VI
J’écrivis le soir même à Léonce ma visite à Albert de Lincel ; il me répondit vite et avec une sorte d’ardeur curieuse : Il serait charmé, me disait-il, de connaître par moi un des êtres qui l’avait le plus intéressé dans sa vie. Il me demandait sur Albert tous les détails imaginables et m’engageait à le voir le plus souvent possible. Je fus ainsi disposée tout naturellement à accepter sans scrupule et sans inquiétude la sympathie d’Albert ; je l’avais trouvé enjoué et cordial ; j’aimais les allures simples de son génie qui ne s’était pas offert à moi avec cette pompe solennelle à laquelle tous les hommes célèbres se croient plus ou moins tenus dans une première entrevue.
Le lendemain de ma visite à Albert, il faisait un de ces jours d’hiver radieux si rares à Paris ; le ciel était d’un bleu vif, les moineaux voletaient au soleil sur la cime dépouillée des arbres, et s’aventuraient parfois jusqu’à la balustrade de la haute fenêtre où j’étais accoudée. Je faisais comme les moineaux, je humais l’air vivifiant et tiède de ce jour d’Italie, et je regardais courir, dans les mêmes allées où nous sommes maintenant assises, mon fils qui jouait à la balle. Le portier, qui nous avait en affection, lui ouvrait chaque jour le jardin qui m’avait appartenu autrefois.
Je regardais mon enfant s’ébattre joyeux ; il me saluait par de petits cris, et lorsque mes yeux se détournaient de lui, il m’obligeait en m’appelant à le regarder encore. J’avais devant moi les toitures et les clochers d’une partie du faubourg Saint-Germain ; les bruits des voitures et les voix de la rue montaient jusqu’à ma fenêtre. Ce spectacle et ces rumeurs m’empêchèrent d’entendre le coup de sonnette qui retentit à ma porte ; tout à coup, je sentis une main tirer à mon côté les plis de ma robe ; c’était ma vieille servante qui me disait avec sa grosse mine toujours réjouie :
– Madame, voilà un monsieur !
Je tournai la tête et je me trouvai en face d’Albert de Lincel.
Il était plus pâle que la veille et si essoufflé qu’il semblait défaillir ; je lui pris la main et je l’obligeai à s’asseoir ; il tomba comme anéanti sur un fauteuil.
– Vous voyez, me dit-il, que je n’ai pas tardé à vous rendre votre visite.
– Oh ! que vous êtes bon, répondis-je, d’être venu si vite et d’être monté si haut.
– Il est vrai que c’est un peu haut, marquise, mais c’est bien, à vous de ne pas avoir quitté votre hôtel et d’avoir eu le courage de vous y loger sous les toits. Je vois en ceci un présage de bon augure ; un jour vous redeviendrez, comme autrefois, propriétaire de l’hôtel entier.
– Les poètes sont prophètes, lui dis-je en riant ; ce que vous dites là me portera bonheur et je gagnerai mon procès. En attendant, regardez quelle belle vue ; et je le conduisis vers la fenêtre, puis me retournant vers l’intérieur de mon petit salon, j’ajoutai : J’ai d’ailleurs ici, autour de moi, mes plus chères reliques, et je ne regrette rien de mon grand appartement du premier étage.
Il se mit alors à considérer avec intérêt trois portraits, qui séparaient les rayons de bibliothèque dont les murs étaient couverts. C’était le portrait de ma mère : un grand dessin à la gouache dont les demi-teintes rendaient à merveille la douceur et la distinction des traits. C’était ensuite le portrait de mon grand-père, figure sévère, presque sombre, dont la bouche, large et serrée, avait une expression d’amertume, tandis que les yeux éclatants et le front calme donnaient au haut du visage une extrême sérénité. Cette peinture au dessin pur et sobre de couleurs rappelait la manière de David ; la chevelure, disposée en ailes de pigeons, était poudrée à frimas ; l’habit bleu barbeau, coupe de la République, avait deux vastes revers en pointes, de même que le gilet blanc à la Robespierre ; peintre ces revers, se groupait le nœud bouffant de la cravate de mousseline qui s’enroulait en plis profonds autour du cou.
Tout l’ajustement contrastait avec la pâleur et l’expression grave de la tête.
Le troisième portrait, magnifique miniature de Petitot, représentait un chevalier de Malte, mon grand-oncle ; la tête, jeune et superbe, était couverte de la longue et abondante perruque de la fin du règne de Louis XIV, le cou reposait dans une cravate blanche à plis majestueux ; la cuirasse était en bel acier bruni rehaussé d’or et d’émail bleu ; un manteau de pourpre flottait sur l’épaule gauche.
Après avoir regardé attentivement ces trois portraits, Albert feuilleta quelques-uns de mes livres ; il fut frappé par une édition des œuvres de Volney, et par un volume de Condorcet, que ces auteurs avaient donnés à mon grand-père. En voyant leur signature, il me dit :
– Savez-vous, marquise, que nous sommes un peu du même monde ; mon père aussi a été lié avec ces hommes célèbres que Bonaparte appelait des idéologues ; bien souvent mon père m’a parlé de ses amis les grands philosophes, comme il disait, et à sa mort j’ai retrouvé de leurs lettres dans ses papiers.
Tandis que nous causions ainsi, sa voix était si altérée et son oppression si forte, que je lui dis tout à coup :
– En vérité, je suis bien peu hospitalière de ne pas vous avoir offert un verre d’eau sucrée après votre ascension de mes quatre étages.
Et prenant un verre à semis d’étoiles d’or, dont je me servais habituellement, je le lui tendis plein d’eau et de sucre.
Il se mit à rire comme un enfant.
– Eh ! quoi ! marquise, pensez-vous me rendre des forces avec ce fade breuvage ?
– Voulez-vous, lui dis-je, y mettre un peu de fleurs d’oranger ?
– De mieux en mieux, dit-il en riant plus fort.
– Oh ! j’y pense, repris-je, j’ai d’excellent chocolat d’Espagne, il sera bientôt fait ; permettez-moi de vous en offrir. Je n’ose vous proposer du thé ou du café, c’est trop irritant.
– Ne cherchez pas tant, marquise, et faites-moi apporter simplement un verre de vin généreux.
Née et élevée dans le Midi, je n’avais jamais, comme presque toutes les femmes des pays chauds, approché une goutte de vin de mes lèvres. J’avais mis mon fils au même régime, et, depuis ma ruine, je n’avais plus de cave.
Je dis tout cela à Albert, ajoutant que ma servante seule buvait du vin dans la maison.
– Eh bien ! reprit-il gaiement, j’accepte ce vin de cuisine, et, croyez-moi, marquise, faites-en boire aussi à votre fils si vous ne voulez pas qu’il devienne lymphatique et mièvre.
Je sonnai Marguerite, qui apporta aussitôt une grosse bouteille noire et un verre. Albert la vida à moitié et, à mesure qu’il buvait, son teint se colorait et ses yeux se remplissaient d’une vie nouvelle.
– Ah ! me dit-il en touchant la bouteille, ceci et ces bons rayons de soleil qui s’allongent jusqu’à moi par votre fenêtre, me rendent vigueur et joie. Maintenant, marquise, je pourrai marcher, causer et même écrire longtemps.
– Le vin vous fait donc du bien, repris-je toujours étonnée.
– On m’a calomnié sur l’abus prétendu que j’en fais, répliqua-t-il ; mais si jamais, marquise, vous étiez mourante ou désespérée, vous verriez quelle force y trouve le corps ; quels enchantements et quel oubli l’esprit peut y puiser.
– Horreur ! lui dis-je en riant, jamais je ne souillerai mes lèvres à cette liqueur aux parfums âcres. Parlez-moi de l’arôme du citron et de l’orange ! Je me souviens encore que lorsque les larges pieds des vignerons foulaient la vendange au château de mon père, fuyais épouvantée de la senteur des cuves, et que j’allais bien loin m’asseoir sur quelque hauteur pour respirer le vent du ciel.
– Avec vos cheveux que le soleil empourpre et dore en ce moment vous eussiez pourtant fait une fort belle Érigone, reprit-il galamment. Croyez-moi, votre dédain pour le breuvage que tous les peuples ont appel divin, a quelque chose d’affecté et de maniéré qui n’est pas digne de vous.
– Mais je n’affecte rien, je vous jure ; c’est en moi un instinct de répulsion, et le jour où cette répugnance cesserait, je vous promets d’essayer de boire avec vous.
– Oh ! reprit-il, quelle bonne femme vous êtes. N’est-ce pas, vous ne croirez pas ce qu’on vous dira de moi : que je m’abrutis, que je me jette tête baissée dans cet oubli de l’ivresse ? Non, non, je vois sciemment ce que je fais et ce que je veux quand parfois je m’abandonne. Chère marquise, si jamais votre cœur es déchiré, ne regardez pas un homme du peuple ivre, chantant et riant dans sa misère, cela vous donnerait le vertige et l’envie de l’imiter.
– C’est un expédient aveugle et matériel, lui dis-je ; ne peut-on s’étourdir par l’amour, par le dévouement, par le patriotisme, par la gloire ?
– J’ai essayé de tout, et l’oubli seul est là, répliqua-t-il en frappant la bouteille du revers de ses doigts blancs et effilés ; mais je ne m’enivre que lorsque je souffre trop et que le désir impérieux d’oublier la vie me fait envier la mort.
Tout ce qu’il me disait à propos de ce bienfait de l’ivresse dont on l’accusait d’avoir pris l’habitude me causait une sorte de malaise ; je ne comprenais pas même la force réelle que le vin prêtait à sa santé défaillante et qui insensiblement en avait fait pour lui une nécessité. Plus tard, quand ma poitrine malade courba et affaiblit mon corps, autrefois si robuste, quand le souffle manqua à ma marche, l’air à ma respiration, l’étreinte à mes mains maigres et amollies, j’approchai par contrainte de mes lèvres ce breuvage qu’elles avaient repoussé si longtemps ; insensiblement il me ranima, et, s’il avait vécu encore, lui, mon grand et bien-aimé poète, je lui aurais demandé de célébrer en mon honneur les coteaux du Médoc, comme Anacréon avait chanté les vins de Crète et de Chypre.
– Vous aimez la poésie, marquise, et je voudrais, continua Albert, pour vous faire apprécier celle qu’il y a dans le vin, vous citer tous les beaux vers par lesquels les grands poètes de l’antiquité, et les vrais poètes modernes l’ont célébré ; croyez-bien que tous l’ont aimé, car on ne parle en poésie que de ce qu’on aime. Mais je deviens pédant et j’oublie de vous dire que j’ai vu Frémont ce matin, ou plutôt, j’hésite à vous le dire, car je n’ai pas une bonne nouvelle à vous donner.
– Je devine ; votre éditeur refuse mes traductions.
– Il les a refusées d’un ton qui m’a fait soupçonner un parti pris et qui pourrait bien me brouiller avec lui, répliqua Albert.
– Je vois en ceci une vengeance de Duchemin, lui dis-je, il vous a prévenu auprès de Frémont et l’a mal disposé pour moi. Ce n’est donc pas à votre libraire que j’en veux, mais à cet affreux s****e.
– Du reste, marquise, je vous trouverai un autre éditeur.
– Merci, répondis-je en lui tendant la main, mais laissez-moi goûter votre première visite sans vous fatiguer de cette affaire.
En ce moment une petite main gratta à la porte de mon cabinet et la poussa doucement ; c’était mon fils qui ne me voyant plus à la fenêtre s’était ennuyé de son jeu et revenait vers moi. Les enfants veulent toujours avoir un compagnon ou un spectateur dans leurs amusements ; c’est le prélude de la sympathie et de la vanité humaines.
– Oh ! je pensais bien que tu avais une visite, me dit mon fils en m’embrassant ; mais je ne connais pas ce monsieur, ajouta-t-il en regardant Albert.
– Voulez-vous me connaître et m’aimer un peu, lui dit Albert en l’attirant vers lui.
– Oui, vous me plaisez beaucoup.
– Vous êtes privilégié, dis-je à Albert, car ce terrible enfant n’aime guère ceux de vos confrères qui sont mes amis.
– J’aime René, parce qu’il est bon pour toi et qu’il me caresse, me répondit l’enfant, mais les autres ne parlent jamais que d’eux et me renvoient quand ils sont là.
– Et moi pourquoi m’aimez-vous ? lui dit Albert.
– Parce que votre figure est si triste et si pâle que vous me rappelez mon père quand il allait mourir.
Et, en prononçant ces mots l’enfant s’assit sur les genoux d’Albert et l’embrassa.
– Puisque vous m’aimez un peu, demandez donc à votre maman qu’elle ne nous refuse pas à vous et à moi un grand plaisir.
– Et lequel ? reprit mon fils.
– Voyez cette belle carte, répliqua Albert, en tirant de sa poche un carré de carton rose, elle nous ouvrira toutes les serres et toutes les galeries de la ménagerie du Jardin des Plantes. J’ai une voiture en bas et si votre maman veut bien y monter avec nous, avant un quart d’heure nous serons arrivés.
– Oh ! ma petite mère, ne refuse pas, dit l’enfant en m’entourant de ses bras ; quel bonheur de voir tous ces animaux féroces qui font peur !
– Et, par ce beau soleil, tous les beaux oiseaux au plumage étincelant, ajouta Albert.
– Oh ! oh ! partons, partons vite, s’écria l’enfant en frappant des pieds.
– Ne le privez pas de cette grande joie, me dit Albert avec un bon sourire.
– Je le veux, je le veux ; dis oui, répétait l’enfant en me tirant par ma jupe.
– Il faut bien obéir, répliquai-je en riant, mais convenez, M. de Lincel, que nous allons un peu vite sur le chemin de l’amitié.
– Oh ! j’aimerais bien mieux que ce fût sur un autre chemin, dit Albert en baisant ma main ; je me sens disposé, marquise, à devenir amoureux de vous.