Chapter 2

2462 Words
I L’AIDE DE CAMP DE CHARRETTES’il vous est arrivé par hasard, cher lecteur, d’aller de Nantes à Bourgneuf, vous avez, en arrivant à Saint-Philibert, écorné pour ainsi dire l’angle méridional du lac de Grandlieu, et, continuant votre chemin, vous êtes arrivé, au bout d’une ou deux heures de marche, selon que vous étiez à pied ou en voiture, aux premiers arbres de la forêt de Machecoul. Là, à gauche du chemin, dans un grand bouquet d’arbres qui semble appartenir à la forêt, dont il n’est séparé que par la grande route, vous avez dû apercevoir les pointes aiguës de deux minces tourelles, et le toit grisâtre d’un petit castel perdu au milieu des feuilles. Les murs lézardés de cette gentilhommière, ses fenêtres ébréchées, sa couverture rongée par les iris sauvages et les mousses parasites, lui donnent, malgré ses prétentions féodales et les deux tours qui la flanquent, une si pauvre apparence, qu’elle n’exciterait certainement la convoitise d’aucun de ceux qui la regardent en cheminant, sans sa délicieuse position en face des futaies séculaires de la forêt de Machecoul, dont les vagues verdoyantes montent à l’horizon, aussi loin que la vue peut s’étendre. En 1831, ce petit castel était la propriété d’un vieux gentilhomme nommé le marquis de Souday, et s’appelait le château de Souday, du nom de son propriétaire. Faisons connaître le propriétaire après avoir fait connaître le château. Le marquis de Souday était l’unique représentant et le dernier héritier d’une vieille et illustre maison de Bretagne, car le lac de Grandlieu, la forêt de Machecoul, la ville de Bourgneuf, situés dans cette partie de la France circonscrite aujourd’hui dans le département de la Loire-Inférieure, faisaient autrefois partie de la province de Bretagne avant que la France fût divisée par départements. Sa famille avait été jadis un de ces arbres féodaux aux rameaux immenses dont l’ombrage s’étendait sur toute une province. Mais les ancêtres du marquis, à force de se mettre en frais pour monter dignement dans les carrosses du roi, avaient si bien réussi à l’ébrancher peu à peu, que 89 était venu fort à propos pour empêcher le tronc vermoulu d’être jeté bas par la main d’un huissier, en lui réservant une fin plus digne que son illustration. Lorsque sonna l’heure de la Bastille, lorsque croula la vieille prison des rois, présageant l’écroulement de la royauté, le marquis de Souday, déjà héritier, sinon des biens, il n’en restait d’autres que la petite gentilhommière que nous avons dit, mais du nom de son père, était premier page de Son Altesse Royale M. le comte de Provence. A seize ans, c’était l’âge qu’avait alors le marquis, les événements ne sont guère que des accidents : il était au reste difficile de ne pas devenir profondément insoucieux à la cour épicurienne, voltairienne et constitutionnelle du Luxembourg, où l’égoïsme avait ses coudées franches. C’était le jeune marquis qui avait été envoyé sur la place de Grève, pour guetter le moment où le bourreau serrerait la corde autour du cou de Favras, et où celui-ci, en rendant le dernier soupir, rendrait à Son Altesse Royale sa tranquillité un instant troublée. Il était revenu à grande course dire au Luxembourg : — Monseigneur, c’est fait ! Et Monseigneur, de sa voix claire et fluette, avait dit : — A table, Messieurs ! à table ! Et l’on avait soupé comme si un brave gentilhomme, qui donnait gratuitement sa vie à Son Altesse, ne venait pas d’être pendu comme un meurtrier et comme un vagabond. Puis étaient venus les premiers jours sombres de la révolution, la publication du livre rouge, la retraite de Necker, la mort de Mirabeau. Un jour, le 22 février 1791, une grande foule était accourue et avait enveloppé le Luxembourg. Il s’agissait de bruits répandus ; Monsieur, disait-on, voulait fuir et rejoindre les émigrés qui se rassemblaient sur le Rhin. Mais Monsieur se montra au balcon, et fit le serment solennel de ne point quitter le roi. Et en effet, le 21 juin il partit avec le roi, sans doute pour ne point manquer à sa parole de ne pas le quitter. Il le quitta cependant, et pour son bonheur, car il arriva tranquillement à la frontière de Belgique avec son compagnon de voyage, le marquis d’Avaray, tandis que Louis XVI était arrêté à Varennes. Notre page tenait trop à sa réputation de jeune homme à la mode pour demeurer en France, où cependant la monarchie allait avoir besoin de ses plus zélés défenseurs. Il émigra donc à son tour, et, comme personne ne fit attention à un page de dix-huit ans, il arriva sans accident à Coblentz, et aida à compléter le cadre des mousquetaires qui se reformaient outre-Rhin, sous les ordres du marquis de Montmorin. Pendant les premières rencontres, il fit bravement campagne avec les trois Condé, fut blessé devant Thionville ; puis, après bien des déceptions, éprouva la plus forte de toutes par le licenciement des corps d’émigrés, mesure qui, avec leurs espérances, enlevait à tant de pauvres diables le pain du soldat, leur dernière ressource. Il est vrai que ces soldats servaient contre la France, et que ce pain était pétri par la main de l’étranger. De marquis de Souday tourna alors les yeux vers la Bretagne et la Vendée, où depuis deux ans on combattait. Voici où en était la Vendée : tous les premiers chefs de l’insurrection étaient morts ou tués. Cathelineau avait été tué à Vannes. Lescure avait été tué à La Tremblaye. Bonchamps avait été tué à Cholet. D’Elbée avait été ou allait être fusillé à Noirmoutiers. Enfin, ce que l’on appelait la Grande-Armée avait été anéanti au Mans. Elle avait vaincu à Fontenay, à Saumur, à Torfou, à Laval et à Dol. Elle avait eu l’avantage dans soixante combats ; elle avait tenu tête à toutes les forces de la République, confiées successivement à Biron, à Kléber, à Westermann, à Marceau. Elle avait, en repoussant l’appui de l’Angleterre, vu incendier ses chaumières, massacrer ses enfants, égorger ses pères, elle avait eu pour chefs Cathelineau, Henri de La Rochejaquelein, Stofflet, Bonchamps, Forestier, d’Elbée, Lescure, Marigny et Talmont ; elle était restée fidèle à son roi quand le reste de la France l’abandonnait ; elle avait adoré son Dieu quand Paris avait proclamé qu’il n’y avait plus de Dieu. Elle avait mérité enfin qu’un jour Napoléon appelât la Vendée la Terre des Géants. Charrette et La Rochejaquelein étaient restés à peu près seuls ; seulement Charrette avait une armée, La Rochejaquelein n’en avait plus. C’est que, pendant que la Grande-Armée se faisait détruire au Mans, Charrette, nommé général en chef du Bas-Poitou et secondé par le chevalier de Couëtus et Jolly, avait rassemblé une armée. Charrette, à la tête de cette armée, et La Rochejaquelein, suivi d’une dizaine d’hommes seulement, se rencontrèrent près de Maulevrier. Charrette, en voyant arriver La Rochejaquelein, comprit que c’était un général qui lui arrivait, et non un soldat. Il avait la conscience de lui-même, et ne voulait point partager son commandement ; il resta froid et hautain. Il allait déjeuner ; il n’invita pas même La Rochejaquelein à déjeuner avec lui. Le même jour, huit cents hommes se détachaient de l’armée de Charrette et passaient à La Rochejaquelein. Le lendemain Charrette dit à La Rochejaquelein : — Je pars pour Mortagne, vous allez me suivre. — Je n’ai pas, jusqu’ici, été habitué à suivre, dit La Rochejaquelein, mais à être suivi. Et La Rochejaquelein partit de son côté, laissant Charrette opérer du sien comme il l’entendrait. C’est celui-ci que nous suivrons, comme le seul dont les derniers combats et l’exécution se rattachent à notre histoire. Louis XVII était mort, et, le 26 juin 1795, Louis XVIII avait été proclamé roi de France au quartier général de Belleville. Le 15 août 1795, c’est-à-dire moins de deux mois après cette proclamation, un jeune homme apportait à Charrette une lettre du nouveau roi. Cette lettre, écrite de Vérone, et en date du 8 juillet 1795, conférait à Charrette le commandement légitime de l’armée royaliste. Charrette voulait répondre au roi par le même messager, et le remercier de la faveur qu’il lui faisait ; mais le jeune homme répondit qu’il était rentré en France pour y rester et combattre, demandant que la dépêche apportée par lui lui servît de recommandation près du général en chef. Charrette, à l’instant même, l’attacha à sa personne. Le jeune homme qui avait apporté cette lettre n’était autre que l’ancien page de Monsieur, le marquis de Souday. En se retirant pour se reposer des vingt dernières lieues qu’il venait de faire à cheval, le marquis trouva sur son chemin un jeune gars de trois ou quatre ans plus âgé que lui, et qui, le chapeau à la main, le regardait avec un affectueux respect. Il reconnut le fils d’un des métayers de son père avec lequel il avait chassé étant plus jeune, et avec lequel il aimait fort à chasser, nul ne détournant mieux un sanglier, et n’appuyant mieux les chiens quand l’animal était détourné. — Eh ! Jean Oullier, s’écria-t-il, est-ce toi ? — Moi-même en personne, pour vous servir, monsieur le marquis, répondit le jeune paysan. — Ma foi, mon ami, ce n’est pas de refus. Et es-tu toujours bon chasseur ? — Oh ! oui, monsieur le marquis ; seulement, pour l’heure, nous chassons un autre gibier. — N’importe, si tu veux, nous chasserons celui-ci ensemble comme nous chassions l’autre. — Ça n’est pas de refus, au contraire, monsieur le marquis, répondit Jean Oullier. Et, à partir de ce moment, Jean Oullier fut attaché au marquis de Souday, comme le marquis de Souday était attaché à Charrette ; c’est-à-dire que Jean Oullier était l’aide de camp de l’aide de camp du général en chef. Outre ses talents de chasse, Jean Oullier était un homme précieux dans les campements et était bon à tout, et le marquis de Souday n’avait à s’occuper de rien : dans les plus mauvais jours, le marquis ne manqua jamais d’un morceau de pain, d’un verre d’eau et d’une botte de paille ; ce qui, en Vendée, était un luxe dont ne jouissait pas toujours le général en chef. Nous serions fort tenté de suivre Charrette, et, par conséquent, notre jeune héros, dans quelques-unes de ces expéditions aventureuses tentées par le commandant général, et qui lui méritèrent la réputation du premier partisan du monde ; mais l’histoire est une sirène des plus décevantes, et lorsqu’on a l’imprudence d’obéir au signe qu’elle vous fait de la suivre, on ne sait plus où elle vous mène. Nous simplifierons donc notre récit autant que possible, laissant à un autre le soin de raconter l’expédition de M. le comte d’Artois à Noirmoutiers et à l’Ile-Dieu, et d’expliquer comment le prince resta trois semaines en vue des côtes de France sans y aborder, ainsi que le découragement de l’armée royaliste en se voyant abandonnée par ceux-là pour lesquels elle combattait depuis plus de deux ans. Charrette n’en remporta pas moins, quelque temps après, la terrible victoire des Quatre-Chemins ; ce fut la dernière. C’est que la trahison venait de s’en mêler. Victime d’un guet-apens, du Couëtus, le bras droit de Charrette, son autre lui-même depuis la mort de Jolly, fut fusillé. Dans les derniers temps de sa vie, Charrette ne peut plus faire un pas que son adversaire, quel qu’il soit, Hoche ou Travot, n’en soit averti. Environné de troupes républicaines, cerné de tous côtés, poursuivi jour et nuit, traqué de buissons en buissons, rampant de fossé en fossé, sachant qu’un peu plus tôt ou un peu plus tard il doit être tué dans quelque rencontre, ou, s’il est pris vivant, fusillé impitoyablement ; sans asile, brûlé de la fièvre, mourant de soif et de faim, n’osant demander aux fermes qu’il rencontre ni un peu de pain, ni un peu d’eau, ni un peu de paille, il n’a plus autour de lui que trente-deux hommes, dont font partie le marquis de Souday et Jean Oullier, quand, le 25 mars 1795, on lui annonce que quatre colonnes républicaines marchent contre lui. — Bien, dit-il ; en ce cas, c’est ici qu’il faut se battre jusqu’à la mort, et vendre chèrement sa vie. C’était à la Prelinière, dans la paroisse de Saint-Sulpice. Mais avec ses trente-deux hommes, Charrette ne se contente pas d’attendre les républicains, il marche au-devant d’eux ; à la Guyonnière, il rencontre le général Valentin à la tête de deux cents grenadiers et chasseurs. Charrette trouve une bonne position et s’y retranche. Là, pendant trois heures, il soutint les charges et le feu des deux cents républicains. Douze de ses hommes tombent autour de lui. L’armée, qui se composait de vingt-quatre mille hommes lorsque M. le comte d’Artois était à l’Ile-Dieu, est aujourd’hui de vingt hommes. Ces vingt hommes tiennent autour de leur général, et pas un ne songe à fuir. Enfin, pour en finir, le général Valentin prend un fusil, et, à la tête de cent quatre-vingts hommes, qui lui restent, charge à la baïonnette. Dans cette charge, Charrette est blessé d’une balle à la tête, et a trois doigts de la main gauche coupés d’un coup de sabre. Il va être pris, quand un Alsacien, nommé Peffer, qui a pour Charrette plus que du dévouement, une religion, prend son chapeau empanaché, lui donne le sien, et, s’élançant à gauche, lui crie : — Sauvez-vous à droite, c’est moi qu’ils vont poursuivre. Et en effet, c’est sur lui que s’acharnent les républicains, tandis que Charrette s’élance du côté opposé avec les quinze derniers hommes qui lui restent. Charrette touchait au bois de la Chabotterie, lorsque la colonne du général Travot paraît. Une nouvelle, une suprême lutte s’engage, dans laquelle Charrette n’a d’autre but que de se faire tuer. Mais, perdant son sang par trois blessures, il chancelle et va tomber. Un Vendéen, nommé Rossard, le charge sur ses épaules et l’emporte vers le bois. Avant d’arriver au bois, il tombe, percé d’une balle. Un autre, nommé Laroche Davo, lui succède, fait cinquante pas, et tombe à son tour dans le fossé qui sépare le bois de la plaine. Le marquis de Souday le prend à son tour entre ses bras, et tandis que Jean Oullier tue de ses deux coups de fusil les deux soldats républicains qui le pressent de plus près, il se jette, avec le général et sept hommes qui lui restent, dans le bois. A cinquante pas de la lisière, Charrette semble reprendre sa force. — Souday, dit-il, écoute mon dernier ordre. Le jeune homme s’arrête. — Dépose-moi au pied de ce chêne. Il hésitait à obéir. — Je suis toujours général, dit Charrette d’une voix impérieuse, obéis-moi donc ! Le jeune homme, vaincu, obéit, et dépose son général au pied du chêne. — La ! Maintenant, dit Charrette, écoute-moi bien. Il faut que le roi, qui m’a fait son général en chef, sache comment son général en chef est mort ; retourne auprès de Sa Majesté Louis XVIII, et raconte-lui ce que tu as vu. Je le veux ! Charrette parlait avec une telle solennité, que le marquis de Souday, que Charrette tutoyait pour la première fois, n’eut pas même l’idée de désobéir. Il déposa son général au pied d’un chêne et l’adossa au tronc. — Maintenant, lui dit Charrette, tu n’as pas une minute à perdre ; fuis, voilà les bleus. En effet, les républicains paraissent à la lisière du bois. Souday prit la main que lui tendait Charrette. — Embrasse-moi, lui dit celui-ci. Il l’embrassa. — Assez, dit le général ; pars. Souday jeta un regard à Jean Oullier. — Viens-tu ? lui dit-il. Mais celui-ci secoua la tête d’un air sombre. — Que voulez-vous que j’aille faire là-bas, monsieur le marquis ? dit-il ; tandis qu’ici… — Ici, que feras-tu ? — Je vous dirai cela si un jour nous nous revoyons, monsieur le marquis. Et il envoya ses deux balles aux deux républicains les plus proches. Les deux républicains tombèrent. L’un des deux était un officier supérieur, les républicains s’empressèrent autour de lui. Jean Oullier et le marquis de Souday profitèrent de cette espèce de sursis pour s’enfoncer dans la profondeur du bois. Seulement, au bout de cinquante pas, Jean Oullier, trouvant un épais buisson, s’y glissa comme un serpent, en faisant un signe d’adieu au marquis de Souday. Le marquis de Souday continua son chemin.
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