III

1399
IIIJe m’en rendis bien compte quand, deux jours plus tard, nous allâmes, en voiture, à la rencontre du petit monsieur comme disait Mrs. Grose, et d’autant plus qu’un incident survenu le second soir, m’avait profondément déconcertée. Ce premier jour dans son ensemble, comme je l’ai dit, avait été rassurant. Mais je devais voir son ton changer. Le courrier de ce soir-là — qui arriva tard — apportait une lettre pour moi. Elle était écrite par mon patron, mais ne contenait que peu de mots, et en renfermait une autre adressée à lui-même, dont le cachet n’était pas rompu. « Je reconnais ceci comme venant du directeur du collège, et ce directeur est un horrible raseur. Veuillez en prendre connaissance, traitez la question avec lui, et, par-dessus tout, ne m’en parlez pas. Pas un mot. Je pars ! » Il me fallut faire un grand effort pour briser le cachet : un tel effort, que je fus longtemps avant de me décider. Enfin j’emportai la lettre, toujours cachetée, dans ma chambre, et ne l’attaquai que juste avant de me coucher. J’aurais mieux fait d’attendre jusqu’au lendemain, car elle me procura une seconde nuit sans sommeil. N’ayant personne à qui demander avis, je me sentais fort anxieuse, le jour suivant, et, finalement, mon anxiété s’accrut à un tel point, que je me décidai à me confier au moins à Mrs. Grose. « Qu’est-ce que cela veut dire ? Le petit est renvoyé du collège ? » Je fus frappée du regard qu’elle me lança ; puis, visiblement, avec une indifférence rapidement reconquise, elle essaya de se rattraper. « Mais tous les élèves ne sont-ils pas… ? — Renvoyés chez eux ? Oui, mais seulement pour la durée des vacances. Miles, lui, ne devra plus retourner au collège. » Sous mon regard attentif, elle perdit son assurance et rougit. « Ils ne veulent pas le garder ? — Ils s’y refusent absolument. » À ces mots, elle leva sur moi ses yeux, qu’elle avait détournés : je les vis pleins de bonnes larmes. « Qu’a-t-il fait ? » J’hésitai : puis je jugeai que le mieux était de lui communiquer le document. Je le lui tendis, ce qui eut pour effet de lui faire mettre très simplement les mains derrière le dos, sans le prendre. Elle secoua tristement la tête. « Ces choses-là ne sont pas faites pour moi, mademoiselle… » Ma conseillère ne savait pas lire ! Je tressaillis de surprise et, atténuant ma faute de mon mieux, je rouvris la lettre pour la lui lire, puis, toute balbutiante d’émotion, je la repliai de nouveau et la remis dans ma poche. « Est-ce vraiment un mauvais garçon ? » Ses yeux étaient toujours pleins de larmes. « Ces messieurs le disent-ils ? — Ils ne donnent aucun détail. Ils expriment simplement leur regret de ce qu’il leur est impossible de le garder. Il n’y a qu’un sens à cela. » Mrs. Grose m’écoutait dans un silence ému ; elle ne se permit pas de me demander quel était ce sens, de sorte que pour donner plus de cohérence à la chose et la rendre plus présente à mon esprit, en lui en faisant part, je continuai : « Parce qu’il ferait du mal aux autres. » À ces mots, avec un de ces brusques sursauts des gens simples, elle s’enflamma subitement : « Mr. Miles ? Lui, faire du mal ? » Il y avait un tel accent de bonne foi dans ses paroles, que bien que je n’eusse pas encore vu l’enfant, je me sentis poussée — et par ma crainte même — à trouver en effet cette pensée absurde. Abondant aussitôt dans le sens de mon amie, je soulignai, sarcastiquement : « Faire du mal à ses pauvres petits camarades innocents ! — C’est trop affreux, s’écria Mrs. Grose, de dire de cruautés pareilles ! Mais il a dix ans à peine ! — Mais oui. C’est impossible à croire. » Elle me fut évidemment reconnaissante de cette déclaration. « Voyez-le d’abord, mademoiselle, et croyez cela après si vous voulez ! » De nouveau, je me sentis une grande impatience de le voir. Un sentiment de curiosité s’éveillait en moi, qui devait pendant les heures suivantes, croître jusqu’à la souffrance. Mrs. Grose, je m’en aperçus, vit l’impression qu’elle m’avait faite, et insista avec assurance. « Vous pourriez en dire autant alors de la petite demoiselle. Dieu la bénisse ! ajouta-t-elle, regardez-la ! » Je me retournai : à la porte ouverte, Flora, que j’avais installée, dix minutes auparavant, dans la salle d’études, avec une feuille de papier blanc, un crayon et une belle copie de beaux « ô » biens ronds à me faire, Flora se présentait à notre vue. Avec ses petites manières enfantines, elle montrait un détachement extraordinaire pour ce qui l’ennuyait. Mais cependant, son regard, plein de ce grand rayonnement lumineux de l’enfance, semblait donner simplement comme explication de sa conduite l’affection qu’elle avait conçue pour moi, et qui l’avait forcée de me suivre. Que fallait-il de plus pour me faire sentir toute la justesse de la comparaison de Mrs. Grose ? Aussi je serrai mon élève dans mes bras, en la couvrant de baisers auxquels je mêlai un sanglot de pénitence. Néanmoins, tout le reste du jour, je guettai l’occasion de joindre ma collègue, d’autant plus que, vers le soir, il me sembla qu’elle cherchait à m’éviter. Je la rattrapai, je m’en souviens, dans l’escalier ; nous descendîmes ensemble, et, arrivée à la dernière marche, je la retins en posant ma main sur son bras. « Je conclus, n’est-ce pas, d’après ce que vous m’avez dit ce matin, que vous ne l’avez jamais vu se mal conduire ? » Elle rejeta la tête en arrière : manifestement, elle avait, à cette heure, pris le parti de se composer une attitude. « Oh ! … jamais vu… ! je ne prétends pas cela ! » De nouveau, je me sentis extrêmement troublée. « Alors, vous l’avez vu ?… — Mais oui, mademoiselle, Dieu merci ! » Après réflexion, je ne protestai point contre cette réponse. « Vous voulez dire qu’un garçon qui, jamais… — Ce n’est pas ce que j’appelle un garçon. » Je la serrai de plus près. « Vous aimez cet entrain des mauvais sujets… » Puis, anticipant sa réponse : « Moi aussi, déclarai-je passionnément, mais pas au point de contaminer… — De contaminer ? Ce grand mot l’égarait : je le lui expliquai. — De corrompre, veux-je dire. » Elle ouvrit de grands yeux quand, à la fin, elle comprit. Et cela la fit rire, d’un rire singulier : « Craignez-vous qu’il vous corrompe vous-même ? » Elle me posa la question avec une belle humeur si hardie que je me mis, pour toute réponse, à rire aussi, un peu niaisement, sans doute, et je cédai à la crainte du ridicule. Mais le lendemain, vers le moment où je devais monter en voiture, je tombai sur elle, dans un autre coin de la maison. « Dites-moi, qu’était-ce que cette jeune femme qui était ici avant moi ? — La dernière institutrice ? elle aussi était jeune et jolie… presque aussi jeune et presque aussi jolie que vous, mademoiselle. — Ah bien ! j’espère alors que sa jeunesse et sa beauté lui auront servi à quelque chose, répondis-je, il m’en souvient, à l’étourdie. Il me semble qu’il nous préfère jeunes et jolies ! — Pour cela oui, dit Mrs. Grose. C’était ce qu’il recherchait chez tout le monde. » À peine eut-elle prononcé ces mots qu’elle tenta de les rattraper. « Je veux dire que tel est son goût, — le goût de notre maître. » J’étais saisie. « Mais de qui parliez-vous alors, tout à l’heure ? » Ses yeux demeurèrent sans expression, mais elle rougit. « De lui, donc. — De notre maître ? — De quel autre pourrais-je parler ? » Il était tellement évident que ce ne pouvait être de personne d’autre que, l’instant après, j’avais oublié l’impression que, par mégarde, elle en avait dit plus qu’elle ne voulait. Je demandai seulement ce qui m’intéressait : « Et elle, vit-elle jamais chez le petit… — Quelque chose qui ne fût pas bien ? elle ne me l’a jamais dit. » Je dominai un scrupule pour poursuivre : « Était-elle attentive ? délicate ? » Mrs. Grose feignit de s’appliquer à faire une réponse consciencieuse : « Sur certains points, oui. — Mais pas sur tous ? » Elle réfléchit de nouveau. « Voyons, mademoiselle, elle n’est plus là, je ne veux pas faire de rapports sur elle. — Je comprends parfaitement votre sentiment », me hâtai-je de répliquer. Mais, un moment plus tard, je ne crus pas contredire cette concession en poursuivant : « Elle est morte ici ? — Non. Elle avait quitté. » Je ne sais pourquoi ces brèves réponses de Mrs. Grose me frappaient comme ambiguës. « Elle avait quitté… pour aller mourir ? » Mrs. Grose regardait par la fenêtre, droit devant elle, mais je sentais que, par définition, j’avais le droit de savoir comment étaient traitées les jeunes personnes engagées à Bly. « Vous voulez dire qu’elle est tombée malade, et qu’elle est retournée chez elle ? — Elle n’était pas tombée malade ici, — à la voir. À la fin de l’année, elle partit passer chez elle de courtes vacances, à ce qu’elle dit. Étant donné le temps qu’elle avait passé ici, elle y avait, certes, bien droit. Nous avions alors depuis quelque temps, une jeune bonne qui s’occupait des enfants sous ses ordres ; c’était une brave fille, qui savait bien son affaire, et elle se chargea d’eux pendant son absence. Mais notre jeune institutrice ne revint jamais. Au moment même où je m’attendais à son retour, notre maître m’apprit qu’elle venait de mourir. » Je me remis à rêver là-dessus. « Mais… de quoi ? — Il ne me l’a pas dit. Mais, s’il vous plaît, mademoiselle, dit Mrs. Grose, il faut que je retourne à mon ouvrage. » Et elle me tourna le dos.
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