Chapter 6

2333 Words
V UNE PORTEE DE LOUVARDSLe marquis de Souday resta complètement indifférent à ces manifestations de l’animadversion publique ; bien plus, il ne sembla même point se douter qu’elle existât, lorsqu’il s’aperçut qu’on ne lui rendait plus les rares visites que, de loin en loin, il se croyait obligé de faire à ses voisins ; il se frotta joyeusement les mains, se tenant pour débarrassé des corvées qui lui étaient odieuses, et qu’il n’accomplissait jamais que contraint et forcé, soit par ses filles, soit par Jean Oullier. Il lui revint bien par-ci par-là quelques-unes des calomnies qui circulaient sur le compte de Bertha et de Mary ; mais il était si heureux, entre son factotum, ses filles et ses chiens, qu’il jugea que ce serait compromettre la félicité dont il jouissait, que d’accorder quelque attention à ces absurdes propos, de sorte qu’il continua de forcer ses lièvres chaque jour, de forcer ses sangliers dans les grandes occasions, et de faire son whist chaque soir en compagnie des deux pauvres calomniées. Jean Oullier fut loin d’être aussi philosophe que son maître ; il faut dire aussi que sa condition en imposant beaucoup moins, il en apprit davantage. Sa tendresse pour les deux jeunes filles était devenue du fanatisme. Il passait sa vie à les regarder : soit que, doucement souriantes, elles fussent assises dans le salon du château, soit que penchées sur l’encolure de leurs chevaux, les yeux étincelants, la figure animée, leurs beaux cheveux dénoués au vent, sous leurs feutres aux larges bords et à la plume onduleuse, elles galopassent à ses côtés ; en les voyant si fièrement accomplies et en même temps si bonnes et si tendres pour leur père et pour lui, son cœur tressaillait d’orgueil, de fierté et de bonheur ; il se regardait comme ayant été pour quelque chose dans le développement de ces deux admirables créatures, et il se demandait comment l’univers pouvait ne pas s’agenouiller devant elles. Aussi, les premiers qui se hasardèrent à l’entretenir des rumeurs qui couraient le pays, furent-ils si vertement redressés que cela en dégoûta les autres ; mais, véritable père de Bertha et de Mary, Jean Oullier n’avait point besoin qu’on lui en parlât, pour savoir ce qui se pensait des deux objets de sa tendresse. Dans un sourire, dans un regard, dans un geste, dans un signe, il devinait les méchantes idées de chacun, et cela avec une sagacité qui le rendait vraiment misérable. Le mépris, que les pauvres comme les riches ne prenaient point la peine de déguiser pour les orphelines, l’affectaient profondément ; s’il se fût laissé aller aux mouvements de son sang, il eût cherché querelle à toute physionomie qui lui eût semblé irrespectueuse, et il eût corrigé ceux-là à coups de poings, et il eût proposé aux autres le champ clos. Mais son bon sens lui faisait comprendre que Bertha et Mary avaient besoin d’une autre réhabilitation, et que des coups donnés ou reçus ne prouveraient absolument rien pour leur justification ; il redoutait, en outre, et c’était là sa plus grande crainte, qu’à la suite d’une de ces scènes qu’il eût si volontiers provoquées, les jeunes filles fussent instruites du sentiment public à leur égard. Le pauvre Jean Oullier courbait donc la tête sous cette injuste réprobation, et de grosses larmes, de ferventes prières à Dieu, ce suprême redresseur des torts et des injustices des hommes, témoignaient seules de son chagrin. Il y gagna une misanthropie profonde ; ne voyant autour de lui que des ennemis de ses chères enfants, il ne pouvait faire autrement que de haïr les hommes, et il se préparait, tout en rêvant aux futures révolutions, à leur rendre le mal pour le mal. La révolution de 1830 était arrivée sans donner l’occasion à Jean Oullier, qui comptait un peu là-dessus, de mettre ses mauvais désirs à exécution. Mais comme l’émeute, qui tous les jours grondait dans les rues de Paris, pouvait bien, dans un temps donné, déborder en province, il attendait. Or, par une belle matinée de septembre, le marquis de Souday, ses filles, Jean Oullier et la meute, qui, pour avoir été plusieurs fois renouvelée depuis que nous avons fait sa connaissance, n’avait point augmenté en nombre, chassaient dans la forêt de Machecoul. C’était une journée impatiemment attendue par le marquis, et dont depuis trois mois il se promettait grande liesse. Il s’agissait tout simplement de prendre une portée de louvards dont Jean Oullier avait découvert le liteau, alors qu’ils n’avaient point encore les yeux ouverts, et que depuis lors il avait choyés, soignés, ménagés en digne piqueur de louvetier qu’il était. Cette dernière phrase, pour ceux de nos lecteurs qui ne sont point familiers avec le noble art de la chasse, demande peut-être quelques explications. Tout enfant, le duc de Biron, décapité en 1602 par ordre de Henri IV, disait à son père : — Donne-moi cinquante hommes de cavalerie, et voilà deux cents hommes qui vont au fourrage que je vais détruire depuis le premier jusqu’au dernier ; ces deux cents hommes pris, la ville sera forcée de se rendre. — Et puis après ? — Eh bien, après, la ville sera rendue. — Et le roi n’aura plus besoin de nous ; il faut rester néceaires, niais. Les deux cents fourrageurs ne furent pas tués, la ville ne fut pas prise, et Biron et son fils restèrent nécessaires. C’est-à-dire qu’étant nécessaires, ils restèrent dans la faveur et aux gages du roi. Eh bien, il en est des loups comme de ces fourragenrs que ménageait le père de Biron. S’il n’y avait plus de loups, il n’y aurait plus de lieutenant de louveterie ; on doit donc pardonner à Jean Oullier, caporal de louveterie, d’avoir montré quelque velléité de tendresse à ces jeunes nourrissons de la louve, et de ne pas les avoir occis eux et leur mère, avec toute la rigueur qu’il eût montrée pour un vieux loup du sexe masculin. Ce n’est pas tout. Autant la chasse d’un vieux loup est impraticable en laisser-courre, autant elle est ennuyeuse et monotone en battue, autant celle d’un louvard de cinq à six mois est facile, agréable et amusante. Aussi, pour ménager ces charmants loisirs à son maître, Jean Oullier, lorsqu’il avait découvert la portée, s’était bien gardé de troubler et d’effrayer la louve ; il n’avait pont regardé aux quelques moutons du prochain, que la mère devait inévitablement partager avec ses petits durant leur croissance ; il les avait visités avec un touchant intérêt pour s’assurer que personne ne portait sur eux une main irrespectueuse, et avait été, ma foi, fort joyeux le jour où il avait trouvé ce liteau vide, et où il avait compris que la sage mère les avait emmenés dans ses excursions. Enfin, un jour, jugeant qu’ils devaient être mûrs pour ce qu’il voulait en faire, il les avait rembuchés dans une vente de quelques centaines d’hectares d’étendue, et avait découplé les six chiens du marquis de Souday sur l’un d’eux. Le pauvre diable de louvard, qui ne savait pas ce que signifiaient ces abois et ces éclats de trompe, perdit la tête et quitta immédiatement l’enceinte où il laissait sa mère et ses frères, et où il avait encore, pour sauver sa peau, les chances d’un change ; il gagna un autre triage, dans lequel il se fit battre pendant une demi-heure en randonnant comme un lièvre ; puis, fatigué par cette course forcenée dont il n’avait pas l’habitude, sentant ses grosses pattes tout engourdies, il s’assit naïvement sur sa queue et attendit. Il n’attendit pas longtemps pour savoir ce qu’on lui voulait, car Domino, le chien de tête du marquis, un vendéen au poil dur et grisâtre, arrivant presque immédiatement, d’un coup de gueule lui brisa les reins. Jean Oullier reprit ses chiens, les ramena à sa brisée, et, dix minutes après, le père du défunt était sur pied et la meute lui soufflait au poil. Celui-ci, plus avisé, ne quitta point les environs ; aussi des changes fréquents, donnés tantôt par les louvards survivants, tantôt par la louve, qui se donnait volontairement aux chiens, retardèrent-ils l’instant de son trépas. Mais Jean Oullier connaissait trop bien son métier pour laisser compromettre le succès par de semblables erreurs. Aussitôt que la chasse prenait les allures vives et directes qui caractérisent les allures d’un vieux loup, il rompait ses chiens, les ramenait à l’endroit où avait eu lieu le défaut et les remettait sur la bonne voie. Enfin, serré de trop près par ses persécuteurs, le pauvre louveteau essaya d’un lourvari : il revint sur ses pas, et sortit si naïvement du bois qu’il donna dans le marquis et dans ses filles. Surpris, perdant la tête, il essaya de se couler entre les jambes des chevaux ; mais M. de Souday, se penchant sur l’encolure de son cheval, le saisit vivement par la queue, et le lança aux chiens qui l’avaient suivi dans son retour. Ces deux hallalis successifs avaient prodigieusement diverti le châtelain de Souday, et il ne voulait point s’en tenir là : il discutait avec Jean Oullier pour savoir si on retournerait attaquer aux brises, ou si on laisserait aller les chiens sous le vent, à la bilbaude, ce qui restait de louvards devant être sur pied. Mais la louve, qui se doutait probablement qu’on en voulait encore à ce qui lui restait de sa progéniture, traversa la route à dix pas des chiens, au plus fort de la discussion entre Jean Oullier et le marquis. A la vue de l’animal, la petite meute, que l’on avait négligée de recoupler, ne poussa qu’un aboi, et, ivre d’ardeur, se précipita sur sa trace. Appel, cris désespérés, coups de fouet, rien ne put la retenir, rien ne put parvenir à l’arrêter. Jean Oullier joua des jambes pour la rejoindre, le marquis et ses filles mirent leurs chevaux au galop pour l’arrêter. Mais ce n’était plus un louvard timide et hésitant que les chiens avaient devant eux, c’était un animal hardi, vigoureux, entreprenant, qui marchait d’assurance comme s’il regagnait son fort ; perçant droit sans se soucier des vallons, des rochers, des montagnes, des torrents qu’il trouvait sur sa route, et cela sans frayeur, sans précipitation, enveloppé de temps en temps par le petit équipage qui le poursuivait, trottant au milieu des chiens, et les dominant de la puissance de son regard oblique, et surtout par les craquements de sa formidable mâchoire. La louve, traversant les trois quarts de la forêt, prit son débouché en plaine, comme si elle se dirigeait sur la forêt de la grande lande. Jean Oullier maintenait sa distance, et, grâce à l’élasticité de ses jambes, restait à trois ou quatre cents pas de ses chiens, forcé, par les escarpements, de suivre les lignes et les routes ; le marquis et ses filles étaient restés en arrière. Lorsque ces derniers furent arrivés à leur tour sur la lisière de la forêt, et qu’ils eurent gravi le coteau qui domine le petit village de la Marne, ils aperçurent à une demi-lieue devant eux, entre Machecoul et la Baillardière, au milieu des ajoncs semés entre ce village et la jachère, Jean Oullier, ses chiens et sa louve toujours dans la même allure, et suivant la ligne droite dans la même position. La scène des deux premières chasses, la rapidité de la course avaient fort échauffé le sang du marquis de Souday. — Mordieu ! dit-il, je donnerais dix jours de ma vie pour être en ce moment entre Saint-Etienne-de-mes-Morts et la Guimarière, pour envoyer une balle à cette coquine de louve. — Elle se rend bien sûr à la forêt des grandes landes, répondit Mary. — Oui, dit Bertha ; mais à coup sûr elle reviendra à son lancer, du moment où les petits ne l’ont pas quittée. Elle ne peut continuer à se forlonger ainsi. — Il vaudrait mieux, en effet, revenir au lancer que la courre plus loin, dit Mary. Rappelez-vous, mon père, que, l’an dernier, nous avons poursuivi un grand loup qui nous a promenés pendant dix heures et quinze lieues, et cela pour rien ; de sorte que nous sommes rentrés à la maison avec nos chevaux fourbus, nos chiens éclopés et la honte d’un buisson creux. — Ta, ta, ta, fit le marquis, ton loup n’était pas notre louve. Retournez si vous voulez au lancer, Mesdemoiselles ; moi j’appuie les chiens, par-là corbleu ! et il ne sera pas dit que j’aurai fait défaut à un hallali ! — Nous irons où vous irez, père, dirent ensemble les deux jeunes filles. — Eh bien ! en avant, alors, s’écria le marquis en appuyant ces paroles de deux vigoureux coups d’éperon, et en lançant son cheval sur la pente. Le chemin dans lequel venait de s’élancer le marquis était pierreux, et coupé de ces ornières impraticables dont le Bas-Poitou conserve religieusement la tradition. A chaque instant les chevaux buttaient ; à chaque pas, s’ils n’eussent été si vigoureusement retenus, ils se fussent abattus, et il était impossible, quelque traverse qu’on prît, d’arriver à la forêt des grandes landes avant la chasse. M. de Souday, mieux monté que ses filles, pouvait, plus vivement qu’elles, actionner sa bête, et avait pris sur elles un avantage de quelques centaines de pas. Rebuté par les difficultés de la route, apercevant un champ ouvert, il y lança son cheval, et, sans avertir ses enfants, il coupa à travers la plaine. Bertha et Mary, croyant toujours suivre leur père, continuèrent leur course périlleuse le long du chemin. Il y avait un quart d’heure à peu près qu’elles couraient séparées de leur père, lorsqu’elles se trouvèrent dans un endroit où la route était profondément encaissée entre deux talus bordés de haies dont les branches se croisaient au-dessus de leurs têtes. Là, elles s’arrêtèrent tout à coup, croyant entendre l’aboi bien connu de leurs chiens à peu de distance. Presque au même instant, un coup de fusil retentit à quelques pas d’elles, et un gros lièvre, les oreilles ensanglantées et pendantes, sortit de la haie et déboula dans le chemin, tandis que des cris furieux de : « Après ! après ! chiens, taïaut ! taïaut ! » partirent du champ qui dominait l’étroit sentier. Les deux sœurs croyaient être tombées dans la chasse d’un de leurs voisins, et elles allaient discrètement s’éloigner, lorsque, à l’endroit où le lièvre avait fait sa trouée, elles virent apparaître, hurlant à pleine gorge, Rustaud, un des chiens de leur père ; puis après Rustaud, Faraud, puis Bettau, puis Domino, puis Fanfare, tous se succédant sans intervalle, tous chassant ce malheureux lièvre, comme si de la journée ils n’eussent eu connaissance de plus noble gibier. Mais à peine la queue du sixième chien venait-elle de se dégager de l’étroite ouverture, qu’elle y fut remplacée par une tête humaine. Cette tête était la figure d’un jeune homme pâle, effaré, aux cheveux ébouriffés, aux yeux hagards, faisant des efforts surhumains pour que le corps suivît la tête à travers l’étroite coulée, et poussant, tout en luttant contre les ronces et les épines, les taïaut ! que Bertha et Mary avaient entendus après le coup de fusil tiré cinq minutes auparavant.
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