XXV
Détresse
Les gens de Rochetout, par continuation, fêtaient le retour des marins de l’Hermione. On dansait, on buvait, on chantait l’âme du navire : mais où donc étaient Jeanne et Galhauban ?
À l’écart dans la falaise, Jeanne pleurait ; son frère essuyait ses larmes.
– Espérance, petite sœur, disait-il ; ne pleure donc pas ainsi. Gagne-t-on jamais la bataille du premier coup ? Il t’aime, il est digne de toi !
– Il veut partir !
– Il ne partira pas !
– Gai, tu te trompes, peut-être !…
– Voici un temps qui me plaît.
– Que dis-tu ?… c’est un temps à naufrages !
– Oui, un temps à naufrages ; juste ce qu’il nous faut…
– Navire !… navire !… s’écria Jeanne tout à coup.
Et les danses s’interrompirent sur la grève.
Au large retentit le canon d’alarme, – et, sur le seuil de la case Hauban, la voix tonnante du vieux pilote :
– À moi, Roseville !… à la mer !… à la mer !
On dévirait déjà.
Tous les marins de Rochetout se précipitaient vers leurs barques :
– Doucement ! c’est le tour de la Roseville, leur dit Hauban, je pars, moi !
Le patron était dans son droit, d’après la lettre des règlements qui déterminent les tours des pilotes lamaneurs, mais Galhauban réclama :
– Pardon, mon père ; c’est à moi de monter la chaloupe.
Pierre Hauban courba la tête et lui laissa prendre la barre du gouvernail.
Non ! non ! Galhauban ne commandera pas ! ce sera moi !
Ainsi, d’un ton impérieux, parlait un jeune homme qui avait hésité un instant au milieu du mouvement général et qui tenait à la main une longue-vue de nuit.
M. Maurice ! disaient les gens de Rochetout avec un étonnement qu’augmentaient les gestes, les commandements et les mouvements marins du soi-disant artiste de Paris.
Le capitaine Grandfort ! cria Galhauban.
– À la mer toutes les chaloupes !… Ce navire est démâté. À bord, matelots ! des hommes et des bras !… À moi, pilotes et lamaneurs !… Nous le débrouillerons !… Nous le remorquerons en bon abri.
– Soyez notre amiral, capitaine ! dit encore Galhauban.
La Roseville poussa au large.
Jeanne pleurait de joie. Elle était à genoux ; elle remerciait le ciel.
Tout d’abord, elle avait voulu s’élancer dans la chaloupe.
– Non, ma fille ; tu resteras avec ton vieux père ! lui dit Pierre Hauban.
Bientôt après il s’appuya sur elle pour gravir la falaise.
Ils tremblaient tous les deux.
Les chaloupes avaient disparu ; le canon de détresse tirait de minute en minute ; la mer grossissait à vue d’œil ; il ventait grand frais par rafales. La marée se renversait et ne devait pas tarder à monter.
– Un artiste parisien, capitaine, amiral, pilote, matelot ! s’écriait dame Genièvre qu’entourait un groupe de commères émerveillées. Avoir mon enseigne peinte par le capitaine Grandfort, mon doux Seigneur ! quelle chance !… Figurez-vous, mes chères, que tout le monde criait et courait, excepté lui et moi, il était là, tranquillement assis sur le banc, rêvant à quelque tableau, pensais-je. Arrive le père à Laurentet qui ajuste sa longue-vue de nuit et dit : « – Heum ! heum !… ce navire a démâté, je crois bien ! Voyons donc un peu mieux… » « – Démâté ? » répète M. Maurice. Ah ! pour le coup, si vous l’aviez vu ! Il arrache la longue-vue au bonhomme, regarde… le temps d’un éclair… et saute d’un bond sur la grève. Oh ! mes amies, j’en ai vu des matelots courir au danger, mais comme M. le capitaine Grandfort, jamais de ma vie ni de mes jours !
Auprès de la croix de fer, sur la falaise, le vieux Hauban demandait à Jeanne :
– Que vois-tu, ma fille, que vois-tu ?
– Un gros navire démâté que le vent pousse en côte.
– Mais la chaloupe !… la chaloupe ?
– Ô mon Dieu ! sauvez-les… disait Jeanne, je ne vois aucune chaloupe. Les lames sont démontées !…
– Mon pauvre fils ! murmura le vieux pilote.
– On ne voit plus rien !… reprit Jeanne en jetant un cri d’effroi.
Son père la soutint. Ils embrassaient la croix de fer.
– Je sais ce que c’est que la peur maintenant, dit le pilote dont une sueur froide baignait les tempes.
Et quelques instants après :
– Ismérie, ma brave Ismérie, murmura-t-il, que de nuits terribles tu as passées !
Des torrents de pluie bornaient là vue aux premiers plans de la nier, blanche comme un linceul.
Les vagues, fouettées par la tempête, formaient une immense nappe d’écume phosphorescente.
La falaise était ébranlée. On n’entendait plus le canon de détresse.
Cinq mortelles heures s’écoulèrent ainsi.
Au lever du soleil, arrivèrent à Rochetout trois voyageurs que le canon d’alarme avait réveillés en sursaut à l’auberge de la Maison-Blanche.
La population entière était sur pieds ; pourquoi donc ?
– Tous nos maris, nos enfants, nos pères, nos frères, nos marins, ont passé la nuit dehors, répondirent les femmes : mais les voici enfin… sauvés ! sauvés !
Barques et chaloupes remorquaient un gros navire démâté que Grandfort et Galhauban, aux applaudissements de la population entière, parvinrent à faire entrer, à marée haute, dans l’étroite crique du hameau.
Ce qu’il avait fallu d’audace et de talent pour arracher le bâtiment inerte aux courants, aux lames, aux récifs, semblait au-dessus des forces humaines.
Grandfort fut admirable.
Par ses ordres, les meilleurs matelots montèrent à bord où un récent démâtage paralysait toutes les manœuvres : la confusion cessa ; le pont fut déblayé.
En même temps, les chaloupes élongeaient des amarres ; on mouillait des ancres et des grappins ; on touait le navire ; on le hâlait au vent. Plus tard, les meilleurs embarcations, et entre autres la Roseville, prirent les remorques.
Les trois voyageurs avaient rejoint Jeanne et son vieux père qui descendaient de la falaise en bénissant Dieu.
Galhauban les aperçut le premier.
– Voyez ! capitaine, voyez ! s’écria-t-il, rien ne manque à notre bonne chance.
– Quoi donc encore, matelot ? demanda Maurice ivre de bonheur, fier de son succès, bouillant de la plus noble ardeur, plein de doux espoirs.
– À côté de Jeanne et de mon père, regardez !
– Le capitaine Pascal ! Jules Graverin ! le comte de Roseville ! Par quel miracle ?
On ne s’avise jamais de tout. En envoyant prendre à la Maison-Blanche, par un garçon de dame Genièvre, son bagage d’artiste, Maurice avait rendu facile la recherche de ses traces.
M. de Roseville, après deux jours de réflexions et de mauvaise humeur, s’était rendu au Havre où, tout d’abord, il alla trouver le juge d’instruction. – Éclairé par ce magistrat, il prit hautement la défense de Grandfort. – Les Contradictions étaient manifestes, quelques préventions se dissipèrent ; les moins timides ou plutôt les moins jaloux, commencèrent à réagir contre l’opinion.
L’arrivée successive de Jules Graverin, revenant de Marseille, et du capitaine Pascal, qui ramenait le Colibri, fût un double bonheur. Ils ne négligèrent rien pour faire envisager sous son véritable jour la conduite de Maurice.
Des nouvelles positives arrivèrent enfin.
Les méfaits de Brassinet et de Biflard étaient connus et punis ; des lettres de Batavia éclaircissaient tout.
Les journaux du Havre se remplirent de la justification et de l’éloge du jeune capitaine Grandfort.
D’après certains rapprochements qui ressemblaient à des preuves, on admettait que les trois-mâts la Sultane, capturé sur les côtes occidentales de Bornéo par la frégate l’Hermione et attendu à Cherbourg, ne pouvait être que l’Esprit-des-Eaux.
Le comte de Roseville, Jules Graverin et le capitaine Pascal venaient en toute hâte apporter à Grandfort ces heureuses nouvelles ; ils devaient lui transmettre les excuses de l’armateur et lui faire les plus avantageuses propositions.
Furieux d’avoir été les dupes de Brassinet et Biflard, Edouard et Félix Graverin s’étaient juré de réparer leurs torts envers Maurice d’une manière éclatante et surtout très positive : – « Nous nous chargeons de sa fortune !… Nous avons été injustes et durs : eh bien ! nous voulons qu’il finisse par s’en féliciter. »
Une rencontre de mer véritablement providentielle allait compléter la joie commune et le triomphe du jeune capitaine.
Le navire qu’il sauvait était la Sultane ayant Madurec pour maître d’équipage.
À peine Grandfort eut-il mis le pied sur le pont qu’il reconnut l’Esprit-des-Eaux.
Faut-il le dire qu’assailli, un peu au large de Cherbourg, par le coup de vent d’ouest variable au nord-ouest, le trois-mâts avait fait des avaries graves. Jeté dans la Manche, il fuyait à l’aventure devant le temps, sous le commandement d’un simple aspirant de marine, lorsqu’il acheva de démâter.
Sans le secours des pilotes de Rochetout et des matelots congédiés qui retrouvèrent à bord des camarades de l’Hermione, il s’échouait entre la Parquamort et la pointe du nord-est, Maurice et son escadrille de chaloupes le préservèrent d’une perte inévitable.
Madurec et Pierre Hauban ne se firent point faute de faire ressortir en leur style l’enchaînement de tant de circonstances inespérées :
« Avec la permission du bon Dieu, l’Âme du Navire n’avait pas voulu entrer à Cherbourg et avait démâté tout exprès à l’effet de se faire parer la coque par son vrai capitaine. »
Une grande page de plus, fut ainsi ajoutée par les deux anciens à la légende bien aimée.
Alors déjà le capitaine Grandfort avait eu le bonheur de donner à Jeanne, pour la seconde fois, la bague d’or de sa mère.
– Maurice, dit la jeune fille frémissante de joie, dès que je vous eus rencontré dans la falaise, je me pris à vous aimer. Je me reprochais mon amour comme une erreur, comme une faute ; mais, grâce à Dieu, vous êtes marin, mon cœur ne m’avait pas trompée.
– Jeanne ! dans un moment de désespoir, de délire, de folie, je reniais la mer qu’autrefois j’ai trop passionnément aimée peut-être. Désormais, c’est pour toi, c’est en toi que je l’aimerai ! Nous prendrons le large ensemble ! Je serai le capitaine de l’Esprit-des-Eaux, et toi, Jeanne, – toi, la fée de la mer, – tu seras l’ÂME DU NAVIRE !
DEUXIÈME PARTIE
L’ombre du navire