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2001 Words
3À cette époque précisément les Japonais cherchaient de tous côtés des navires de construction européenne, et il n’eut aucune difficulté à trouver un acheteur, un spéculateur qui marchanda âprement, mais paya comptant la Fair Maid, avec l’idée de la revendre avec profit. C’est ainsi que le capitaine Whalley se trouva, un certain après-midi, descendant les marches d’un des plus importants bureaux de poste d’Extrême-Orient, un morceau de papier bleuté à la main. C’était le reçu d’une lettre recommandée contenant un chèque de deux cents livres et adressée à Melbourne. Le capitaine Whalley fourra le papier dans la poche de son gilet, prit dans sa main la canne qu’il avait sous le bras et descendit la rue. C’était une avenue récemment percée et encore en désordre, avec des trottoirs rudimentaires, et qu’une moelleuse couche de poussière couvrait sur toute sa largeur. À l’une de ses extrémités, elle aboutissait à la rue sordide des boutiques chinoises près du port, et de l’autre côté, elle filait tout droit, sans la moindre maison, pendant environ deux milles, à travers des bouquets de végétation qui avaient l’air d’une jungle, jusqu’aux grilles des cours de la nouvelle Compagnie des docks. Les façades crues des nouveaux bâtiments du gouvernement alternaient avec les palissades de terrains vagues, et la vue du ciel semblait ajouter encore de l’espace à cette large enfilade. L’avenue était vide et les indigènes l’évitaient après les heures de travail, comme s’ils se fussent attendus à voir quelque tigre venir au petit galop des environs des nouveaux réservoirs situés sur la colline, jusqu’au milieu de la ville pour y dîner d’un boutiquier chinois. Le capitaine Whalley n’était pas écrasé par la solitude de cette avenue en construction. Il avait trop belle allure pour cela. Sa silhouette isolée avançait d’un pas décidé : il avait une grande barbe blanche comme un pèlerin et une grosse canne qui avait l’air d’une arme. D’un côté de l’avenue, le nouveau palais de justice offrait la ligne d’un portique bas et sans ornements, soutenu par des colonnes trapues que dissimulaient à demi les vieux arbres que l’on avait conservés dans les abords. De l’autre côté, les ailes du pavillon de la nouvelle trésorerie coloniale s’avançaient en bordure de l’avenue. Mais le capitaine Whalley, qui n’avait maintenant ni navire ni loyer, se rappelait en passant là, qu’à cet endroit même, la première fois qu’iI était venu d’Angleterre, il y avait un village de pêcheurs, quelques huttes montées sur pilotis, entre une crique envasée où l’on ne pouvait entrer qu’à marée haute et un sentier boueux qui serpentait jusqu’à une jungle inextricable, sans le moindre dock ni le moindre bassin. Ni navire, - ni foyer. Et sa pauvre Ivy, là-bas, n’avait pas de foyer non plus. Une pension de famille n’est pas un foyer, encore que cela puisse vous procurer de quoi vivre. Il se sentait froissé dans ses sentiments à l’idée d’une pension de famille. Dans sa situation sociale, il avait ce tempérament véritablement aristocratique que caractérisent le mépris de la bourgeoisie commune et les préjugés sur la nature humiliante de certaines professions. Pour sa propre part, il avait toujours préféré commander des voiliers de commerce (ce qui est une profession sans détour) plutôt qu’acheter et vendre des marchandises, occupation qui nécessite d’avoir raison de quelqu’un dans un marché - déploiement d’intelligence peu digne. Son père avait été le colonel en retraite Whalley, au service de la Compagnie des Indes, il n’avait que peu de ressources en dehors de sa pension, mais il était fort bien apparenté. Le capitaine Whalley pouvait se rappeler combien souvent, dans son enfance, il avait entendu les garçons d’auberge, les boutiquiers dans les villages et autres petites gens de cette espèce, appeler le vieux soldat my lord, sur la foi de son allure imposante. Le capitaine Whalley lui-même (il serait entré dans la Marine si son père n’était mort avant qu’il eût quatorze ans) avait un peu du grand air qui eût convenu à un vieux et glorieux amiral; mais, comme un fétu dans le remous d’un torrent, il disparut dans une rue que remplissait l’essaim d’une humanité brune et jaune et qui, par contraste avec la vaste avenue déserte qu’il venait de quitter, semblait aussi étroite qu’une allée et absolument débordante d’animation. Les murs des maisons étaient bleus : les boutiques des Chinois bâillaient comme des cavernes; un amoncellement de marchandises indescriptibles encombrait la pénombre d’une longue rangée d’arcades, tandis que l’ardente et sereine clarté du soleil couchant remplissait tout le milieu de la rue, d’un bout à l’autre, d’un éclat semblable au reflet d’un incendie. Il tombait sur les couleurs brillantes et sur les visages sombres de cette foule aux pieds nus, sur le dos jaunâtre des coolies à demi vêtus, sur l’accoutrement d’un énorme soldat sikh dont le visage s’ornait d’une barbe divisée en pointes et d’une paire de moustaches farouches, et qui montait la garde à la grille du bâtiment de la police. Très haut au-dessus des têtes, dans un nuage rouge de poussière, le tramway, absolument bondé, naviguait prudemment sur ce flot humain, en faisant retentir sa corne incessamment, à la façon d’un vapeur qui tâtonne dans la brume. Le capitaine Whalley émergea comme un plongeur à l’autre extrémité, et dans l’ombre déserte que faisaient les murs rapprochés de deux hangars, il retira son chapeau pour se rafraîchir le front. Un certain discrédit s’attachait à la situation de directrice de pension de famille. On disait ces femmes rapaces, sans scrupules, et fausses : et s’il ne méprisait aucune classe humaine - certes, pas ! - il y avait des soupçons auxquels une Whalley ne pouvait vraiment pas s’exposer. Il ne lui avait fait toutefois aucune observation. Il était sûr qu’elle partageait son sentiment : il en était ennuyé pour elle : il avait confiance en son jugement; il considérait comme une heureuse compensation qu’il pût encore l’aider une fois de plus, mais dans le fond de son cœur aristocratique, il se serait plus facilement fait à l’idée qu’elle était devenue couturière. Il se rappelait vaguement avoir lu, il y avait bien des années, une pièce de vers touchante intitulée : La Chanson de la chemise. C’était très joli de faire des chansons à propos des femmes pauvres. La petite-fille du colonel Whalley, tenir une pension de famille ! Mon Dieu ! Il remit son chapeau, plongea successivement dans deux de ses poches et s’arrêtant un moment pour appliquer une allumette enflammée à l’extrémité d’un petit cigare bon marché, lança avec amertume un nuage de fumée sur un monde qui pouvait réserver de pareilles surprises. Il était certain d’une chose - c’est qu’elle était la fille d’une mère intelligente. Il avait surmonté maintenant le déchirement qu’il avait eu à se séparer de son navire, et il comprenait clairement que cette décision était inévitable. Peut-être s’en était-il rendu compte depuis longtemps sans se l’avouer. Mais elle, là-bas, avait dû en avoir l’intuition, et le courage d’envisager la vérité et de parler - toutes les qualités qui avaient fait de sa mère une femme de si excellent conseil. Il aurait bien fallu en venir là. Il était heureux qu’elle lui eût forcé la main. Encore un an ou deux et c’eût été une vente sans aucun profit. Pour garder le navire armé, il s’était obéré chaque année davantage. Il était sans défense devant le travail sournois de l’adversité; à ses assauts plus directs, il pouvait offrir un front ferme; comme une falaise qui résiste immuablement aux assauts violents de la mer, et garde une hautaine ignorance du remous qui affouille traîtreusement sa base. En fin de compte, tout liquidé, et une fois satisfaite la demande de sa fille, sans rien devoir à personne, il lui restait de cette vente une somme de cinq cents livres en lieu sûr. En outre, il avait sur lui une quarantaine de dollars - de quoi payer sa note d’hôtel, à condition qu’il ne s’attardât pas trop longtemps dans la modeste chambre où il s’était réfugié. Mesquinement meublée, cette chambre au parquet ciré ouvrait sur une des vérandas latérales. Ce bâtiment de briques isolé, aussi exposé qu’une cage, retentissait du battement incessant des rideaux de nattes agités par le vent entre les piliers blanchis à la chaux de la façade qui regardait la mer. Les chambres étaient hautes et des rais de soleil jouaient sur les plafonds; et les invasions périodiques de touristes débarqués des paquebots remplissaient la pénombre de ces appartements ventés du tumulte de leurs voix inaccoutumées et de leur présence passagère, comme les relais d’une migration d’ombres condamnées à faire le tour du monde sans laisser de trace. Le bruissement de leurs irruptions se dissipait aussi soudainement qu’il avait pris naissance : les corridors balayés de courants d’air et les chaises longues de la véranda ne connaissaient plus leur curiosité précipitée ni la prostration de leur sieste : et le capitaine Whalley, imposant et digne, laissé à peu près seul dans le vaste hôtel par le départ de tous ces oiseaux de passage, avait de plus en plus l’impression d’être un touriste égaré et sans but, un voyageur perdu privé de tout foyer. Dans la solitude de sa chambre, il fumait pensivement, en regardant fixement les deux malles de cabine qui contenaient ce qu’il pouvait considérer comme tout son bien en ce monde. Un gros rouleau de cartes marines dans une enveloppe de toile cirée était placé dans un coin; la caisse plate qui renfermait le portrait peint et les trois photographies avait été poussée sous le lit. Il était las de discuter des taux de fret, de surveiller des chargements, de toute la routine des affaires. Ce qui pour la contrepartie n’avait été que la vente d’un navire était pour lui un événement considérable qui entraînait radicalement une vue nouvelle de l’existence. Il savait qu’après ce navire il n’en posséderait plus d’autres; et les espérances de sa jeunesse, l’exercice de ses connaissances, tous les sentiments et les actes de sa maturité, avaient été indissolublement liés aux navires. Il avait servi sur des navires; il avait possédé des navires : et même ses années de retraite avaient été rendues supportables par l’idée qu’il n’avait qu’à étendre une main pleine d’argent pour avoir un navire. Il avait pu se donner l’illusion de posséder tous les navires du monde. La vente de la Fair Maid avait été une pénible transaction; mais une fois qu’elle eut quitté ses mains, qu’il eut signé le dernier reçu, il eut l’impression que les navires avaient tous disparu du monde, tous ensemble, en le laissant sur le bord d’un inaccessible océan avec sept cents livres entre les mains. Le capitaine Whalley, qui suivait le quai d’un pas ferme et mesuré, détourna son regard de la rade familière. Deux générations de marins nés depuis sa première journée à la mer se dressaient entre lui et tous ces navires à l’ancre. Le sien était vendu et il se demandait : Que va-t-il se passer ? Le sentiment de sa solitude, d’un vide intérieur, et aussi de sa perte, comme si on lui eût arraché l’âme, avait d’abord fait naître en lui le désir de partir aussitôt retrouver sa fille. Il lui aurait dit : Voici ce qui me reste, prends-le, ma chérie. Et voici ton vieux père : il faut le prendre aussi. Son âme se révolta, comme effrayée de ce qu’une telle impulsion recélait. Renoncer ! Jamais de la vie ! Quand on est profondément découragé, toutes sortes de sottises vous viennent à l’esprit. Ce serait un joli cadeau à faire à une femme pauvre, ces sept cents livres avec l’embarras d’un vigoureux vieillard qui, selon toute vraisemblance, durerait encore bien des années. N’était-il pas capable de mourir sous le harnais tout aussi bien que n’importe lequel de ces jeunes gens qui commandaient ces navires mouillés là-bas. Il était aussi solide que jamais. Mais quant à trouver quelqu’un disposé à lui donner de l’ouvrage, c’était une autre affaire. Allait-il, avec son aspect et son passé, chercher un poste de débutant, il était à craindre qu’on ne le prît pas au sérieux; ou peut-être, en admettant qu’on s’intéressât à lui, n’obtiendrait-il que de la pitié, ce qui reviendrait à se montrer à nu pour qu’on vous jette à la porte. Il n’avait pas envie d’exposer sa situation inutilement. Il ne voulait de la pitié de personne. D’un autre côté, un commandement - la seule chose qu’il pût chercher, en toute convenance - ne l’attendait vraisemblablement pas au coin de la rue. Les commandements ne traînent pas les rues par le temps qui court. Depuis le moment où il était descendu à terre pour régler la question de la vente, il n’avait cessé d’ouvrir l’oreille, mais rien ne lui avait fait supposer qu’il y eût un commandement vacant dans le port. Et même s’il y en avait eu un, la réussite de son passé y serait un obstacle. Il avait été trop longtemps son propre armateur. La seule lettre de recommandation qu’il eût pu montrer, c’était le témoignage de sa vie entière. Quelle meilleure recommandation pouvait-on demander ? Mais il sentait vaguement que l’on considérerait cet unique document comme une curiosité archaïque des mers d’Extrême-Orient, un grimoire rédigé en termes désuets - dans une langue à demi oubliée.
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