– En ce cas-là, je ne sors pas, répliquai-je, car vous m’effrayez.
Et je fis mine de dénouer le chapeau que je venais de mettre.
– Je le veux ! je le veux ! répétait l’enfant.
– Voyez ce beau soleil qui nous sollicite, ajouta Albert, allons, marquise, partons vite ; j’écris, vous écrivez aussi, voilà notre confraternité établie.
En disant ces mots, il ouvrit la porte et nous sortîmes ; mon fils nous précédait joyeux. Albert s’appuyait, pour descendre l’escalier, sur l’épaule robuste de l’enfant et sur sa blonde tête frisée. Je les suivais, marchant derrière Albert, et le considérant avec tristesse.
Nous montâmes en voiture, Albert s’assit à côté de moi, et l’enfant devant nous ; le soleil se répercutait en plein sur les vitres et répandait une chaleur de serre.
– Que je suis bien, me disait Albert, il y a longtemps que je n’avais éprouvé un tel apaisement de toute douleur. On m’a calomnié, marquise, en me prêtant des passions sans frein ; je vous assure qu’il m’en aurait fallu bien peu pour être heureux ; ainsi, en ce moment, je ne désire rien ce jour radieux qui me réchauffe, ce bel enfant qui me regarde, et vous si charmante à voir et si bonne à entendre, me semblez le souverain bien.
– Que je suis joyeuse de ce que vous me dites là, répondis-je avec amitié ; vous pourrez donc revenir à une vie naturelle et douce, car ce qui vous semble en ce moment le bonheur est facile à trouver.
– Et pourquoi ne pas me dire simplement que je l’ai trouvé ?
– Je ne vous comprends pas bien, répliquai-je en retirant ma main qu’il voulait prendre.
– Tenez, marquise, fit-il avec une sorte de colère, vous êtes coquette comme toutes les autres, et moi je suis un fou incurable de ne pouvoir me trouver auprès d’une femme quelconque sans que mon vieux cœur broyé ne s’agite.
Sa bouche, en prononçant ces paroles, eut une expression d’amertume et de dédain, et il avait laissé tomber le mot quelconque avec un accent qui me blessa.
L’enfant nous dit de sa voix perlée :
– Allez-vous donc vous fâcher si vite ensemble ! Vous feriez mieux de regarder comme l’église est belle, là, sur l’eau, tout près de nous.
La voiture avait marché le long des quais, elle venait de dépasser Notre-Dame dont la grande nef aux arêtes puissantes si finement sculptées se détachait sur l’azur du ciel comme un grand navire sur une mer bleue.
– Votre fils sera peut-être un artiste, me dit Albert, il vient d’être frappé d’une chose vraiment belle que nous ne songions pas à regarder.
En parlant ainsi il fit arrêter la voiture, baissa la vitre de gauche et me dit :
– Voyez !
Sa tête se pencha à la portière à côté de la mienne ; nous contemplâmes quelques instants le vaisseau majestueux de la cathédrale qui semblait suspendu dans l’air ; les arbres de l’espèce de square qui remplace aujourd’hui l’ancien archevêché saccagé étendaient leurs branches dépouillées autour du clocheton gothique.
Ce lieu est charmant le soir, en été, me dit Albert. Quand les arbres sont verts et qu’on remonte le cours de la Seine, couché dans un bateau, on pense alors à la Esméralda fuyant le sac de Notre-Dame.
Et voyant la grandeur et la beauté de l’église sombre à la lueur des étoiles :
– Quelles pages que cette description du poète ! Oh ! c’est un sublime peintre que Victor, sans compter qu’il est notre plus grand lyrique !
C’était une des qualités attrayantes d’Albert que cette justice qu’il rendait au génie.
Tandis que nous admirions l’église si bien groupée derrière nous, l’enfant s’était agenouillé sur la banquette, avait baissé la glace de devant, et tirant l’habit du cocher il lui criait :
– Marchez ! marchez ! nous arriverons trop tard pour voir les animaux.
La voiture se remit en route et nous nous trouvâmes en quelques secondes à la porte du jardin des Plantes.
Une foule d’enfants la franchissaient avec leurs mères ou leurs bonnes, leurs pères ou leurs précepteurs ; la plupart s’arrêtaient d’abord devant les petites boutiques de gâteaux, d’oranges, de sucre d’orge et de liqueurs adossées de chaque côté de la grille extérieure ; les marchandes attiraient les enfants en leur criant :
– Venez-vous fournir, mes petits messieurs et mes belles demoiselles !
Albert dit à mon fils :
– Il faut faire aussi notre provision de brioches pour les ours, les girafes et les éléphants.
Et il se mit à remplir les poches et le chapeau de l’enfant de pâtisseries et de bonbons.
– Vous pouvez y goûter d’abord mon petit ours bien léché.
Et, comme pour engager mon fils, Albert se fit servir un verre d’absinthe qu’il avala.
– Oh ! poète ! cela se peut-il ? m’écriai-je.
– Marquise, reprit-il gaiement, je me donne des jambes pour vous accompagner dans toutes les galeries et dans toutes les allées, et vous m’eussiez montré un bon cœur et un esprit sans préjugé en n’y prenant pas garde.
– Mais c’est que je sens que cela vous fait mal.
– Les fumeurs d’opium que l’on sèvre trop vite, meurent tout à coup, répliqua-t-il.
Tandis qu’il parlait, un peu de sang rose affluait vers ses joues et en colorait l’effrayante pâleur ; ses yeux étaient vifs, l’air pur du jour animait tout son visage, et la brise des grands arbres agitait sur son front inspiré ses boucles blondes ; en ce moment il était encore très beau et sa jeunesse semblait revenue.
– Je me suis souvent promené ici avec Cuvier, reprit-il, je vous montrerai bientôt son habitation. Son traité de la formation du globe m’a fait rêver d’un poème où auraient figuré des personnages d’avant notre race. Vous sentez quelle fantaisie on pourrait répandre sur des êtres et sur un temps qui n’ont pas d’historiens !
– Oh ! je vous en supplie, écrivez ce poème, lui dis-je, voilà si longtemps que vous n’avez rien fait.
– Écrire encore ? et à quoi bon ? dit-il avec un éclat de rire.
– Mais ce serait une noble distraction.
– Oh ! tenez, j’aime mieux l’amusement que se donne en cet instant votre fils en jetant des gâteaux aux ours.
Et, s’avançant près de l’enfant, il prit dans son chapeau un gâteau qu’il lança par morceaux aux lourdes bêtes pantelantes.
Après avoir régalé les ours, mon fils voulut faire visite aux singes ; mais il me vit une si grande répulsion pour les gambades impures et pour les grimaces humaines de ces animaux, qu’il dit tout à coup à Albert qui riait de mon malaise :
– Éloignons-nous puisque maman a peur.
Il prenait mon dégoût pour de l’effroi.
– Allons voir des bêtes plus nobles et vraiment bêtes, dis-je à Albert, malgré moi les singes me font l’effet d’une ébauche informe de l’homme.
Nous passâmes dans le bâtiment circulaire où s’abritent les rennes, les antilopes, les girafes et les éléphants. Albert était tout joyeux et redevenait enfant lui-même en voyant la joie de mon fils, tandis qu’un énorme éléphant enlevait avec sa trompe les gâteaux que lui tendait sa petite main ; puis vint le tour des girafes qui abaissaient jusqu’à l’enfant leur long cou flexible et onduleux, le sollicitaient d’un regard de leurs grands yeux si doux, et lui tiraient leur langue noire pour recevoir leur part du festin. Un des gardiens plaça mon fils sur un magnifique renne, à l’allure élégante et rapide, qui s’élança aussitôt autour de l’énorme pilier servant d’appui à l’édifice. L’enfant riait aux éclats, le gardien le tenait d’un bras ferme fixé à l’animal et le suivait au pas de course. Le jeu était sans danger, je rejoignis Albert qui m’appelait pour me montrer une svelte et belle antilope dont les yeux semblaient nous regarder.
– Voyez, me dit Albert, comme elle s’occupe de nous ! ne dirait-on pas qu’elle pense et qu’elle nous parle à sa manière avec ses ondulations de tête. Que ses yeux sont vifs et pénétrants ! Je trouve, marquise, qu’ils ressemblent aux vôtres.
– Mais ils sont noirs, répliquai-je.
– Et les vôtres sont d’un bleu sombre, ce qui produit dans le regard la même expression.
Il se mit alors à caresser l’antilope, à la b****r au front et sur le cou et il lui disait, tandis que la jolie bête le considérait de ses yeux grands ouverts :
– Tu caches peut-être l’âme d’une femme ; je n’oublierai jamais ma belle, de quelle façon tu m’as regardé !
Le gardien avait fait descendre mon fils de sa monture et nous avait prévenus que c’était l’heure du repas des animaux féroces. Nous nous rendîmes dans la longue galerie ou étaient enfermés les tigres, les lions et les panthères, dont les rugissements terribles se faisaient entendre au dehors ; une odeur âcre et fauve remplissait cette galerie très chaude. On se sentait pris à la gorge et comme étouffé en y pénétrât. La pâleur d’Albert s’empourpra subitement, et ses yeux brillèrent d’un feu étrange. Cet air lourd et malsain lui portait à la tête, et lui causait une sorte de vertige. D’abord je n’y pris pas garde, occupée à éloigner mon fils des barreaux de fer, et à contempler la magnifique posture de deux tigres, allongés et tranquilles, qui, tout à coup, s’élancèrent d’un bond furieux sur les tronçons de viandes saignantes qu’on venait de leur jeter. Albert nous suivait à distance et sans me parler. Il semblait ne rien voir et ne rien entendre. On l’eût dit absorbé par une vision intérieure.
Je m’étais arrêtée devant la cage d’un colossal lion du Sahara, arrivé depuis peu de nos colonies africaines. La superbe bête, reposait majestueusement, la tête appuyée sur ses deux pattes de devant, dont les ongles recourbés se dissimulaient sous de longs poils roux. Ses yeux ronds nous regardaient sans méchanceté ; il se leva lentement et comme pour nous faire fête ; il secoua contre les barreaux sa vaste crinière dorée, elle était si soyeuse et si brillante qu’elle attirait involontairement le toucher. Quelques touffes passaient en dehors et, oubliant mes recommandations à mon fils, d’un mouvement machinal j’y portai la main. Le lion poussa un rugissement formidable ; l’enfant cria plein de terreur et Albert qui s’était précipité vers moi, saisit ma main dégantée dans les siennes, la porta à ses lèvres et la couvrit de baisers frénétiques.
– Malheureuse ! me dit-il avec une exaltation effrayante, vous voulez donc mourir ! vous voulez donc que je vous voie là, sanglante, en lambeaux, la tête ouverte, les cheveux détachés du crâne et n’étant plus qu’une chose sans forme et sans beauté, comme les corps dissous dans un cimetière !
En parlant ainsi, il m’avait saisie dans ses bras, et malgré sa faiblesse il m’emportait, en courant, hors de la galerie ; mon fils nous suivait en criant toujours. Les gardiens nous regardaient étonnés et pensaient que j’étais évanouie. Arrivés dans une salle voisine où étaient enfermés des animaux moins redoutables, je me dégageai des bras d’Albert, et je m’assis sur un banc ; mon fils se précipita sur mes genoux, et suspendu à mon cou, il m’embrassait en pleurant.
– Vois donc, je n’ai aucun mal, lui dis-je ; puis, me tournant vers Albert, dont l’angoisse était visible : – Mais qu’avez-vous donc, mon Dieu ! vous m’avez effrayée plus que le lion.
Il me regardait sans parler et avec une fixité qui me troublait. Tout à coup, il saisit brusquement mon fils par l’épaule et le détacha de moi.
– Sortons, me dit-il, et prenant mon bras sous le sien, il ajouta : vous voyez bien que ces caresses me font mal.
Je feignis de ne pas l’entendre.
L’enfant lui dit :
– Vous êtes méchant et je ne vous aimerai plus.
Mais bientôt nous nous trouvâmes dans l’allée des vastes volières : les tourterelles, les perroquets, les pintades, les hérons, lissaient au soleil leurs plumes lustrées ; les paons, en faisant la roue, jetaient dans l’air des glapissements d’orgueil satisfait ; les perruches qui jasaient semblaient leur répondre en se moquant. Les autruches secouaient leurs longues ailes en éventail, la lumière vive filtrait à travers les rameaux dépouillés des arbres, et projetait sur le sable des ombres dentelées. Insensiblement la sérénité riante du jour nous ressaisit tous les trois et effaça le souvenir de ce qui venait de se passer.
– Réconcilions-nous, dit Albert à mon fils, en lui donnant la main, je vais vous conduire sous le cèdre manger du plaisir.
Nous fîmes une halte sous l’arbre centenaire, que Jussieu a planté et que Linnée a touché de ses mains, mais bientôt le babil des bonnes d’enfants, les rumeurs des marmots et les cris de la marchande de plaisirs fatiguèrent Albert et irritèrent ses nerfs.
– Allons-nous asseoir dans les serres, me dit-il, nous serons seuls, car l’entrée en est interdite au public.
Je ne voulus pas refuser, j’aurais eu l’air de craindre et par le fait je ne craignais rien ; j’avais pour sauvegarde l’amour, l’amour éloigné mais toujours présent.
Nous entrâmes dans la grande serre carrée toute remplie de plantes et de fleurs des tropiques. J’éprouvais un bien-être infini à respirer cette atmosphère tiède et embaumée. Nous nous assîmes vis-à-vis du bassin limpide d’où surgissait, telle qu’une naïade, une statue de marbre blanc ; ses pieds étaient caressés par les nymphéas en fleurs flottant à la surface de l’eau, tandis que sa tête se déployait à l’abri des bananiers aux larges feuilles et des magnolias fleuris.
– Que c’est beau, disait mon fils, ravi de cet aspect des plantes inconnues tout nouveau pour lui. Que cela sent bon ! je dormirais bien sur cette mousse chaude comme dans mon lit, ajouta-t-il, en s’étendant au bord du bassin ; mais j’ai faim et j’ai donné tous mes gâteaux aux animaux.