Marissa
Il y a des choses qu’on ne peut pas oublier. On ne peut pas ne pas les voir, ne pas les entendre.
Du sang partout sur le sol. Le bruit des coups de feu. La manière dont mon cœur s’était arrêté quand Junior Tacone avait pointé ce flingue sur moi, décidant s’il allait me laisser vivre ou me tuer.
Je détestais ce moment de la journée quand les clients se faisaient plus rares, que les affaires ralentissaient, et que j’avais du temps pour me souvenir.
Cela faisait six mois que l’affrontement entre les mafias russe et sicilienne avait eu lieu au Caffè Milano, et j’étais encore sérieusement nerveuse. Examinant encore chaque client qui entrait, priant pour qu’il ne soit pas un type de la mafia russe, venu pour se venger. Ou me secouer pour obtenir des informations afin de trouver les Tacone.
Mais ils n’étaient pas revenus. Personne n’était jamais revenu, sauf les Tacone avec leurs vitriers et une somme d’argent suffisamment importante pour moderniser toute notre cuisine. Ce qui tombait bien parce que notre chambre froide était sur le point de tomber en rade, et ce commerce n’avait pas été rénové depuis que mes grands-parents l’avaient ouvert dans les années 1960.
Je sortis une salade de pâtes de la vitrine réfrigérée pour la mettre dans la chambre froide pour la nuit. Quand je revins, je me figeai, un hoquet s’échappant du fond de ma gorge.
Au début, je crus que c’était Junior Tacone qui se tenait à mon comptoir.
Le mec qui avait viré gangster chez moi et descendu six gars. Celui qui était soi-disant le protecteur de ce quartier.
Mais ce n’était pas Junior. C’était son frère, Gio Tacone, celui qui avait pris une balle sur le trottoir. L’homme que je croyais mort.
— Monsieur Tacone !
Je me maudis d’avoir l’air essoufflée.
— Gio, corrigea-t-il. Marissa, comment vas-tu ?
Il sait comment je m’appelle !
C’était plus que je ne pouvais en dire de Junior, le chef actuel de la famille. Et j’aurais aimé que ça ne fasse pas papillonner mes entrailles, mais tel était bien le cas. Gio posa son avant-bras sur le comptoir et me cloua sur place d’un regard noisette aux cils sombres.
Il était un vrai régal pour les yeux. Avec ses beaux traits ciselés, il aurait facilement pu être un acteur ou un mannequin, et il avait le charme correspondant.
— Vous êtes vivant, lâchai-je.
Je n’avais pas entendu dire qu’il avait survécu. J’avais vérifié les journaux et cherché son nom sur Google après la fusillade. Il n’y avait eu aucun signalement sur sa mort, mais je l’avais vu prendre une balle de mes propres yeux.
— Enfin, vous vous en êtes sorti. Je suis si contente !
Puis je rougis, parce que… oui. Je n’étais probablement pas censée parler de ce qui s’était passé, même s’il n’y avait que nous ici.
Gio m’attrapa le poignet, immobilisant ma main. Son pouce caressa mon pouls, tandis que mes doigts tremblaient entre nous.
— Pourquoi trembles-tu, poupée ? Tu as peur de moi ?
Peur de lui ? Oui. Absolument. Mais j’étais également excitée. C’était le seul des frères Tacone que j’avais hâte de voir. Ça avait toujours été le cas, même quand je n’avais que dix ans, essuyant les tables alors que les hommes de la mafia se retrouvaient ici.
— Non ! répondis-je en retirant ma main. Je suis simplement nerveuse. Vous savez… depuis… ce qui s’est passé. Et vous m’avez surprise.
Son regard me pénétra, comme s’il savait que ce n’était pas tout, et qu’il voulait tout apprendre. Un mouvement étrange se produisit dans ma poitrine.
Je replaçai une mèche rebelle derrière mon oreille pour dissimuler mon malaise grandissant.
— Tu fais des cauchemars ? devina-t-il, comme s’il avait lu dans mes pensées.
Je hochai la tête. Puis la manière dont il le savait me traversa l’esprit.
— Et vous ?
Je ne m’attendais pas à ce qu’il l’avoue si c’était le cas. Je venais d’une famille italienne. Je savais que les hommes n’admettaient pas de faiblesse.
Je fus donc surprise quand il répondit :
— Tout le temps, p****n.
Il toucha l’endroit où la balle avait dû le pénétrer.
— Waouh.
Les coins de ses lèvres se relevèrent en un sourire dévastateur. Cet homme aurait vraiment dû faire du cinéma.
— Quoi ? Tu crois que les hommes, les vrais, ne font pas de cauchemars ?
— Peut-être pas les hommes dans votre secteur d’activité.
Son sourire disparut et il arqua un sourcil. Oups. J’avais franchi une ligne rouge. Je supposai qu’on ne mentionnait pas le secteur d’activité d’un mafieux.
J’ignorai le martèlement plus rapide de mon cœur.
— Désolée. Est-ce quelque chose dont nous ne devons pas parler ?
Il me fit transpirer pendant deux secondes, puis haussa à demi les épaules, comme s’il avait décidé de laisser passer.
— Je ne suis pas venu ici pour être sur ton dos. Je suis venu voir comment tu allais. M’assurer que tu allais bien.
Il battit de ses cils bruns recourbés qui auraient pu appartenir à un visage féminin s’il n’avait pas eu la mâchoire carrée et un nez aquilin.
— On dirait que ça ne va pas fort, ajouta-t-il.
La cloche du danger commença à tinter dans ma tête.
N’accepte jamais un service des Tacone. Tu le paieras toute ta vie.
C’était ce que mon grand-père avait toujours regretté. Il avait emprunté de l’argent à Arturo Tacone pour démarrer son commerce, et cela lui avait pris quarante ans pour rembourser. Mais il avait remboursé, et il en était très fier.
— Je vais bien. Nous allons bien, dis-je en me redressant et en levant le menton. Mais nous apprécierions si vous organisiez vos réunions professionnelles ailleurs à l’avenir.
Je ne savais pas ce qui m’avait poussée à dire ça. On n’énervait pas un patron de la mafia en l’insultant ou en posant des exigences. J’aurais assurément pu trouver un moyen plus sympa de présenter ma requête.
Encore une fois, il m’étudia pendant un instant avant de répondre. Mes paumes devinrent moites, mais je gardais la tête haute et croisai son regard.
— D’accord, concéda-t-il. Nous ne nous attendions pas à des problèmes. Junior a regretté ce qui s’est passé ici.
— Junior a pointé un flingue sur ma tête.
Les mots étaient venus tout seuls et jetèrent un froid entre nous. Trop tard pour les reprendre.
— Junior ne te ferait jamais de mal.
Il l’affirma si vite que je sus qu’il croyait à la vérité de ses paroles. Mais il n’avait pas vu ce que j’avais vu. Cet instant d’hésitation. Et son homme près de lui, lui murmurant que j’étais un témoin.
Junior avait pensé à me tuer.
Puis avait décidé de ne pas le faire.
Gio m’attrapa de nouveau la main et la tint, en en caressant le dos cette fois. Ses doigts étaient larges et puissants, donnant l’impression que les miens étaient petits et délicats en comparaison.
— C’est pour ça que tu es agitée, hein ? Je suis désolé que tu aies eu peur, mais je te le promets, tu es en sécurité. Cet endroit est sous notre protection.
Je déglutis, essayant d’ignorer à quel point son contact était agréable. À quel point il était agréable d’être apaisée par cet homme beau et dangereux. J’en rajoutai dans l’esbroufe.
— Peut-être que ce serait mieux s’il ne l’était pas.
Ma voix manquait d’assurance. Elle tremblait, trahissant ma nervosité. Je me raclai la gorge.
— Vous savez, si vous nous laissiez simplement tranquilles.
Je retins ma respiration, craignant sa réaction.
Mais… ?
Si je n’avais pas été plus maligne, j’aurais dit que mes paroles avaient blessé Gio au lieu de l’énerver. Mais il haussa simplement les épaules.
— Désolé, poupée. Tu ne peux pas te débarrasser de nous. Et je t’ai à l’œil, maintenant. Ce qui signifie que tu es parfaitement en sécurité.
J’aurais aimé lui dire que je n’étais pas sa poupée, qu’il pouvait se la garder, sa protection, et ficher le camp avec, mais je n’étais pas folle. De plus, une partie traîtresse de moi voulait qu’il continue à me caresser la main, qu’il continue à m’étudier comme si j’étais la personne la plus intéressante qu’il ait vue de la journée.
Mais je savais que tout ça était un mensonge.
Gio était un coureur de jupons. Et la réponse de mon corps à sa présence était dangereuse.
Il abandonna ma main et prit mon menton.
— Tu es en colère. Je comprends. Je vais te laisser sortir un peu tes griffes aujourd’hui. Mais nous avons donné une compensation à ta famille et nous honorerons nos engagements envers ce quartier et le Caffè Milano.
Son contact était autoritaire et ferme, mais malgré tout, doux. Les papillonnements de mon ventre n’en devinrent que plus déchaînés.
— Gio, murmurai-je.
Je détournai le visage, rompant le contact.
Mes mamelons avaient durci, se tendant sous mon soutien-gorge.
Il sortit un billet de cent dollars de sa poche et le déposa sur le comptoir.
— Donne-moi deux de ces cannolis, ordonna-t-il en les pointant du doigt.
J’obéis sans un mot et rangeai le billet de cent dans la poche de mon tablier, sans me donner la peine de lui proposer la monnaie. Il me semblait que s’il avait utilisé un billet de cent, c’était parce qu’il voulait dépenser sans compter, et j’allais le laisser faire.
Il sourit en coin alors qu’il prenait l’assiette de cannolis et s’asseyait à une table dans le café pour les manger.
Mince. J’étais fichue.
Gio Tacone venait de décider de faire de moi son projet de prédilection. Ce qui signifiait que les probabilités qu’il finisse par me posséder venaient de grimper en flèche.