Chapter 4

2200 Words
III LES DEUX JUMELLESLe marquis de Souday s’était mis au lit en se disant à lui-même ce vieil axiome : La nuit porte conseil. Puis, dans cette espérance, il s’était endormi. En dormant, il avait rêvé. A quoi ? A ses vieilles guerres de Vendée avec Charrette, dont il avait été l’aide de camp, et surtout il avait rêvé à ce brave fils d’un métayer de son père, qui avait été son aide de camp à lui. Il avait rêvé à Jean Oullier, auquel il n’avait jamais songé, qu’il n’avait jamais revu depuis le jour où, Charrette mourant, ils s’étaient séparés dans le bois de la Chabotterie. Autant qu’il pouvait se le rappeler, Jean Oullier habitait, avant de se joindre à l’armée de Charrette, le village de la Chrevrollière, près du lac de Grand-Lieu. Le marquis de Souday fit monter à cheval un homme de Machecoul, qui lui faisait d’habitude ses commissions, écrivit une lettre, le chargea d’aller à la Chevrollière, de s’informer si un nommé Jean Oullier vivait encore et habitait encore le pays. S’il vivait encore et habitait encore le pays, l’homme de Machecoul aurait à lui remettre la lettre dont il était porteur, et à le ramener, s’il était possible, avec lui. S’il demeurait aux environs, il avait à le joindre où il était. S’il était trop loin pour le suivre, il avait à s’informer de la localité qu’il habitait. S’il était mort, il avait à revenir dire qu’il était mort. Jean Oullier n’était pas mort, Jean Oullier n’était pas dans un pays lointain, Jean Oullier n’était pas même aux environs de la Chevrollière. Jean Oullier était à la Chevrollière même. Voici ce qui s’était passé après sa séparation d’avec le marquis de Souday. Il était resté caché dans le buisson d’où, sans être vu, il pouvait voir. Il avait vu le général Travot faisant Charrette prisonnier, et le traitant avec tous les égards qu’un homme comme le général Travot pouvait avoir pour Charrette. Mais il paraît que ce n’était point là tout ce qu’il voulait voir, puisque, Charrette placé sur un brancard et emporté, il resta encore. Il est vrai qu’un officier et un poste de douze hommes étaient restés dans le bois. Une heure après que ce poste fut installé, un paysan vendéen avait passé à dix pas de Jean Oullier, et avait répondu au qui-vive de la sentinelle bleue par le mot : « AMI, » réponse bizarre dans la bouche d’un paysan royaliste parlant à des soldats républicains. Puis il avait échangé un mot d’ordre avec la sentinelle qui l’avait laissé passer. Puis, enfin, il s’était approché de l’officier qui, avec une expression de dégoût impossible à décrire, lui avait remis une bourse pleine d’or. Après quoi le paysan avait disparu. Selon toute probabilité, l’officier et les douze hommes n’avaient été envoyés là que pour attendre ce paysan ; car, à peine avait-il disparu, qu’eux-mêmes s’étaient ralliés et avaient disparu à leur tour. Selon toute probabilité encore, Jean Oullier avait vu tout ce qu’il voulait voir ; car il sortit de son buisson comme il y était entré, c’est-à-dire en rampant, se remit sur ses pieds, arracha la cocarde blanche de son chapeau, et avec l’insouciance d’un homme qui, depuis trois ans, joue sa vie chaque jour sur un coup de dé, s’enfonça dans la forêt. La même nuit il arriva à la Chevrollière. Il alla droit à la place où il croyait trouver sa maison. A la place de sa maison était une ruine noircie par la fumée. Il s’assit sur une pierre et pleura. C’est que, dans cette maison, il avait laissé une femme et deux enfants. Jean Oullier entendit un bruit de pas ; il releva la tête. Un paysan passait ; Jean Oullier le reconnut dans l’obscurité. Il appela : — Tinguy ! Le paysan s’approcha. — Qui es-tu ? demanda-t-il, toi qui m’appelles. — Je suis Jean Oullier, répondit le chouan. — Dieu te garde ! répondit Tinguy. Et il voulut continuer son chemin. Jean Oullier l’arrêta. — Il faut que tu me répondes, lui dit-il. — Es-tu un homme ? — Oui. — Alors, interroge, je répondrai. — Mon père ? — Mort. — Ma femme ? — Morte. — Mes deux enfants ? — Morts. — Merci ! Jean Oullier se rassit ; il ne pleurait plus. Un instant après il se laissa tomber à genoux et pria. Il était temps, il allait blasphémer. Il pria pour ceux qui étaient morts. Puis, retrempé par cette foi profonde de les retrouver dans un monde meilleur, il bivouaqua sur ces tristes ruines. Le lendemain, au point du jour, il était à la besogne, aussi calme, aussi résolu que si son père eût été à la charrue, sa femme devant la cheminée, et ses enfants devant la porte. Seul, et sans demander aide à personne, il rebâtit sa chaumière. Il y vécut de son humble travail de journalier ; et, qui eût conseillé à Jean Oullier de demander aux Bourbons le prix de ce qu’à tort ou à raison il regardait comme son devoir, celui-là eût fort risqué de révolter la simplicité pleine de grandeur du pauvre paysan. On comprend qu’avec ce caractère, Jean Oullier recevant une lettre du marquis de Souday, qui l’appelait son vieux camarade et le priait de se rendre à l’instant même au château, on comprend que Jean Oullier ne se fît pas attendre. Il ferma la porte de sa maison, en mit la clef dans sa poche, et comme il vivait seul, n’ayant personne à prévenir, il partit à l’instant même. Le messager voulut lui céder le cheval, ou du moins le faire monter en croupe. Mais Jean Oullier secoua la tête. — Grâce à Dieu, dit-il, les jambes sont bonnes. Et, appuyant sa main sur le cou du cheval, il indiqua lui-même, par une espèce de pas gymnastique, l’allure que l’animal pouvait prendre. C’était un petit trot de deux lieues à l’heure. Le soir, Jean Oullier était au château de Souday. Le marquis le reçut avec une joie visible ; toute la journée il avait été tourmenté de l’idée que Jean Oullier était absent ou mort. Il va sans dire que cette absence ou cette mort ne le tourmentait pas pour Jean Oullier, mais pour lui-même. Nous avons prévenu nos lecteurs que le marquis de Souday était légèrement égoïste. La première chose que fit le marquis, ce fut de prendre Jean Oullier à part, et de lui confier sa position et les embarras qui en résultaient pour lui. Jean Oullier, qui avait eu ses deux enfants massacrés, ne comprenait pas très bien qu’un père se séparât volontiers de ses deux enfants. Il accepta cependant la proposition que lui fit le marquis de Souday, de lui faire élever ses deux enfants jusqu’au moment où elles auraient atteint l’âge d’aller en pension. Il chercherait à la Chevrollière, ou aux environs, quelque brave femme qui leur tînt lieu de mère, si toutefois quelque chose tient lieu de mère à des orphelins. Quand bien même les deux jumelles eussent été laides et désagréables, Jean Oullier eût accepté ; mais elles étaient si gentilles, si avenantes, si gracieuses, leur sourire était si engageant, que le bon homme les avait tout de suite aimées comme ces gens-là savent aimer. Il prétendait qu’avec leurs petites figures blanches et roses et leurs longs cheveux bouclés, elles lui rappelaient si bien les anges qui, avant qu’on les eût brisés, entouraient la madone du maître-autel de Grandlieu, qu’en les apercevant il avait eu l’idée de s’agenouiller. Il fut donc décidé que le lendemain Jean Oullier emmènerait les deux enfants. Malheureusement, pendant tout le temps qui s’était écoulé entre le départ de la nourrice et l’arrivée de Jean Oullier, il avait plu. Le marquis, confiné dans son castel, avait senti qu’il commençait de s’ennuyer. S’ennuyant, il avait appelé auprès de lui ses deux filles, et s’était mis à jouer avec elles. Plaçant l’une à califourchon sur son cou, asseyant l’autre sur ses reins, il s’était, comme le Béarnais, promené à quatre pattes tout autour de l’appartement. Seulement il avait raffiné sur les amusements que Henri IV donnait à sa progéniture : avec sa bouche, le marquis de Souday imitait tour à tour le son du cor et l’aboi de toute une meute. Cette chasse à l’intérieur avait énormément amusé le marquis de Souday. Il va sans dire que les enfants, eux, n’avaient jamais tant ri. En outre, ils avaient pris goût à la tendresse accompagnée de toutes sortes de chatteries que leur père leur avait prodiguées pendant ces quelques heures, afin d’atténuer, selon toute probabilité, les reproches que lui faisait sa conscience à propos de cette séparation si prompte après une si longue absence. Les deux petites filles témoignaient donc au marquis un attachement féroce et une reconnaissance dangereuse pour ses projets. Aussi, à huit heures du matin, lorsque la carriole fut amenée devant le perron du château, lorsque les deux petites filles eurent compris qu’on allait les amener, commencèrent-elles à pousser des cris de désespoir. Bertha se rua sur son père, embrassa une de ses jambes, et, se cramponnant aux jarretières du monsieur qui lui donnait tant de bonbons et qui faisait si bien le cheval, elle y enchevêtra ses petites mains avec tant de force, que le pauvre marquis craignit de lui briser les poignets en essayant de les détacher. Quant à Mary, elle s’était assise sur une marche et se contentait de pleurer, mais de pleurer avec une telle expression de douleur que Jean Oullier se sentit encore plus remué de ce chagrin muet que du désespoir bruyant de l’autre petite fille. Le marquis de Souday employa toute son éloquence à persuader aux deux petites filles qu’en montant dans la voiture elles auraient bien plus de friandises et de plaisir qu’en restant auprès de lui : mais, plus il parlait, plus Mary sanglotait, plus Bertha trépignait et l’étreignait avec rage. L’impatience commençait à gagner le marquis, et voyant que la persuasion ne pouvait rien, il allait employer la force, lorsqu’en levant les yeux son regard se fixa sur Jean Oullier. Deux grosses larmes roulaient le long des joues bronzées du paysan et allaient se perdre dans l’épais collier de favoris roux qui lui encadrait le visage. Ces larmes étaient à la fois une prière pour le maquis, et un reproche pour le père. Il fit signe à Jean Oullier de dételer le cheval, et tandis que Bertha, qui avait compris ce signe, dansait de joie sur le perron, il dit à l’oreille du métayer : — Tu partiras demain. Ce jour-là, comme il faisait très beau, le marquis voulut utiliser le séjour de Jean Oullier en allant à la chasse et en se faisant accompagner par lui : il le conduisit en conséquence dans sa chambre pour qu’il l’aidât à revêtir son costume d’expédition. Le paysan fut frappé de l’affreux désordre qui régnait dans la petite chambre de son maître, et ce fut une occasion pour le marquis d’achever ses confidences intimes en se plaignant de son maître-jacques femelle, qui, convenable devant ses fourneaux, était d’une incurie odieuse dans tous les autres soins du ménage, et particulièrement dans ceux qui regardaient la toilette du marquis. Ce dernier fut plus de dix minutes avant d’avoir trouvé une veste qui ne fût pas veuve de tous ses boutons, ou une culotte qui ne fût pas affligée d’une solution de continuité par trop indécente. Enfin, on y arriva. Le marquis, tout louvetier qu’il était, était trop pauvre pour se donner le luxe d’un valet de chiens ; en conséquence, il conduisait lui-même son petit équipage. Ainsi forcé de se partager entre le soin du défaut et les préoccupations du tir, il était rare qu’il ne rentrât point bredouille. Avec Jean Oullier, ce fut tout autre chose. Le vigoureux paysan, dans toute la force de l’âge, gravissait les rampes les plus escarpées de la forêt avec la vigueur et la légèreté d’un chevreuil ; il bondissait au-dessus des halliers quand il lui semblait trop long de les tourner, et, grâce à ses jarrets d’acier, il ne quitta pas ses chiens d’une semelle. Enfin, dans deux ou trois occasions, il les appuya avec tant de bonheur que le sanglier qu’ils chassaient, comprenant que ce n’était pas en fuyant qu’il se débarrasserait d’eux, finit cette fois par les attendre et faire tête dans un fourré, où le marquis eut la joie de le tuer au ferme, ce qui ne lui était pas encore arrivé. Le marquis rentra chez lui transporté d’allégresse, et remerciant Jean Oullier de la charmante journée qu’il lui devait. Pendant le dîner, il fut d’une humeur charmante, et inventa de nouveaux jeux pour mettre les petites filles à l’unisson de son humeur. Le soir, lorsqu’il rentra dans sa chambre, le marquis de Souday trouva Jean Oullier assis, les jambes croisées, dans un coin, à la manière des Turcsou des tailleurs. Il avait en face de lui une montagne de vêtements, et tenait à la main une vieille culotte de velours dans laquelle il promenait l’aiguille avec fureur. — Que diable fait-tu là ? lui demanda le marquis. — L’hiver est froid dans ce pays de plaine, surtout quand le vent vient de la mer, et, rentré chez moi, j’aurai froid aux jambes rien qu’en pensant que la bise peut arriver aux vôtres par de telles ouvertures, répondit Jean Oullier, en montrant à son maître une fente qui allait du genou à la ceinture dans la culotte qu’il réparait. — Ah çà ! tu es donc tailleur ? lui demanda le marquis. — Hélas ! répondit Jean Oullier, est-ce qu’on ne sait pas un peu de tout, quand, depuis plus de vingt ans, on vit seul ? D’ailleurs, on n’est jamais embarrassé quand on a été soldat. — Ah çà ! est-ce que je ne l’ai pas été aussi, moi ? demanda le marquis. — Non ; vous, vous avez été officier, et ce n’est pas la même chose. Le marquis de Souday regarda Jean Oullier avec admiration et se coucha, s’endormit et ronfla, sans que cela interrompît le moins du monde la besogne de l’ancien chouan. Au milieu de la nuit, le marquis se réveilla. Jean Oullier travaillait toujours. La montagne de vêtements n’avait pas sensiblement diminué. — Mais tu n’auras jamais fini, même en travaillant jusqu’au jour, mon pauvre Jean ! lui dit le marquis. — Hélas ! j’en ai grand’peur. — Alors, va te coucher, mon vieux camarade ; tu ne partiras que lorsqu’il y aura un peu d’ordre dans toute cette défroque, et nous chasserons encore demain.
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