IV - Pot au lait

3102 Words
IV Pot au lait Ce fut Julie, la curieuse, qui rompit le silence. Un rien met la puce à l’oreille de ces chères ambitieuses ; le temps de draper un châle ou de passer un fichu, les voilà parties pour le pays des rêves et en train déjà de bâtir le dernier étage d’un château en Espagne. « Qu’as-tu donc à me dire, mon André ? demanda-t-elle. – Bien peu de chose, chérie, répondit le jeune ciseleur, sinon que je suis en disposition d’esprit singulière. Et cela dure déjà depuis plusieurs jours. En travaillant, je songe. La nuit, je ne peux pas dormir. – C’est comme moi, murmura Julie. – Oui, comme toi… et c’est toi peut-être qui as commencé. » Julie ne répliqua point. « Nos cœurs sont si près l’un de l’autre, poursuivit André, qu’il y a entre eux contagion de pensée. Je ne crois pas que tu puisses former un désir sans que j’aie le besoin de le satisfaire… – Voilà qui est bien grave, dit Julie en se forçant à rire. Ai-je péché ? Alors, gronde vite ! » Ils arrivaient au bout de la place des Acacias. Il y avait un banc de bois, derrière lequel un réverbère pendait à deux arbres. André s’arrêta et s’assit, faisant avec son bras arrondi un dossier à la taille de Julie. « Je ne gronde pas, reprit-il en baissant la voix et plus affectueusement. Est-ce toi ? est-ce moi ? qu’importe ? Il se peut que nos deux pensées naissent ensemble. Ce qui est certain, c’est que nous sommes agités tous deux, et qu’il y a pour nous quelque chose dans l’air comme si notre condition allait changer… – Dieu le veuille ! » s’écria étourdiment la jeune femme. Il y eut un silence, et Julie, toute repentante, ajouta : « André, mon André, tu sais si je suis heureuse avec toi ! – Je le sais, chérie ; du moins, je le crois… et, si je ne le croyais pas, que deviendrais-je ? Mais tu as du sang de grande dame dans les veines, et je t’en aime mieux pour cela… Ces toilettes que tu regardes t’iraient si bien ! Il semble qu’elles sont à toi, ma femme, et que les autres te les ont volées. » Julie l’appela fou, mais elle lui donna son front à b****r. La lumière suspendue que la brise nocturne balançait éclairait par-derrière les masses de sa riche chevelure, et brillantait le duvet de son profil perdu. André Maynotte était à l’une de ces heures où l’extase trouve ouvertes toutes les portes du cœur, et Julie à l’un de ces moments où la beauté même, embellie, rayonne d’étranges éblouissements. André regardait ses yeux, pleins de lueurs mystérieuses ; il lui semblait qu’on pouvait boire sur ses lèvres des ivresses parfumées ; les tièdes haleines de cette nuit d’été lui donnaient des frissons profonds où l’angoisse inexplicable se mêlait à d’indicibles voluptés. Julie, veloutant sa voix sonore et douce, demanda pour la seconde fois. « André, qu’as-tu donc à me dire ? – Tu es heureuse, répondit celui-ci, tu m’aimes, mais tu n’es pas dans ta sphère. Quand je pense à toi, je te vois toujours exilée. Les femmes de notre pays interrogent souvent la destinée… » Julie se mit dans l’ombre pour cacher sa rougeur. Enfant chérie, poursuivit André, si le présent te plaisait, chercherais-tu l’inconnu à venir ? – Ne peut-on demander aux cartes autre chose que la fortune ? murmura la jeune femme. – Quoi donc ? – Quand je te voyais passer, là-bas, dans la campagne de Sartène, j’arrachais les feuillettes des marguerites, une à une, et je disais : « M’aime-t-il un peu ? beaucoup… ? » André lui ferma la bouche dans un b****r. « Passionnément, acheva-t-il d’un accent presque austère. Vous n’avez pas besoin des cartes pour savoir cela, Julie, ni des fleurs. – C’est vrai, s’écria-t-elle en jetant ses deux bras autour de son cou. J’ai essayé de mentir. Tu m’as dit vous et je suis punie. Non, ce n’était pas pour savoir comme tu m’aimes que j’ai fait les cartes. Il y a des jours où j’ai peur. Sommes-nous assez loin de ceux qui te haïssent ? » Puis secouant sa tête charmante et de cet accent résolu qui dit la vérité : « Mais non, poursuivit-elle, ce n’était pas cela, André… ou du moins, c’était pour autre chose encore : c’était pour savoir si tu monterais un jour à ta vraie place. Est-ce que tu n’es pas trop au-dessus de ton état ? – Et que te répondent-elles, les cartes ? » Julie hésita, puis, prenant gaillardement son parti, elle répliqua d’un ton de franche gaieté : « Ce soir, les quatre as sont restés. – Cela signifie ? – Voiture à quatre roues, monseigneur. Nous roulerons carrosse ! – Et que tu seras adorablement belle là-dedans, chérie ! » conclut André avec un enthousiasme d’enfant. « Écoute, poursuivit-il, qui ne risque rien n’a rien. Je suis dix fois plus ambitieux que toi pour toi. Il est temps de commencer la bataille. Si tu veux, nous allons partir pour Paris. » Julie poussa un cri de joie et battit ses deux belles petites mains l’une contre l’autre. Puis, la réflexion venant, elle répéta non sans effroi : « Pour Paris ! » Ce nom-là, pour une imagination ardente comme était celle de Julie, a presque autant de menaces que de promesses. « Il faut beaucoup d’argent pour réussir à Paris, ajouta-t-elle. – Comptons ! dit André qui l’attira tout contre lui. » Les caresses de sa voix étaient de bon augure et semblaient dire : « Tu vas bien voir que nous possédons un trésor ! » Julie était, Dieu merci, tout oreilles. « Nous avons commencé ici, reprit André Maynotte, avec les trois mille francs qui étaient dans ma ceinture quand nous arrivâmes de Corse. Il est vrai que nous sommes à Caen, et que nos débuts ont été plus que modestes ; mais si on n’a pas besoin, ici, de fonds considérables pour s’établir, les débouchés sont petits et rares ; je regarde notre pauvre succès comme un miracle. À Paris seulement, dans notre partie, on peut arriver à la fortune. » Julie approuva d’un signe de tête. « L’armurier Gossin, poursuivit André, m’a offert hier douze mille francs de mes marchandises et de mon achalandage. » Julie eut un mouvement de joyeuse surprise. « Il en donnera quinze, ajouta André Maynotte, mais ce n’est pas tout. M. Bancelle, le banquier, va m’acheter le brassard. – Lui ! si économe !… – C’est un ricochet de sa manie. Ce soir, après m’avoir parlé de sa caisse pendant deux heures, et comme j’allais me retirer, il m’a dit : “Tenez-vous beaucoup à vendre comme cela des brassards” ? Je ne devinais pas où allait sa question ; il s’est expliqué, ajoutant : “Bon engin pour les voleurs, cela, monsieur Maynotte ! Vous comprenez bien qu’avec un homme qui vend des brassards, on n’est pas en sûreté dans une ville !” Et comme je ne saisissais pas encore : Parbleu ! » a-t-il repris, « avec vos brassards, il n’y a pas d’ingénieux système qui tienne ! Que peut ma mécanique ? Étreindre le bras d’un larron. Eh bien ! si le larron a un brassard, il retirera son bras tout doucement et s’en ira avec mes écus, laissant son coquin de fourreau entre les griffes de mon système… » Julie éclata de rire bruyamment, et sa gaieté, comme il arrive aux heures de surexcitation, dura plus longtemps qu’il n’était à propos. « C’est pourtant vrai, dit-elle, que le brassard vaut une clé pour ouvrir la caisse de M. Bancelle ! – Je me suis engagé sur parole à ne plus vendre de brassards, continua André, moyennant quoi il m’achètera le nôtre au prix de mille écus. Je le lui porterai dès demain matin, car il a grande hâte de jouer lui-même au voleur avec sa mécanique. – Cela fait dix-huit mille francs, » supputa Julie. André sortit de sa poche un portefeuille qu’il ouvrit et qui contenait quatorze billets de cinq cents francs. Au moment où Julie se penchait pour les regarder, la nuit se fit subitement et un gros rire éclata derrière eux. C’était le père Bertrand, l’éteigneur de réverbères, qui leur jouait ce tour. Voyant de loin deux amoureux sur un banc à cette heure indue, le bonhomme s’était approché à pas de loup : un gai luron qui aimait plaisanter avec les bourgeois. « Part à trois ! dit-il, si on casse la tirelire de M. Bancelle ! » Comment se fâcher ? Et à quoi bon ? Le brave père Bertrand eut un verre de cidre, versé par la blanche main de Julie Maynotte, et tout le monde alla se mettre au lit. Vingt-cinq mille francs ! Paris ! La voiture promise par les quatre as ! Notre Julie eut de beaux rêves. Elle dormait à deux heures du matin ; et Caen tout entier faisait de même, y compris les cinquante don Juan. Mais André veillait : le sommeil appelé ne voulait pas venir. Il est certain qu’une fièvre est dans l’air qu’on respire à ces moments solennels où notre vie subit une crise : soit qu’une grande catastrophe menace, soit qu’un bonheur inespéré frappe à la porte de notre maison. André se tournait et se retournait entre ses draps brûlants. Il avait le cœur serré. Il souffrait. C’était un caractère doux, simple et tendre, mais c’était une intelligence d’élite. Sa vie, jusqu’alors, n’avait point manqué d’aventures, car il venait de loin et il avait fallu tout un roman sombre et mystérieux pour mettre dans ses bras d’artisan la fille déshéritée d’une noble race ; mais ce roman s’était noué en quelque sorte au gré de la destinée. André et Julie avaient dans leur passé d’étranges périls, évités par la grâce de Dieu, mais point de combats. André en était encore à éprouver sa force. À de certaines heures seulement, il avait conscience de l’énergie indomptable qui était en lui à l’état latent et qu’aucun danger suprême n’avait encore sollicitée. Alors, il se redressait dans sa puissance inconnue, croyant rêver ; il défiait l’avenir, il appelait la bataille, car toute victoire a des couronnes, et il eût voulu des milliers de couronnes sur le front adoré de sa Julie. C’était un de ces instants. André rêvait de luttes futures et s’étonnait du mystérieux besoin qu’il avait de bondir dans l’arène. Deux heures sonnant, un homme traversa le pont de Vaucelles et s’arrêta au milieu, jetant un regard rapide devant et derrière lui. Les alentours étaient déserts. L’homme dépouilla lestement une blouse grise qu’il portait, la roula avec son bonnet de laine rousse et lança le paquet dans la rivière, après y avoir attaché un fort caillou. Puis, vêtu qu’il était d’un pantalon de cotonnade bleue, tête nue et en bras de chemise, il prit à travers champs sur la droite de la route d’Alençon. Il avait quelque chose dans un foulard ; ce n’était ni dur ni lourd et cela ne le gênait point pour sauter les talus. Il marchait très vite, quand il trouvait un couvert ; en plaine, il allait les mains dans ses poches, le dos voûté, les jambes flageolantes ; vous eussiez dit un paysan ivre qui a perdu le chemin de son logis. Cela se rencontre en Normandie comme ailleurs. Il faisait de long détours pour éviter les métairies parsemées dans la campagne. Un chien qui hurlait au loin l’arrêtait tout tremblant. Ses yeux vifs et inquiets perçaient la nuit. Nous avons vu déjà M. Lecoq dans des situations bizarres et difficiles : sa conversation avec J.-B. Schwartz, le mensonge de son rendez-vous amoureux, son voyage interrompu, le soin qu’il avait pris de cacher sa voiture et son cheval, son déguisement, son retour à la ville, son affût sous la porte-cochère pour épier le passage du commissaire de police et surveiller la façon dont le même J.-B. Schwartz accomplirait sa mission, en apparence si futile ; enfin, sa visite au papa Lambert, le cabaretier du c*l-de-sac Saint-Claude, nous ont mis surabondamment à même de deviner que M. Lecoq faisait un autre métier que celui de commis-voyageur en coffres-forts. Dans ces diverses circonstances, qui toutes dénonçaient une bataille prochaine, la physionomie de M. Lecoq, pour nous, ne s’est point démentie : nous avons vu un gaillard hardi, résolu froidement et portant dans l’accomplissement d’un périlleux projet une sorte de gaieté de mauvais goût. Tel était l’homme, en effet, mais il y a l’affaissement qui suit la bataille gagnée ; il y a surtout le poids, le poids énorme du butin conquis. Regardez autour de vous et voyez la différence profonde qui existe entre le combattant fanfaron, lancé à corps perdu dans la lutte, n’ayant rien avec lui pour le gêner, rien derrière lui, espérant tout, ne craignant rien, – et le vainqueur qui a désormais quelque chose à perdre. Ce foulard, noué aux quatre coins, mis dans une balance, n’aurait pas enlevé le poids d’un kilogramme. Il écrasait pourtant M. Lecoq, au point que nous aurions eu peine à le reconnaître. Cet effronté luron de tout à l’heure, nous l’eussions retrouvé inquiet, craintif, malade. Son front avait de la sueur froide. De loin, il prenait les chênes pour des gendarmes. Par moments, il parlait tout seul ; il parlait de J.-B. Schwartz, du papa Lambert, le cabaretier du c*l-de-sac Saint-Claude, et d’un autre personnage encore qu’il désignait sous ce nom bizarre : l’Habit-Noir. Il disait : « Une autre fois, je ne partagerai avec personne !… » Et le bruit d’une branche, agitée par le vent, lui donnait le frisson, – et le pas furtif d’un lièvre, trottinant derrière la haie, arrêtait le souffle dans sa poitrine. La nuit est pleine de ces voix qui font peur. Il y a surtout les rameaux de certains chênes qui conservent en plein été les feuilles de l’autre année. Quand la brise les touche, ils sonnent sec, comme si la marche d’un homme les écartait tout à coup. M. Lecoq, nous pouvons l’affirmer, n’en était pas à sa première affaire, mais il n’avait que vingt-deux ans, et nous le verrons mûrir. Il arriva au taillis sans avoir rencontré âme qui vive. Le cheval broutait, la carriole était à son poste. M. Lecoq poussa un soupir de soulagement quand il eut repris possession de son pantalon à carreaux, de son gilet brillant et de sa fine jaquette. Le plus fort était fait, manifestement ; le sang-froid revenait. Ce fut d’un air déjà crâne qu’il posa sur l’oreille sa casquette de voyage. Quelques minutes après, Coquet, qui n’était, lui, ni plus ni moins fier qu’auparavant, galopait sur la grande route. À une demi-lieue de là, M. Lecoq mit pied à terre. La nuit était encore épaisse, bien que l’orient prît déjà cette teinte grise qui annonce l’aube. Il y avait à gauche du chemin une ferme où tout dormait. M. Lecoq attacha une pierre à sa culotte de cotonnade bleue, roulée en paquet ; il franchit la murette de la cour et jeta son paquet dans le puits. Quand il eut accompli ce dernier soin et que Coquet reprit le galop, M. Lecoq siffla, ma foi, un air de vaudeville, en dénouant son fameux foulard. J.-B. Schwartz aussi suivait ce même chemin, à pied et livré à des réflexions mélancoliques. Il songeait à ses cent francs et remettait en prose la fable du pot au lait de Perrette. De temps en temps, le pot au lait se cassait au choc d’une pensée triste : ce mauvais plaisant de Lecoq s’était peut-être moqué de lui. Les voyageurs du commerce pratiquent la mystification avec frénésie pour conter ensuite leurs exploits à table d’hôte. Cent francs, rien que pour éviter les suites d’un rendez-vous galant ! Il y a bien des grands seigneurs qui ne couvrent pas si fastueusement leurs équipées ! Mais le pot au lait de Perrette, une fois cassé, adieu le rêve ! J.-B. Schwartz avait beau casser le sien, le rêve revenait toujours. Cent francs ! quel commerce allait-il établir ! Cent francs comptant ! Il se sentait monter au cerveau la sereine fierté des capitalistes. En quittant son homonyme, le commissaire de police, J.-B. Schwartz avait flâné un petit peu le long des rues désertes. Il avait même regardé l’Orne qui passait sous le pont, poursuivant sa route vers la mer. Ainsi fait la monnaie, disséminée dans les pauvres bourses ; elle va toute, mais toute, par une pente naturelle et fatale, vers ces caisses opulentes, vastes rivières qui réunissent les filets d’or épars. En fait d’argent, J.-B. Schwartz était un penseur et un philosophe ; il avait deviné la loi mystérieuse de gravitation qui pousse les sous vers les louis. Il sortit de Caen vers minuit. Trois heures de ténèbres à tuer, c’est plus long qu’on ne le pense. J.-B. Schwartz s’assit bien des fois sur le bord du chemin, agitant cette question suprême : « Aurai-je mes cent francs ? N’aurai-je pas mes cent francs ? » Malgré ses lenteurs calculées, il arriva au lieu du rendez-vous bien longtemps avant le moment fixé. Il attendit. À mesure qu’il attendait, l’espoir diminuait, car les Schwartz de provenance directe sont gens de bon sens avant tout, et la conduite de M. Lecoq outrageait la vraisemblance. Cent francs ! Pourquoi cent francs ? Moyennant un demi-louis, M. Lecoq eût acheté de même la complaisance de J.-B. Schwartz, à supposer, néanmoins, qu’il s’agît d’une chose honnête ; notons bien cela ; pour obtenir de J.-B. Schwartz une chose déshonnête, dans le sens légal du mot, cent mille francs n’auraient pas suffi. Ce chiffre de cent francs riait au nez du prudent et sage Alsacien : ce ne pouvait être qu’une cruelle plaisanterie. Si vous saviez comme il avait peiné depuis qu’il était hors de Guebwiller, sans jamais réussir à mettre de côté les vingt larges pièces blanches qui composent cette somme de cent francs ! Et pourtant, si ce Lecoq était fou ! Autour des halles, à Paris, il y a des banquiers en plein air qui sont les bienfaiteurs des quatre saisons. L’usure n’est qu’un mot, selon les meilleurs esprits, et les timidités du Code à son égard sont le symptôme de la dévotion moderne. Encore nos maîtres en philosophie arithmétique s’indignent-ils contre le Code et ses pauvres austérités. Gêner le bon plaisir de l’or, si respectueusement que ce soit, c’est blasphémer un dieu, le dernier dieu, le seul dieu qui ait un peu d’avenir désormais ! Si l’usure est bonne une fois, pourquoi en proscrire l’habitude ? Le bien, érigé en coutume, n’en vaut que mieux, ce nous semble. J.-B. Schwartz se vit un instant philanthrope à la petite semaine, activer les transactions des Innocents. Grâce à l’intérêt modeste de ces mouvements de fonds populaires, cent francs deviennent aisément mille écus en douze mois ; en douze autres mois, mille écus, bien employés, peuvent donner une cinquantaine de mille francs, pertes comprises. Alors on quitte le Carreau, parce que la spéculation, ici, ne peut pas franchir certaines limites ; on aborde l’escompte pour le petit commerce : vaste champ où chaque sou, coupé en quatre, donne ses fruits et ses fleurs. Mettons dix ans d’escompte mercière. Le million a noué, grossi, mûri : on le cueille. Et c’est une gracieuse chose que l’entrée dans le monde du million ignoré, tout frais, tout jeune, ayant encore le duvet de la pêche. Or, comment allons-nous manœuvrer notre million dans les hautes sphères de l’industrie fashionable ? Nous sommes loin des piliers des Innocents ; la petite boutique nous inspire un juste dédain. Édifions-nous une compagnie d’assurance ? Chauffons-nous le bitume ? Dépeçons-nous les vieux manoirs ? Forgeons-nous cent lieues de rails, ou tout uniment accaparons-nous des sacs de farine ? Les idées les plus naïves sont souvent les meilleures. On pourrait, rien qu’à faire du vin avec des pelures de pommes… Mais ce Lecoq n’était pas fou ! Mais pour avoir le million, il fallait les cinquante mille francs, pour les cinquante mille francs les mille écus, pour les mille écus les vingt pièces de cent sous de M. Lecoq. Hélas ! hélas ! le pot au lait dispersait encore une fois ses tessons dans l’ornière. Et J.-B. Schwartz s’éveillait, le cœur serré, se disant : « Voici le jour qui vient ! Trois heures doivent être sonnées. M. Lecoq s’est moqué de moi ! » Un bruit de roues et le galop d’un cheval ! J.-B. Schwartz se leva tout frémissant d’espoir. On entend de bien loin à ces heures solitaires où la campagne dort. Entre ce premier son et le moment où la silhouette d’une voiture apparut dans le gris, l’espérance de J.-B. Schwartz eut le temps de chanceler plus d’une fois, mais la voiture ne se montra pas plus tôt qu’elle était déjà sur lui. Elle allait un train d’enfer. « Monte, Jean-Baptiste ! » dit une voix connue. Une main vigoureuse le saisit en même temps par le gras du bras. C’est à peine si le petit Breton s’arrêta. J.-B. Schwartz, soulevé et s’aidant quelque peu, se trouva lancé comme un paquet au fond de la carriole, pendant que le fouet claquait gaillardement, et que Coquet, redoublant de vitesse, fuyait parmi des tourbillons de poussière.
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