Chapter 8

2435 Words
VII MONSIEUR MICHELCe qui venait de se passer avait produit sur le jeune homme une impression si vive, qu’il lui sembla, lorsque les deux jeunes filles eurent disparu, qu’il sortait d’un rêve. En effet, il était à cette époque de la vie où ceux-là même qui sont destinés à devenir plus tard des hommes positifs payent leur tribut au romanesque, et cette rencontre avec deux jeunes filles si différentes de celles qu’il avait l’habitude de voir le transporta dans le monde fantastique des premières rêveries, où son imagination put s’égarer à loisir, et chercher ces châteaux bâtis par la main des fées, et qui s’écroulent aux deux côtés du chemin au fur et à mesure que nous avançons dans la vie. Nous ne voulons pas dire cependant qu’il en fût le moins du monde arrivé à éprouver de l’amour pour l’une ou pour l’autre des deux amazones, mais il se sentait aiguillonné d’une curiosité suprême, tant ce mélange de distinction, de beauté, de manières élégantes et d’habitudes cavalières et viriles lui semblaient extraordinaires. Il se promettait donc bien de chercher à les revoir, ou tout au moins de s’informer qui elles étaient. Le ciel sembla un instant vouloir satisfaire immédiatement sa curiosité, car s’étant mis en route pour regagner sa demeure, à cinq cents pas à peu près de l’endroit où la scène entre lui et les deux jeunes filles s’était passée, il se croisa avec un individu chaussé de grandes guêtres de cuir, portant par-dessus sa blouse une trompe de chasse et une carabine en sautoir, tenant un fouet à la main. Il marchait vite et semblait de fort méchante humeur. C’était évidemment quelque piqueur de la chasse qui suivait les deux jeunes filles. Aussi le jeune homme, appelant à son aide sa mine la plus gracieuse et son sourire le plus engageant pour l’aborder : — Mon ami, lui dit-il, vous cherchez deux demoiselles, n’est-ce pas ? l’une montée sur un cheval bai-brun, l’autre sur une jument rouan. — D’abord, je ne suis pas votre ami, Monsieur, attendu que je ne vous connais pas ; ensuite, je ne cherche pas deux demoiselles : je cherche mes chiens, répondit brutalement l’homme à la blouse, mes chiens qu’un imbécile a tout à l’heure détournés de la voie d’un loup qu’ils conduisaient, pour les mettre sur la trace d’un lièvre qu’il venait de manquer comme une mazette qu’il est. Le jeune homme se mordit les lèvres. L’homme à la blouse, que nos lecteurs ont sans doute reconnu pour Jean Oullier, continua : — Oui, je voyais tout cela des hauteurs de la Benate, que je descendais après le hourvari de notre animal, et j’eusse volontiers cédé mes droits à la prime que M. le marquis m’abandonne, pour n’être en ce moment qu’à deux ou trois longueurs de fouet de l’échine de ce mal-appris. Celui auquel il parlait ne jugea pas à propos de revendiquer en aucune façon au dénoûment de cette scène, le rôle qu’il lui avait ébauché au commencement, et de toute l’apostrophe de Jean Oullier, qu’il laissait passer comme s’il n’avait absolument rien à y répondre, il ne releva qu’un mot : — Ah ! dit-il, vous appartenez à M. le marquis de Souday ? Jean Oullier regarda de travers le malencontreux interrogateur. — Je m’appartiens à moi-même, répondit le vieux Vendéen ; je mène les chiens de M. le marquis de Souday, mais voilà tout, et c’est autant pour mon plaisir que pour le sien. — Tiens, dit le jeune homme comme se parlant à lui-même, depuis six mois que je suis revenu chez maman, je n’avais jamais entendu dire que M. le marquis de Souday fût marié ! — Eh bien ! moi, interrompit Oullier, je vous l’apprends, mon cher Monsieur, et si vous avez à répondre à cela, je vous apprendrai bien autre chose encore, entendez-vous ? Et après avoir prononcé ces mots avec un ton de menace auquel son interlocuteur sembla ne rien comprendre, Jean Oullier, sans se préoccuper davantage de la disposition d’esprit où il le laissait, tourna les talons, et rompit la conférence en reprenant avec rapidité le chemin de Machecoul. Resté seul, le jeune homme fit encore quelques pas dans la ligne suivie par lui depuis qu’il avait quitté les deux jeunes filles ; puis, prenant à gauche, il entra dans un champ. Dans ce champ, un paysan conduisait sa charrue. Ce paysan était un homme d’une quarantaine d’années, qui se distinguait des Poitevins, ses compatriotes, par cette physionomie fine et rusée qui est tout particulièrement l’apanage du Normand ; il était haut en couleur, avait l’œil vif et perçant, et sa préoccupation constante semblait être d’en diminuer ou plutôt d’en dissimuler l’audace par un clignotement perpétuel ; il espérait sans doute arriver, par ce procédé, à l’expression de bêtise, ou du moins de bonhomie, qui paralyse la méfiance chez l’interlocuteur ; mais sa bouche narquoise, aux coins vivement accusés et retroussés à la façon du Pan antique, révélait, malgré ses soins, un des plus merveilleux produits du croisement manceau et normand. Bien que le jeune homme se dirigeât visiblement vers lui, le laboureur ne suspendit en aucune façon son travail ; il savait trop le prix du coup de collier qui serait nécessaire à ses chevaux pour reprendre leur travail interrompu dans cette terre forte et argileuse. Il continua donc de maintenir son soc comme s’il eût été seul, et ce ne fut qu’à l’extrémité du sillon, lorsqu’il eut fait faire volte-face à son attelage et ajusté son instrument pour recommencer la besogne, ce ne fut, disons-nous, qu’en ce moment, qu’il se montra disposé à entrer en conversation, tandis que ses bêtes soufflaient. — Eh bien ! dit-il alors d’un ton presque familier au nouveau venu, avons-nous fait chasse, monsieur Michel ? Le jeune homme, sans répondre, dégagea sa gibecière de son épaule, et la laissa tomber aux pieds du paysan. Celui-ci, à travers l’épais tissu du filet, aperçut le poil jaunâtre et soyeux du lièvre. — Oh ! oh ! fit-il, un capucin ! vous n’y allez pas de main morte, monsieur Michel. Sur quoi il tira l’animal du sac, le prit, l’examina en connaisseur, et lui pressa légèrement l’abdomen, comme si, à l’endroit de la conversation du gibier, il ne se fût fié que médiocrement aux précautions qu’avait dû prendre un chasseur aussi jeune et aussi inexpérimenté que paraissait l’être M. Michel. — Ah ! sapredienne ! s’écria-t-il, après avoir examiné l’animal en connaisseur, voilà qui vaut trois francs dix sous comme un liard ; c’est un beau coup de fusil que vous avez fait là, savez-vous, monsieur Michel, et vous avez dû trouver que c’était plus divertissant de rouler les bouquins que de les lire, comme vous le faisiez il y a une heure quand je vous ai rencontré ? — Ma foi ! non, père Courtin, répondit le jeune homme ; j’aime encore mieux mes livres que votre fusil. — Vous avez peut-être raison, monsieur Michel, répondit Courtin, sur le visage duquel passa un nuage de mécontentement ; si votre défunt père eût pensé comme vous, mieux lui en eût pris peut-être ; mais c’est égal, moi, si j’avais eu le moyen, si je n’étais pas un pauvre diable obligé de travailler douze heures sur vingt-quatre, je passerais mieux que mes nuits à la chasse. — Vous allez donc toujours à l’affût, Courtin ? demanda le jeune homme. — De temps à autre, monsieur Michel, oui, pour me distraire. — Vous vous ferez faire une affaire avec les gendarmes. — Bah ! ce sont des fainéants, vos gendarmes, et ils ne se lèvent pas encore assez matin pour me prendre. Puis, laissant à son visage toute cette expression de finesse qu’il essayait de lui enlever d’habitude : — J’en sais plus long qu’eux, allez, monsieur Michel, dit-il ; il n’y a pas deux Courtin dans le pays, et le seul moyen de m’empêcher d’affûter, ce serait de me faire garde comme Jean Oullier. Mais M. Michel ne répondit point à cette proposition indirecte ; et comme le jeune homme ignorait ce que c’était que Jean Oullier, il ne releva pas plus la seconde partie de la phrase que la première. — Voici votre fusil, Courtin, dit-il en tendant l’arme au paysan, je vous remercie d’avoir eu l’idée de me le proposer ; votre intention était bonne, et ce n’est pas votre faute si je ne sais pas me distraire à la chasse comme tout le monde. — Faut essayer encore, monsieur Michel, faut en goûter ; les meilleurs chiens sont ceux qui se déclarent le plus tard ; j’ai entendu dire à des amateurs qui mangent trente douzaines d’huîtres à leur déjeuner, qu’ils ont été jusqu’à l’âge de vingt ans sans pouvoir seulement les regarder. Sortez du château comme vous avez fait ce matin, avec un livre, madame la baronne ne se méfiera de rien ; venez trouver le père Courtin dans ses pièces, son flocard sera toujours à votre disposition, et si l’ouvrage ne presse pas trop, je vous battrai les buissons ; en attendant, je vais remettre l’outil au râtelier. Le râtelier du père Courtin, c’était tout simplement la haie qui séparait son champ de celui de son voisin. Il y glissa le fusil, le cacha dans les herbes, et redressa les ronces et les épines de façon à le masquer aux regards des passants, en même temps qu’il le sauvegardait de la pluie et de l’humidité, deux choses dont, au reste, un véritable braconnier ne s’embarrassera guère tant qu’il restera des bouts de chandelle et des morceaux de linge. — Courtin, dit M. Michel en affectant le ton de la plus profonde indifférence, saviez-vous que M. le marquis de Souday fût marié ? — Non, par ma foi ! dit le paysan, je ne le savais pas. M. Michel fut la dupe de son apparence de bonhomie. — Et qu’il eût deux filles ? continua-t-il. Courtin, qui donnait le dernier coup de main à son opération, entrelaçant quelques ronces rebelles, releva vivement la tête, et regarda le jeune homme avec une fixité tellement interrogatrice, que, bien qu’une vague curiosité eût seule dicté cette question, celui-ci rougit jusqu’au blanc des yeux. — Auriez-vous rencontré les Louves ? demanda Courtin ; en effet, j’ai entendu le cor du vieux chouan. — Qu’appelez-vous les Louves ? demanda M. Michel. — J’appelle les Louves les bâtardes du marquis, donc. — Ces deux jeunes filles vous les appelez les Louves ? — Dame ! c’est ainsi qu’on les nomme au pays ; mais vous arrivez de Paris, vous ne pouvez point savoir cela. La grossièreté avec laquelle maître Courtin s’exprimait en parlant des deux jeunes filles, embarrassa si bien le timide jeune homme, que, sans savoir pourquoi, il répondit par un mensonge. — Non, dit-il, je ne les ai point rencontrées. A la façon dont M. Michel répondit, Courtin douta. — Tant pis pour vous, répliqua-t-il ; car ce sont deux jolis brins de filles bons à voir et plaisants à crocher. Puis, regardant M. Michel avec son clignotement habituel : — On dit, continua-t-il, qu’elles aiment un peu trop à rire ; mais il en faut comme cela pour les bons enfants, n’est-il pas vrai, monsieur Michel ? Sans qu’il se rendît compte du motif réel de cette sensation, le jeune homme sentit son cœur se serrer de plus en plus, en entendant ce grossier paysan traiter avec cette indulgence insultante les deux charmantes amazones qu’il avait quittées sous l’impression d’un sentiment d’admiration et de reconnaissance assez vif. Sa mauvaise humeur se refléta sur sa physionomie. Courtin ne douta plus que M. Michel n’eût rencontré les Louves, comme il les appelait, et sa négation de cette rencontre le fit aller, dans les résultats qu’elle avait pu avoir, bien au delà de la réalité. Il était certain que le marquis de Souday était, il y avait peu d’heures, dans les environs de la Logerie ; dès lors il lui semblait plus que probable que M. Michel avait dû apercevoir Mary et Bertha, qui, lorsqu’il s’agissait de chasse, quittaient rarement leur père. Peut-être même le jeune homme avait-il fait plus que les voir : peut-être avait-il causé avec elles, et, grâce à l’opinion que l’on avait des deux sœurs dans le pays, une conversation avec mesdemoiselles de Souday ne pouvait être que l’ébauche d’une intrigue. De déduction en déduction, maître Courtin, qui était un homme logique, en conclut que son jeune maître en était là. Nous disons son jeune maître, parce que Courtin exploitait un bordage qui appartenait à M. Michel. Mais ce n’était point la besogne de laboureur qui convenait à Courtin ; c’était le métier de garde particulier de la mère et du fils qu’il ambitionnait. Or, le rusé paysan tenait par tous les moyens possibles à établir une solidarité quelconque entre son jeune maître et lui. Il venait d’échouer en cherchant à stimuler sa désobéissance aux prescriptions maternelles touchant la chasse ; partager le secret de ses amours lui sembla un rôle tout à fait propre à servir ses intérêts et sa petite ambition ; aussi comprit-il, au nuage de mécontentement qui s’était répandu sur le visage de M. Michel, qu’il avait fait fausse route en se faisant l’écho de la malveillance générale à l’endroit des deux jeunes amazones, et chercha-t-il à regagner le terrain qu’il avait perdu. Nous l’avons vu déjà faire retour sur la mauvaise opinion exprimée par lui d’abord. Il continua de marcher dans la même voie. — Au reste, reprit-il avec toute la bonhomie dont il était capable, on en dit toujours, et sur les jeunes filles surtout, bien plus long qu’il n’y en a : mademoiselle Bertha et mademoiselle Mary… — Elles s’appellent Mary et Bertha ? demanda vivement le jeune homme. — Mary et Bertha, oui ; mademoiselle Bertha est la brune, et mademoiselle Mary la blonde. Et, comme il regardait M. Michel avec toute l’acuité dont son regard était capable, il lui sembla qu’au nom de Mary le jeune homme avait légèrement rougi. — Je disais donc, reprit l’obstiné paysan, que mademoiselle Mary et mademoiselle Bertha aiment la chasse, les chiens, les chevaux ; mais cela n’empêche pas d’être honnête, et défunt M. le curé de la Benate, qui était un fin braconnier, n’a pas dit les plus méchantes messes parce que son chien était dans la sacristie et son fusil le long de l’autel. — Le fait est, répliqua M. Michel, oubliant qu’il contredisait sa première assertion, le fait est qu’elles ont l’air doux et bon, mademoiselle Mary surtout. — Et elles sont douces et bonnes, monsieur Michel, elles le sont : l’année passée, pendant les chaleurs humides, quand cette espèce de fièvre de marécages, dont tant de pauvres diables sont morts, a couru dans le pays, qui a soigné les malades, et sans bouder encore, alors que les médecins, les pharmaciens, et tout le tremblement, jusqu’aux vétérinaires, avaient déserté ? Les Louves, comme ils disent tous. Ah ! elles ne font point la charité au prône, celles-là, mais elles visitent en cachette les maisons des malheureux, elles sèment des aumônes, et elles récoltent des bénédictions ; aussi, si les riches les haïssent et si les nobles les jalousent, ah ! l’on peut dire hardiment que les pauvres gens sont pour elles. — Et d’où vient donc alors qu’elles sont si mal vues ? demanda M. Michel. — Bon ! est-ce que l’on sait cela ; est-ce qu’on se le demande ; est-ce que l’on s’en rend compte ? Les hommes, voyez-vous, monsieur Michel, c’est sans comparaison comme les oiseaux ; quand il y en a un de malade, et qui fait le houssu, tous viennent lui arracher des plumes ; ce qu’il y a de sûr, au fin fond de tout cela, c’est que ceux de leur rang leur tournent le dos, et leur jettent des pierres. Tenez, par exemple, votre maman est bien bonne, n’est-ce pas, monsieur Michel ? eh bien, je suis sûr que vous lui en parleriez, qu’elle répondrait comme tout le monde : « ce sont des gueuses ». Mais, malgré le changement de front de Courtin, M. Michel ne paraissait pas disposé à entrer dans une causerie plus intime ; quant à maître Courtin, il jugea de son côté que, pour une séance, il avait suffisamment préparé la voie à la confidence qu’il espérait. Puis, comme M. Michel paraissait disposé à se retirer, il le reconduisit jusqu’à l’extrémité de son champ. Seulement, en le reconduisant, il remarqua que les regards du jeune homme se dirigeaient bien souvent du côté des masses sombres de la forêt de Machecoul.
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