’écria-t-il, vous avez l’air d’un homme qui se dit : “Je serais bien contrarié si on me brûlait la cervelle.” Il y a comme ça de mauvaises histoires, pas vrai, dans les journaux ?… Tiens, tiens ! bonhomme ! s’interrompit-il en le considérant avec plus d’attention, tu te défendrais un petit peu, oui ! Où en étions-nous ? Au mari ? Non, à l’Être suprême. Voilà donc le fin fond de la question, eh ! L’Être suprême, c’est comme qui dirait le directeur de la grande loterie. Ça vous amuserait-il d’avoir un quine, Jean-Baptiste ? » L’œil de Schwartz s’était assuré sous le regard du commis-voyageur. Il resta froid et répondit avec calme : « C’est selon, Monsieur Lecoq. – Tiens, tiens ! fit encore celui-ci. Est-ce que tu vaudrais la peine qu’on te parle en bon français, Jean-Baptiste ? – Non, répondit Schwartz résolument. Si vous avez fait un mauvais coup, je ne veux pas le savoir. – Superbe ! grommela le commis-voyageur. Ils sont tous les mêmes. Eh bien ! bonhomme, il y avait un mari, là ! Est-tu content ? – Oui, répliqua Schwartz. Vous m’avez promis cent francs, parce que je vous ai rendu service pour le cas où le mari vous inquiéterait. – Juste… et je t’en donne mille, Jean-Baptiste. » Il tenait un billet de banque de pareille somme entre l’index et le pouce. Les paupières de J.-B. Schwartz battirent. Il était très pâle. Il demanda tout bas : « Pourquoi me donnez-vous mille francs ? » M. Lecoq allongea un joyeux coup de fouet au petit Breton et répondit : « Tu es curieux, toi, bonhomme, eh ! Vas-tu me chercher dispute ? – Je veux savoir ! » prononça lentement J.-B. Schwartz qui avait les yeux baissés. M. Lecoq l’examinait avec une attention croissante. « Drôle d’animal que cette espèce-là ! » pensa-t-il. Il ajouta tout haut : « Tu mens, Jean-Baptiste. Tu n’as qu’une envie, c’est de ne pas savoir. – Qu’avez-vous fait, cette nuit, Monsieur Lecoq ? balbutia notre jeune Alsacien, au front de qui perlaient des gouttes de sueur. – Le vin, le jeu, les belles… » commença Lecoq en haussant les épaules. Mais il s’interrompit brusquement pour dire d’un ton tranchant et déterminé : « Descends, bonhomme. Nous avons assez causé : notre chemin n’est pas le même. » Il arrêta court la voiture et J.-B. Schwartz mit pied à terre avec un manifeste empressement. « Jean-Baptiste, reprit M. Lecoq non sans une sorte de courtoisie, je suis content de vous. Peut-être que nous nous reverrons. Vous êtes un mâle, bonhomme, à votre façon, c’est certain. Vous m’avez rendu un service de mille francs, je ne suis pas dans le cas de vous rien devoir : voici vos mille francs, nous sommes quittes. » Comme le jeune Schwartz, debout et immobile près de la voiture, ne tendait point la main, il lâcha le billet de banque, qui tomba à terre après avoir voltigé. « C’est bon, poursuivit-il, retrouvant un mouvement d’ironie, on le ramassera quand je vais être parti. On est dans une position délicate… honnête, ça ne fait pas de doute… Mais on a menti au commissaire de police… et, si les choses tournaient mal, on recevrait une invitation portée par les gendarmes. » La colère s’alluma dans les yeux de Schwartz ; M. Lecoq continua en riant : « Je ne suis pas méchant : il y a un mari, Jean-Baptiste. Voici l’ordre et la marche, mon garçon : allez votre chemin tout droit sans vous retourner, c’est le moyen de ne pas voir ce qui se passe par derrière. Vous savez le proverbe, eh ? Il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Bouchez-vous les oreilles pour avoir l’esprit en repos. Si vous êtes sage, vous vous direz : j’ai fait un rêve mignon, et vous tripoterez votre petit argent comme un ange. Si vous n’êtes pas sage, vous aurez d’un côté le parquet, de l’autre moi et mes copains qui ont étudié avec moi, je vous en préviens, à un drôle de collège. Tu as deux cordes au cou, Jean-Baptiste, eh ! À l’avantage ! » Il toucha son cheval qui rua gaiement, mais il se ravisa et le tint en bride pour ajouter : « Bonhomme, il ne serait pas sain pour vous de changer un billet de banque dans ce pays-ci. Voilà de la monnaie pour voyager. Je pense à tout, moi ; bonne chance ! Hue, Coquet ! » Le petit Breton enleva cette fois la carriole, qui disparut en moins d’une minute sous la voûte de feuillage. Comme accompagnement à ses derniers mots, M. Lecoq avait jeté deux pièces d’or et quelque monnaie d’argent aux pieds de J.-B. Schwartz. Rien ne lui coûtait, ce matin, à ce magnifique commis-voyageur. Il donnait sans compter et semait littéralement les bienfaits sur sa route. J.-B. Schwartz ne ressemblait pas, même de loin, aux chefs-d’œuvre de la statuaire antique ; mais comme il ne bougeait ni ne parlait, vous l’eussiez pu prendre tout au moins pour une de ces effigies du dieu Terme, que nous nommons aujourd’hui plus simplement des bornes. L’or, l’argent et le billet de banque restaient là dans la poudre, devant lui ; il ne se baissait point pour les ramasser ; il était de pierre. Bien longtemps après que le bruit des roues et le galop de Coquet eurent cessé de se faire entendre, il était encore à la même place, immobile et debout. Ses yeux, obstinément fixés sur le sol, dénotaient, soit une laborieuse méditation, soit une complète stupeur. L’aube s’était faite, puis le crépuscule, puis le jour ; le soleil levant jouait gaiement dans les interstices de la haie. J.-B. Schwartz ne bougeait pas. Quand il bougea enfin, ce fut pour s’affaisser, assis au rebord du fossé. Ses jambes se dérobaient sous lui. Son front brillait de sueur et il avait la larme à l’œil. Il était honnête, je vous le dis encore, honnête scrupuleusement dans de certaines mesures et selon un certain sens. L’éducation du monde se fait ; la langue finira par acquérir des mots pour exprimer ces nuances. L’honnêteté du Code de commerce n’est pas la chevalerie, de même que le mot bonne foi, en français de procédure, ne rend pas tout à fait l’idée haute et précise de loyauté. J.-B. Schwartz était honnête, il avait une conscience ; il prétendait marcher droit. La vue de cet argent, éparpillé sur le sable, lui faisait presque horreur. Il n’avait pas besoin de s’interroger. Quelque chose lui criait : « Un crime est là ! » Plus d’une fois même, un éblouissement lui montra des taches rouges à ce chiffon de papier, et ce rouge était du sang. La figure de Lecoq lui apparaissait alors grandie à une taille diabolique. Le bruit d’une lourde charrette vint par un bout du chemin creux. J.-B. Schwartz poussa du pied l’argent avec le billet, en un tas, et recouvrit le tout de poussière. Il grimpa au revers du talus, perça la haie comme une bête fauve, égratignant ses habits et sa peau, et se coucha à plat ventre dans l’herbe du champ voisin. Un rustre passa, assis sur un brancard, parlant à ses bêtes, chantant un refrain campagnard et dandinant sa grosse tête coiffée du bonnet de coton. J.-B. Schwartz pensa : « On peut se faire garçon de charrue. » Quand le rustre fut passé, il se releva et fit un pas, instinctivement, vers son trésor. Mais vous allez bien voir qu’il était honnête, il se révolta tout à coup contre lui-même et tourna le dos à la haie. Il prit sa course à travers champs. Il alla, il alla jusqu’à perdre haleine, traversant les guérets, sautant les fossés, piquant droit devant soi par les taillis. En somme, elle est honnête aussi la balance de votre boulanger, tant de fois appelé en simple police. Seulement, on y met des poids faux. Oh ! il allait franchement, et sa fuite était d’autant plus méritoire qu’il avait en sa nature tout ce qu’il fallait pour regretter passionnément l’argent abandonné. Mille francs, écoutez ! Le décuple de son rêve ! sans compter l’argent de poche ! Il allait. Le soleil était haut. Il s’arrêta, épuisé, à la marge d’un champ de blé, au bord d’une haie qui lui faisait ombre. Il avait faim et soif et sommeil. Dormir apaise toutes ces souffrances, dit-on ; il s’endormit. Il rêva de ses mille francs, qui étaient un g***d. Le g***d mis en terre produisait un arbre immense. Mais dans le feuillage du grand arbre, il y avait des oiseaux moqueurs qui gazouillaient des injures avec la voix de M. Lecoq. En s’éveillant, il regarda autour de lui. Il ne savait plus trop lequel était le vrai, son rêve ou ses souvenirs. La haie plantureuse avait un pertuis, comme si une bête sauvage l’eût récemment violée. J.-B. Schwartz, le sang aux yeux, passa par le pertuis ; il connaissait cette route ; il se laissa glisser au revers du talus et tomba près du petit tas de poussière qui recouvrait son billet de banque. Il était honnête, mais n’y avait-il pas là un sort ? Il se dit : « À tout le moins, mettons tout cela en sûreté. » Et il creusa un trou dans le talus avec la pointe de son couteau, un joli trou rond, net, bien fait, où il comptait abriter le billet entre deux pierres plates. Et au fait, pourquoi ce Lecoq n’aurait-il pas eu des intrigues galantes ? Il était jeune, élégant, beau garçon, hardi, joyeux, bavard. En creusant, J.-B. Schwartz se disait cela. Il regardait les deux pièces d’or, l’argent blanc et le billet. Oh ! le billet ! Un doux billet ! Ce sont les billets doux, ceux-là ! Un billet en sa fleur ; pas trop net, mais sans coutures ni b****s de papier collé. Sont-elles assez jolies, ces tailles-douces ! Voilà de l’art sage, rangé ; Raphaël ne serait pas mort si jeune à composer ces idéales vignettes. Et le soin de répéter l’article du Code pénal, noir sur blanc, blanc sur noir ! Athées ! contemplez un billet de la Banque de France : les écailles tomberont de vos yeux. Certes, certes, ce Lecoq, avec un gilet comme le sien et de tels pantalons à carreaux, devait troubler les ménages. Le billet avait des petits trous d’épingle qui lui seyaient à ravir. C’est le sourire, ce sont les fossettes d’amour des billets, ces piqûres d’épingle. Lecoq était évidemment un homme à bonnes fortunes ; il en avait le physique, l’uniforme, tout. Ces billets de banque ont parfois des grains de beauté comme les dames, des signes particuliers ; un naïf Godard, un prudent Collignon les marque pour les reconnaître. Dans un coin, le billet de mille francs portait la signature de Bonnivet jeune avec un paraphe. Voyons, raisonnons : Que faire ? Aller chez le commissaire de police ? Déposer entre ses mains le billet, les pièces d’or et l’argent blanc ? J.-B. Schwartz en eut la pensée, tant il était honnête ; mais, en conscience, avait-il le droit d’agir ainsi ? N’était-ce pas une belle et bonne trahison ? Et si le mari jaloux passait un jour son épée au travers du corps de M. Lecoq !… Qu’espère, cependant, Bonnivet jeune en mettant sa signature et son paraphe au coin des billets de banque ? C’est un moyen de publicité. J.-B. Schwartz avait achevé son trou. Il chercha deux pierres plates. La pensée d’aller au commissaire de police ne tenait pas. Ce magistrat s’était mal conduit à son égard ; fantaisie pouvait lui prendre de voir les choses du mauvais côté ; notre Schwartz avait trompé la justice ; voilà où peut conduire une première imprudence, à la Cour d’assises ! Car il faut mettre les choses au pis. Supposons un crime : J.-B. Schwartz, l’innocence même, était complice. En outre, ce Lecoq devait avoir le bras long avec ses copains qui avaient étudié à un drôle de collège. Notre Schwartz trouva deux pierres plates. Il n’était pas chargé de faire la police à Caen, je suppose ! Dix-huit siècles et demi s’élèvent contre Ponce Pilate parce qu’il se lava les mains : est-ce raisonnable ? J.-B. Schwartz n’était pas un juge comme Ponce Pilate. Il mit le billet de banque entre les deux pierres, et les pierres au fond du trou, bien proprement. Sa pauvre figure pointue vous avait des mélancolies paternelles. Il m’est arrivé de voir une jeune mère au tombeau de l’enfant chéri ; cela déchire le cœur. J.-B. Schwartz vous aurait tiré des larmes. Que parlons-nous d’honnêteté ? Il faut de l’héroïsme pour enterrer ainsi tout vivant, tout souriant, tout adoré, son premier billet de banque. Quoique natif de Guebwiller, J.-B. Schwartz se conduisait ici comme s’il eût été de Rome. Il déposa les deux pièces d’or auprès du billet, l’argent blanc auprès des pièces d’or, et il jeta dessus la première poignée de sable. C’est un bruit lugubre et qui fige le sang dans les veines. Notre Schwartz ferma les yeux pour ne pas voir un coin du paraphe de Bonnivet jeune, qui se montrait en dehors des deux pierres plates. Entre ses paupières closes, un pleur glissa. Bonne âme ! Il jeta la terre à mains pleines et convulsives ; le trou fut bouché. Curtius, quand il se dévoua aux dieux infernaux, avait l’amour de la patrie qui entraîne comme un vertige ; Decius Mus, après lui, son fils et son petit-fils, étaient tout brûlants de la fièvre des batailles. La foule les entourait, les acclamait, les enivrait. J.-B. Schwartz était tout seul, dans un chemin creux. Il s’assit auprès de ce gouffre où il venait d’enfouir plus que sa vie. Il avait faim et soif, mais qu’est-ce que cela ? Il ne pouvait pas s’en aller. Un invisible clou le rivait à ce sol où reposait son âme. Vous le savez bien ; on vous l’a déjà dit. Ce n’était pas un billet de mille francs qui était là : c’était une graine de million. Ces graines-là, à la différence des autres, ne doivent point être mises enterre. J.-B. Schwartz s’amusa à disposer un petit tertre de gazon au-dessus du cher tombeau. Puis, chose bien naturelle et qui fut pratiquée par divers amants célèbres, l’idée vint de v****r la sépulture afin de donner un dernier b****r à son cœur. Subsidiairement, peut-être, avait-il obtenu des farouches rigueurs de sa conscience la permission de prendre un peu d’argent blanc pour souper, ce soir, et coucher, cette nuit, dans un lit. Il gratta la terre. Un marteau battait sa tête chaude et criait en dedans de son front : « Ce Lecoq est un homme à bonnes fortunes. » D’autres voix insinuantes lui disaient : « Ne laisse pas dormir un capital. Voilà le vrai crime. » D’autres encore : « Tu seras quitte pour restituer, si tu découvres un jour… » Que ne peut-on embrasser une voix ! Celle-là est douce entre toutes, et notre mère Ève l’entendit au pied de l’arbre où pendait la pomme. Un éblouissement dansa devant les yeux de J.-B. Schwartz, quand il revit le paraphe de Bonnivet jeune. Rendre ! – un jour ! Il tomba dans une méditation sereine. Le serpent, notez cela, vous parlera toujours un peu de Dieu. J.-B. Schwartz soupçonna que c’était Dieu qui l’avait ramené par la main à cette place. Quel don Juan, décidément, que ce Lecoq ! J.-B. Schwartz voyait le mari, de ses yeux ! La dame était blonde, ou brune. Fi ! effrontée ! Où diable J.-B. Schwartz avait-il l’esprit tout à l’heure ! On se fait des monstres. Il prit cent sous pour souper et coucher, puis un des louis, puis l’autre, puis le billet doux qui déjà était humide, le pauvre amour. Il mit le tout dans sa poche, et s’en alla bonnement jusqu’à la grande route de Lisieux attendre la diligence de Paris.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD