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L'Ame et l'ombre d'un navire

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Extrait : "La vaste table était enlevée. Mâts et voiles avaient été lestement rapportés à leurs postes à bord des barques ou de petits caboteurs amarrés dans la crique de Rochetout. Sur la grève, devant l'auberge de la Fée de la mer, on continuait à danser avec entrain."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.

• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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XXIV - Rupture
XXIV Rupture La vaste table était enlevée. Mâts et voiles avaient été lestement rapportés à leurs postes à bord des barques ou des petits caboteurs amarrés dans la crique de Rochetout. Sur la grève, devant l’auberge de la Fée de la mer, on continuait à danser avec entrain. L’enseigne du cabaret d’un côté, la légende déclamée par Jeanne de l’autre, réveillant les souvenirs de chacun, la ronde de l’Âme du navire, augmentée de couplets de circonstance, eut tous les honneurs de la soirée. Les pilotes, cependant, examinaient le ciel. Suivant leur vieil usage, ils appréciaient le temps, dissertaient, pronostiquaient, et attendu l’aspect de la mer à cette époque de l’année, ils concluaient que le coup de vent de l’équinoxe d’automne avait dû commencer dans l’Atlantique depuis vingt-quatre heures tout au plus. Ils étaient rigoureusement dans le vrai. Jeanne et Galhauban se tenaient à l’écart, sur une hauteur, non loin de la Roseville. – Je suis content, disait le jeune pilote ; M. Grandfort, vois-tu, est toujours marin comme toi et moi !… – Je t’ai obéi, Gal, mais j’ai peur ! répondit Jeanne. Maurice les rejoignait. – Mes bons et fidèles amis, leur dit-il, parlons enfin sans témoins. Vous m’avez fait éprouver les plus nobles et les plus douces émotions : merci !… On est heureux, on est fier d’avoir pu mériter une telle affection ! Vos intentions étaient fraternelles, je vous en exprime ma reconnaissance ; et pourtant, permettez-moi d’ajouter que vous avez fait saigner mon cœur en pure perte. – Non ! capitaine, non ! dit Galhauban. – Vos éloges réparent-ils les outrages que j’ai subis ? Vos chansons, vos récits, vos moindres propos exaltaient la mer et ses travaux, c’est-à-dire la carrière qui me ravit le bien suprême. – L’honneur ? capitaine. Mais votre honneur est sans tache, et la vérité, n’en doutez point, éclatera au grand jour ! – La calomnie retombera sur les calomniateurs ! ajouta Jeanne. – Quoi qu’il arrive, dit Maurice avec effort, n’espérez pas que je consente à redevenir marin. La mer est une receleuse infâme qui se fait la complice des barateurs et des pirates ; qui dérobe leurs crimes à toutes recherches ; qui les abrite, qui les protège, n’a de faveurs que pour eux, et ne réserve, l’ingrate ! que honte et tortures à quiconque l’aime d’une passion désintéressée ! – Pardon, capitaine ! la mer est si peu receleuse, qu’un navire se retrouve toujours, entier ou en morceaux. Proportion gardée, il y a plus de receleurs et de voleurs en terre ferme que sur la mer ; à terre, il se commet bien plus d’injustices… – Elles sont moins irréparables, interrompit Maurice. – Et puis c’est mal, mon capitaine, de douter ainsi de la bonté de Dieu. – Quand je suis entre vous, mes amis, je ne saurais en douter. Je dis plus : j’espère fermement que justice me sera rendue… mais trop tard ! trop tard !… – Trop tard ! répéta Jeanne ; ne parlez pas ainsi, monsieur Maurice. Oubliez les misérables qui vous ont trahi, les envieux qui ont fait peser sur vous des apparences odieuses, les aveugles qui n’ont pas encore ouvert les yeux à l’évidence. Ne retournez pas avec acharnement le fer dans la blessure. Jetez plutôt un regard vers de braves gens tels que mon père. Est-il carrière mieux remplie que la sienne ? L’hiver dernier encore il a sauvé vingt bâtiments en détresse. À voir sa barque alors, on eût dit qu’elle entendait les cris de désespoir que, d’après notre légende, jettent les navires sur le point de périr. Elle valait sur les lames, comme un ange du ciel. Mon père, qui la dirigeait, arrachait, au péril de ses jours, marins et passagers aux horreurs du naufrage. Est-il rien de plus beau ? – Ah ! mon capitaine ! le danger ! le danger ! Qui vous rendra les dangers, si vous vous barricadez en terre ferme ? Tenez, ma sœur Jeanne ne vous dit pas qu’elle est venue encore bien des fois au large à bord de la Roseville. C’étaient là ses beaux jours de vacances, quand on lui permettait de s’échapper du château… – Ta sœur, Galhauban, serait digne d’être la reine d’un vaisseau de guerre ; moi, je suis chassé de la marine marchande. – Non, vous n’en êtes pas chassé, monsieur Maurice ! s’écria Jeanne ; et, plus que personne, vous seriez digne de commander un vaisseau, si vous n’aviez la faiblesse de désespérer de l’avenir. Ah ! rappelez-vous ce que fait l’âme du navire quand le naufrage ou le fer des démolisseurs l’ont forcée à s’éloigner de sa carène chérie. Elle ne désespère pas, elle ! Des cieux, où elle plane encore sur l’océan, elle n’aspire qu’à renaître ; « Elle aime trop la mer pour aimer le repos ! » – Jeanne ! Jeanne ! vous savez bien qu’un repos honteux ne saurait me convenir. – L’âme du bord renaîtra ! poursuivit Jeanne ; elle affrontera de nouveaux périls pour en triompher cette fois… Elle en triomphera, monsieur Maurice, oui elle en triomphera !… Et mon père m’a dit, monsieur le capitaine, comment vous définissez lame du bord. – Il nous a répété vos propres paroles, ajouta Galhauban, telles que vous les avez prononcées à bord de la Mésange, en présence de maître Madurec : « L’âme du navire est l’ensemble de toutes les nobles aspirations des marins qui le montent, et se compose d’abord de l’énergie du capitaine !… » – Vous essayez de me mettre en contradiction avec moi-même. Vous ne tenez aucun compte des cruelles circonstances qui m’ont déterminé à renoncer à la mer pour toujours. – Pour toujours !… Non, capitaine, vous avez l’âme d’un marin ! – Pour toujours !… Non, monsieur Maurice. Vos vers, votre peinture, vos paroles mêmes disent le contraire. – Mes paroles !… Et en quoi donc ? – Jeanne vous entendait, bien malgré elle, la chère enfant, lorsque vous me racontiez votre typhon et que vous me décriviez votre Esprit-des-Eaux. Maurice soupira… – Votre amitié, votre enthousiasme, dit-il, feraient fléchir ma résolution, si c’était possible… mais elle n’a pas été prise à la légère, elle est irrévocable… – Votre cœur est ulcéré, monsieur Maurice ! dit Jeanne. Nous sommes sûrs, nous, de guérir votre blessure… – Il est vrai, Jeanne, que vos douces paroles me charment et pourraient me consoler. Malheureusement, la soirée d’aujourd’hui a dissipé mon dernier rêve. – Que voulez-vous dire ? monsieur. – Je viens vous faire mes adieux, Jeanne ! Au point du jour, Maurice sera parti de Rochetout. – Oh ! capitaine ! fit Galhauban avec douleur. – Ah ! monsieur, s’écria Jeanne, vous disiez à mon frère que vous m’aimiez… – Je vous aime, Jeanne ! mais le devoir, l’honneur, l’affection même que je vous ai vouée, m’obligent à m’exiler loin de vous !… – Le devoir, l’honneur, non !… dites la folie, une obstination coupable, un sentiment de courroux irréfléchi, monsieur, une impardonnable faiblesse… – Ah ! mademoiselle, des reproches encore ! des paroles sévères toujours !… – Quand vous nous abandonnez par un vain caprice ! quand vous renoncez au combat, puis-je tenir un autre langage ? Vous désertez, monsieur !… Eh bien ! reprenez cet anneau qui me fut donné par le capitaine Grandfort. – Oh ! mademoiselle, grâce ! Ne me faites pas une telle injure. – Monsieur, si le capitaine Grandfort, que je révérais avant de l’aimer, avait péri en mer, je l’aurais pleuré comme une sœur, mais je sais être forte, je me résigne même à être vaincue !… Le capitaine Grandfort rompt avec son passé de marin, il amène pavillon devant l’injustice et la calomnie, au lieu de combattre jusqu’à la dernière extrémité… Que tout soit donc fini entre nous !… J’arracherai son souvenir de mon cœur, comme j’ôte de ma main cette bague d’or… Reprenez-la, monsieur ! – Jamais !… – Je l’exige ! – Jeanne, vous me rendez au désespoir. – Vous avez juré de vivre. – J’ai juré aussi de ne plus être marin : mais si vous daignez agréer mes vœux… – Oh ! n’achevez pas ! La fille du pilote, vous le savez, ne peut être la compagne que d’un marin. Cet anneau, symbole de sauvetage et de salut, vient de votre mère ! Ne souffrez point que je le jette à vos pieds ! Galhauban s’interposa et prit la bague : – Je la lui rendrai bientôt, dit-il à Grandfort. – Merci ! merci, mon loyal camarade ! s’écria ce dernier avec effusion. – Camarade, non !… matelot ou rien ! Ah ! vous nous dites adieu, capitaine !… vous voulez nous quitter ! Je m’acharnerai sur vos pas, moi ! Je veux que ma sœur soit heureuse et vous aussi. – Assez, Galhauban ! interrompit Jeanne avec fierté. Monsieur met dans ses refus une opiniâtreté blessante. – Jeanne !… pardon ! – Adieu, monsieur Maurice ! dit la jeune fille irritée… – À revoir, capitaine ! ajouta Galhauban. Jeanne ne permit plus que Maurice la suivît ; elle s’éloignait au bras de son frère. Grandfort demeura plongé dans une sombre rêverie.

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