II
M. Lecoq
Cent francs ! Sait-on bien ce qu’un Schwartz de la bonne espèce peut faire avec cent francs ? J’ai vu beaucoup d’honnêtes gens s’attendrir jusqu’aux larmes en écoutant cette idéale bucolique de la finance : l’histoire de M. Jacques Laffitte, ramassant une épingle et, sur la pointe de cette épingle, – super hanc petram, – bâtissant son église dorée. Mon cœur reste froid, je l’avoue, à ces chères ferveurs de l’économie, mais je comprends toutes les religions.
Dans cent francs, combien d’épingles ! chaque grain de blé, vous ne l’ignorez pas, renferme en son humble enveloppe le miracle de la multiplication des pains ; les centimes germent aussi, quand on les sème, quand on les fume, quand on les sarcle, et la moisson qu’ils donnent avec les soins et le temps s’appelle million.
J.-B. Schwartz n’avait jamais eu cent francs. S’il avait eu cent francs, J.-B. Schwartz eût monté une maison de banque dans un grenier. On naît poète ; J.-B. Schwartz avait apporté en naissant le sens exquis du bordereau, le génie du compte de retour.
Il eut un éblouissement, car la mauvaise eau-de-vie d’auberge fermentait avec l’ambition dans sa tête, et les trois bouteilles de vin âcre attisaient en lui le feu sacré ; il vit passer à perte de vue je ne sais quel mirage : de grands bureaux où l’on marchait sur des tapis, des commis derrière des grillages, des registres verts, à titres rouges, hauts, épais et gros, chargés à l’intérieur d’écriture anglaise et de chiffres miraculeusement alignés, une caisse de métal, une caisse damasquinée, imposante comme l’arche, des garçons de recette en livrée grise, et peut-être, dans une voiture à quatre chevaux, Mme J.-B. Schwartz empanachée plus noblement que deux ou trois enterrements de première classe.
Cent francs ! cent francs contiennent tout cela, plus que tout cela. Le chêne énorme est dans le petit g***d, et c’est un grain de sable qui précipite l’immensité de l’avalanche.
« Je ne veux pas ! » répéta pourtant sa vertu expirante.
Et il ajouta en faisant mine de se lever :
« Pour or ni pour argent, monsieur Lecoq, je ne ferai jamais rien qui m’expose.
– Jean-Baptiste, répliqua le commis-voyageur d’un ton de supériorité, j’ai l’honneur de vous connaître comme ma propre poche. Écoute avant de refuser, garçon. C’est simple comme bonjour, et, outre les cent francs, on peut t’avoir une petite position chez Berthier et Cie.
– On ne donne pas cent francs pour un rendez-vous ! objecta l’Alsacien. Il y a autre chose.
– Si c’est la dame qui fait les frais ?… » insinua M. Lecoq en passant la main dans ses cheveux, qu’il avait abondants et fort beaux.
J.-B. Schwartz était de taille à comprendre ainsi l’amour, et cet argument le toucha au vif. M. Lecoq, battant le fer pendant qu’il était chaud, s’écria :
« N’essaye donc pas de raisonner sur des choses que tu ne connais pas, bonhomme ! Voilà l’affaire en deux mots : tu te noies, je te sauve, eh !… Maintenant, l’ordre et la marche : M. Schwartz le pâtissier ferme à neuf heures ; dès qu’il sera neuf heures et demie, tu n’auras donc plus à choisir : c’est chez M. Schwartz, le commissaire de police, qu’il te faudra demander à coucher dans le grenier.
– Mais il m’a éconduit ! interrompit notre Alsacien.
– Parbleu ! Inculquez-vous bien cette vérité : Aussi loin que peuvent s’étendre les limites de notre planète, sur la terre il n’est plus que moi qui s’intéresse à ta personne !
– C’est vrai, balbutia J.-B. Schwartz qui avait l’eau-de-vie larmoyante. Je suis seul ici-bas !…
– Triste exilé sur la terre étrangère. On pourrait citer une foule de textes mis en musique par les premiers compositeurs. Il n’en est pas moins vrai qu’à dix heures dix minutes, le commissaire de police rentrera chez lui, sortant du cirque des frères Franconi, bâti en toile d’emballage sur la place de la Préfecture. Il sera pressé et de mauvaise humeur parce que ce sera la quatorzième fois qu’il aura contemplé, pour les devoirs de sa charge, M. Franconi père en habit de général et Mlle Lodoïse en costume de Cymodocée. Il montera la rue de la Préfecture, puis la rue Écuyère où Malherbe naquit.
Enfin, Malherbe vint, et le premier en France…
Mais la poésie vous est inférieure, Jean-Baptiste… Vous le suivrez place Fontette, puis rue Guillaume-le-Conquérant, jusqu’à la place des Acacias, ainsi nommée parce qu’elle est plantée de tilleuls. C’est là que Mme Schwartz couche : une femme sur le retour, désagréable, mais qui rit quand on la chatouille. Vous vous approcherez du magistrat, son époux. Votre aspect lui causera une surprise pénible ; il s’écriera : “Encore vous !” Peut-être même ajoutera-t-il à cette exclamation quelques paroles d’emportement, telles que fainéant, va-nu-pieds ou autres. C’est son droit : toutes les semaines, il reçoit trois ou quatre visites de Schwartz. M’écoutez-vous, Jean-Baptiste, eh ? » Jean-Baptiste écoutait, quoique ses paupières appesanties battissent la chamade. M. Lecoq continua :
« Attention, bonhomme ! c’est ici l’important. Tu lui diras : “Monsieur et respectable compatriote, le guignon semble me poursuivre dans cette capitale de la basse Normandie. Je me trouve dépourvu de fonds par le plus grand de tous les hasards. Je comptais, en cette extrémité, sur la protection d’un de mes anciens supérieurs dans la hiérarchie du commerce parisien : M. Lecoq, haut employé de la maison Berthier et Cie qui a fourni la caisse à secret de l’honorable M. Bancelle…” Tu saisis, eh ? Ce ne sont pas des mots en l’air : il y en a pour cent francs, à prendre ou à laisser… “Mais,” poursuivras-tu, “ce jeune représentant a quitté, ce soir même, l’hôtel du Coq hardi, sa demeure, et s’est mis en route pour Alençon dans son équipage…” Tout le reste est pour arriver à prononcer ces derniers mots-là ; répète. »
J.-B. Schwartz répéta, puis il demanda :
« Où coucherai-je ?
– Où auriez-vous couché, si vous ne m’aviez pas rencontré, Jean-Baptiste ? Ne nous noyons pas dans les détails. Quand le digne magistrat vous aura prié de passer votre chemin, tout sera dit : vous aurez gagné la somme et des droits à ma reconnaissance éternelle. »
Le jeune Alsacien réfléchissait. Sa pensée, un peu confuse, ne voyait absolument rien de compromettant dans la démarche insignifiante qu’on lui demandait. Ce qui l’inquiétait, c’était la grandeur de la récompense promise à un si faible travail.
M. Lecoq se leva et jeta sa serviette. Huit heures sonnaient.
« J’ai dit, déclama-t-il. Maintenant, l’amour m’appelle.
– Si je savais, murmura J.-B. Schwartz, qu’il n’y a rien autre chose que de l’amour là-dessous !
– Je suppose, bonhomme, fit sévèrement le commis-voyageur, que vous ne suspectez ni mon honneur ni mes opinions politiques ! »
J.-B. Schwartz n’avait pas songé aux opinions politiques de M. Lecoq. La nuit porte conseil, surtout quand on la passe à la belle étoile. Il eût donné beaucoup pour avoir sa nuit devant lui.
Mais M. Lecoq bouclait sa malle après avoir payé sa note. Tout était prêt, rien ne traînait, sauf la canne de jonc à pomme d’argent, oubliée à dessein dans un coin.
M. Lecoq descendit en sifflant un petit air ; Jean-Baptiste Schwartz le suivit. L’équipage du commis-voyageur de la maison Berthier et Cie, brevetée pour les caisses à défense et à secret, coffres-forts, serrures à combinaisons, etc., était une méchante carriole, mais son petit cheval breton semblait vigoureux et plein de feu.
« Donnez-vous des arrhes ? prononça faiblement le jeune Alsacien au moment où son compagnon mettait le pied sur le montoir, disposé comme les faux des chars antiques.
– Pas un fiferlin, Jean-Baptiste, eh ! répondit M. Lecoq. Je ne vous cache pas que vos hésitations me déplaisent. Dites oui ou non, bonhomme…
– Si je faisais la chose, demanda J.-B. Schwartz, où vous rejoindrais-je ?
– Dites-vous oui ?
– Non…
– Alors, que le diable t’emporte, Normand d’Alsace !… À l’avantage !
– Mais je ne dis pas non. »
M. Lecoq prit en main les rênes. Schwartz faisait pitié. Pour le même prix, il eût vendu la chair de son bras droit, ses dents qu’il avait longues et bonnes, sa forêt de cheveux et peut-être le salut de son âme. – Mais il avait peur de s’exposer à mal faire, dans le sens exact que la loi attache à ce mot.
« Gare ! cria M. Lecoq qui fit claquer son fouet.
– Je dis oui… balbutia J.-B. Schwartz avec abattement. »
Lecoq se pencha vers lui et lui caressa la joue du revers de ses doigts.
« Petite bagasse ! fit-il en prenant pour une fois le pur accent de la Cannebière. Nous y voilà, Jean-Baptiste, eh ?… Ta nuit ne sera pas longue. À deux heures du matin, tu sortiras de Caen par le pont de Vaucelles ; tu feras une lieue de pays en te promenant sur la route d’Alençon. À trois heures juste, je serai en avant du village d’Allemagne, dans le bois qui est à droite de la route… À bientôt, bonhomme, et dis ta leçon, ni plus ni moins… Hue, Coquet ! »
Coquet fit feu des quatre pieds et partit comme un trait, pendant que la fille, les garçons, maman Brulé, papa Brulé et les petits Brulé, souhaitaient à grands cris bon voyage.
Les soirées de juin sont longues. Il faisait encore jour quand M. Lecoq et son fringant bidet breton quittèrent la cour du Coq hardi, laissant ce malheureux J.-B. Schwartz au labeur de ses réflexions. M. Lecoq avait le cure-dents à la bouche et claquait son fouet comme un vainqueur en descendant les petites rues qui mènent à la rivière. Oh ! le gai luron ! qu’il portait bien sa casquette de voyage sur l’oreille et comme les coins du brillant foulard qui lui servait de cravate folâtraient gracieusement aux vents. Il souriait aux fillettes, en vérité, il envoyait des baisers aux marchandes sur le pas de leur porte, il provoquait les gamins et disait : « Gare-là, papa ! » aux bonnes gens qui se dérangeaient pour le laisser passer.
Et figurez-vous qu’on le connaissait bien. La caisse, vendue par lui à M. Bancelle, le riche banquier, était célèbre dans la ville de Caen : une caisse-fée qui défiait les voleurs et vous saisissait le bras du coquin comme un gendarme ! Paris ne sait qu’inventer ! Le coffre-fort coûtait cher ; les négociations avaient duré du temps. D’autres richards se tâtaient déjà pour acquérir un meuble si utile. À Caen on ignorait le nom de Berthier et Cie ; on disait tout bonnement la caisse Lecoq. M. Lecoq était un jeune homme illustre.
Il ne faut pas s’imaginer que le commis-voyageur, arborant les carreaux cassants de son pantalon, l’arc-en-ciel de son gilet et les splendeurs sidérales de sa cravate, fasse purement preuve de mauvais goût. Non. Cela sert. C’est une publicité tout comme une autre. Ces violentes querelles entre couleurs attirent le regard et forcent la gloire. Voyez ce qu’on arrache de dents, en place publique, quand on a le courage de coiffer un casque ou un chapeau de général.
On disait, sur le passage de la carriole : « C’est M. Lecoq qui s’en va pour vendre d’autres caisses. Celui-là n’est pas embarrassé. Il n’a affaire qu’aux calés ! Ce n’est pas le pauvre monde qui peut protéger de même son petit magot contre les voleurs ! »
Quand M. Lecoq sortit de la ville, à la brune, par le pont de Vaucelles, il avait des centaines de témoins, prêts à constater son départ.
Cela prouve peu, puisque, en définitive, on peut revenir. Mais les circonstances insignifiantes sont comme les petits ruisseaux qui font les grandes rivières.
Tant que le crépuscule dura, M. Lecoq maintint son bidet au grand trot ; il adressa la parole à tous les charretiers qu’il croisa. La nuit venue, à trois quarts de lieue des faubourgs, il mit pied à terre à la porte d’une auberge pour allumer ostensiblement ses lanternes.
Une jolie biquette, dit l’aubergiste en tapant la croupe de Coquet.
– Ça va trotter du même pas jusqu’à Alençon, répliqua M. Lecoq. Et hue !
À cinq cents pas de l’auberge il y avait un coude, et un taillis de châtaigniers s’étendait sur la droite. M. Lecoq arrêta brusquement son cheval, dès qu’il eut tourné le coude. Il regarda en avant, il écouta en arrière. La route était déserte.
M. Lecoq sauta hors de sa carriole ; il prit Coquet par la bride et le mena en plein taillis, par un petit sentier où la voiture avait peine à passer. Ce sentier lui-même fut abandonné à la première éclaircie qui se présenta. Coquet, violemment attiré, fit trou dans le taillis et la carriole se trouva hors de la voie.
En plein jour, on l’aurait vue aisément, cachée qu’elle était à peine ; mais la nuit, tout ce qui n’est pas dans le chemin tracé disparaît sous bois.
M. Lecoq détela son cheval, fit avec lui deux ou trois cents pas dans le taillis et l’attacha enfin au plus épais du fourré.
Cette besogne accomplie, il revint à la carriole. En un tour de main, son glorieux pantalon à carreaux fut remplacé par un pantalon d’ouvrier en cotonnade bleue, tout usé aux genoux ; au lieu de son élégante jaquette de voyage, il mit une blouse de toile et se coiffa d’un gros bonnet de laine rousse qu’il rabattit sur ses yeux.
Singulier accoutrement pour un rendez-vous d’amour !
M. Lecoq ôta ses bottes, dernier vestige de sa brillante toilette : il chaussa des pantoufles de lisière, et, par-dessus, de bons souliers ferrés.
Nous affirmons que sa maîtresse elle-même aurait pu passer près de lui sans le reconnaître. Il se mit en marche. C’était, en perfection, un épais balourd du Calvados, demi-paysan, demi-citadin, comme ils vont par centaines, abandonnant le travail des champs pour se faire manœuvres à la ville.
M. Lecoq regagna la route, et piqua vers Caen d’un pas pesant. Il était neuf heures et demie.
À dix heures moins quelques minutes, un homme sortit tout à coup de la boutique d’un marchand de curiosités, située sur cette place des Acacias, au quartier Saint-Martin, où demeurait le commissaire de police Schwartz. Cet homme portait une blouse de paysan et un bonnet de laine rousse. Sa marche ne faisait point de bruit, parce qu’il était chaussé de lisière.
Il traversa la place rapidement et prit sous un banc une paire de gros souliers ferrés.
Comme dix heures sonnaient, le même homme, chaussé en pataud et faisant sonner contre le pavé les gros clous de ses galoches, arriva sur la place de la Préfecture, où la musique des frères Franconi hurlait ses dernières notes. La représentation s’achevait. Le pataud qui avait un pantalon de cotonnade bleue usée aux genoux, une blouse grise et son bonnet de laine, s’assit sur une borne, au coin de l’église. Le commissaire de police Schwartz sortit du cirque un des premiers et se dirigea tout de suite vers le quartier Saint-Martin. Le pataud le suivit à distance.
À moitié chemin de chez lui, dans la rue Guillaume-le-Conquérant, le commissaire de police fut accosté timidement par un pauvre garçon qui sembla l’implorer. Le pataud pressa le pas. Le commissaire de police répondit au pauvre hère d’un ton d’impatience et de dureté :
« On ne vient pas dans une ville ainsi, sans savoir ! Je ne peux rien pour vous. »
Aussitôt J.-B. Schwartz, avec plus d’aplomb qu’on n’en aurait pu attendre de ses récentes perplexités, plaça la leçon apprise. Il parla de M. Lecoq, son protecteur, de la caisse Bancelle et du malheureux hasard qui faisait que justement, ce soir même, M. Lecoq était en route pour Alençon.
Le commissaire de police était de mauvaise humeur ; il répliqua :
« Je ne connais pas votre M. Lecoq et tout cela ne me regarde pas : laissez-moi tranquille ! »
Ce que fit J.-B. Schwartz, qui avait gagné cent francs.
Le pataud, arrêté dans l’ombre d’un porche, avait écouté cette conversation fort attentivement. Quand le commissaire de police et notre J.-B. Schwartz se séparèrent, il ne suivit ni l’un ni l’autre et s’engagea dans le réseau de petites rues tortueuses qui s’étend à droite de la place Fontette. Il marchait rapidement désormais et avait l’air fort préoccupé. Un cabaret restait ouvert au fond du c*l-de-sac Saint-Claude. Le pataud mit son œil aux carreaux fumeux que protégeaient des rideaux de toile à matelas ; il entra. Le taudis était vide, sauf un homme qui comptait des sous derrière le comptoir.
« Sommes-nous prêt, papa Lambert ? demanda M. Lecoq, que chacun a reconnu sous sa blouse. »
Au lieu de répondre, le cabaretier dit : « Avez-vous la chose, Toulonnais ? »
M. Lecoq frappa sur un objet qui faisait bosse sous sa blouse. L’objet rendit un son métallique. Le cabaretier éteignit sa lampe et ils sortirent tous deux.