II

1561
IIJe ne me rappelle tout ce commencement que comme une succession de hauts et de bas, un va-et-vient d’émotions diverses, tantôt bien naturelles et tantôt injustifiées. Après le sursaut d’énergie qui m’avait entraînée, en ville, à accepter sa demande, j’eus deux bien mauvais jours à passer ; tous mes doutes s’étaient réveillés, je me sentais sûre d’avoir pris le mauvais parti. Ce fut dans cet état d’esprit que je passai les longues heures du voyage dans une diligence cahotante et mal suspendue qui m’amena à la halte désignée. J’y devais rencontrer une voiture de la maison où je me rendais, et je trouvai, en effet, vers la fin d’un après-midi de juin, un coupé confortable qui m’attendait. En traversant à une telle heure, par un jour radieux, un pays dont la souriante beauté semblait me souhaiter une amicale bienvenue, toute mon énergie me revint et, au tournant de l’avenue, m’inspira un optimisme ailé qui ne pouvait être que la réaction à un bien profond découragement. Je suppose que j’attendais, ou craignais, quelque chose de si lamentable que le spectacle qui m’accueillait était une exquise surprise. Je me rappelle l’excellente impression que me fit la grande façade claire, toutes fenêtres ouvertes, les deux servantes qui guettaient mon arrivée ; je me rappelle la pelouse et les fleurs éclatantes, le crissement des roues sur le gravier, les cimes des arbres qui se rejoignaient et au-dessus desquelles les corneilles décrivaient de grands cercles, en criant dans le ciel d’or. La grandeur de la scène m’impressionna. C’était tout autre chose que la modeste demeure où j’avais vécu jusqu’ici. Une personne courtoise, tenant une petite fille par la main, apparut, sans tarder, à la porte ; elle me fit une révérence aussi cérémonieuse que si j’eusse été la maîtresse de la maison, ou un hôte de première importance. L’impression qui m’avait été donnée de l’endroit à Harley Street était beaucoup plus modeste : je me rappelle que le propriétaire m’en parut encore plus gentilhomme, et cela me fit penser que les agréments de la situation pourraient être supérieurs à ce qu’il m’avait laissé entendre. Je n’eus aucune déception jusqu’au jour suivant, car je passai des heures triomphantes à faire la connaissance de ma plus jeune élève. Cette petite fille, qui accompagnait Mrs. Grose, me frappa sur-le-champ comme une créature tellement exquise que c’était un véritable bonheur d’avoir à s’occuper d’elle. Jamais je n’avais vu plus bel enfant, et, plus tard, je me demandai comment il se faisait que mon patron ne m’en eût pas parlé. Je dormis peu, cette première nuit : j’étais trop agitée, et cela me frappa, je m’en souviens, m’obséda, s’ajoutant à l’impression causée par la générosité de l’accueil qui m’était offert. Ma grande chambre imposante, — l’une des plus belles de la maison, — son grand lit, qui me paraissait un lit de parade, les lourdes tentures à ramages, les hautes glaces dans lesquelles, pour la première fois, je me voyais de la tête aux pieds, — tout me frappait (de même que l’étrange attrait de ma petite élève), comme étant un ordre de choses naturel ici. Ce fut aussi, dès le premier jour, une chose toute naturelle que mes rapports avec Mrs. Grose : j’y avais réfléchi avec inquiétude pendant mon voyage en diligence. Le seul motif, qui, à première vue, aurait pu renouveler cette inquiétude, était sa joie anormale de mon arrivée. Dès la première demi-heure, je la sentis contente au point qu’elle se tenait positivement sur ses gardes — c’était une forte femme, simple, nette et saine — pour ne pas trop le montrer. Je m’étonnai même un peu, à ce moment, qu’elle préférât s’en cacher, et à la réflexion, évidemment, quelque soupçon aurait pu s’élever en moi à ce sujet et me causer du malaise. Mais c’était un réconfort de penser qu’aucun malaise ne pouvait surgir de cette vision béatifique qu’était l’image radieuse de ma petite fille, vision dont l’angélique beauté était, plus que tout le reste probablement, la cause de cette agitation qui, dès avant le jour, me fit me lever et marcher à travers ma chambre, avec le désir de me pénétrer davantage du décor et de la vue tout entière, de guetter, de ma fenêtre, l’aurore commençante d’un jour d’été, de découvrir les autres parties de la maison que ma vue ne pouvait embrasser, et, tandis que dans l’ombre finissante les oiseaux commençaient à s’appeler, entendre peut-être de nouveau certains sons moins naturels et venant, non du dehors, mais du dedans, et que je me figurais avoir entendu. Un moment, j’avais cru reconnaître, faible et dans l’éloignement, un cri d’enfant ; à un autre, j’avais tressailli presque inconsciemment, comme au bruit d’un pas léger qui se serait fait entendre devant ma porte. Mais de telles imaginations n’étaient pas assez accusées pour n’être pas aisément repoussées, et ce n’est qu’à la lumière — ou plutôt à l’ombre — des événements postérieurs, qu’elles me reviennent à la mémoire. Surveiller, instruire, « former » la petite Flora, c’était là, à n’en pas douter, l’œuvre d’une vie heureuse et utile. Nous avions convenu, après le souper, qu’après la première nuit, elle coucherait, bien entendu, dans ma chambre, son petit lit blanc y étant déjà tout arrangé à cet effet. Je devais me charger d’elle complètement, et elle ne restait une dernière fois auprès de Mrs. Grose que par déférence pour mon dépaysement inévitable et sa timidité naturelle. En dépit de cette timidité, je me sentais sûre d’être vite aimée d’elle. Chose bizarre, l’enfant s’était expliquée franchement et bravement à ce sujet ; elle nous avait laissé, sans aucun signe de malaise, — avec véritablement la douce et profonde sécurité d’un ange de Raphaël, — en discuter, l’admettre et nous y soumettre. Une part de ma sympathie pour Mrs. Grose venait du plaisir que je lui voyais éprouver devant mon admiration et mon émerveillement, tandis que j’étais assise avec mon élève devant un souper de pain et de lait, éclairé de quatre hautes bougies, l’enfant en face de moi sur sa haute chaise, en tablier à bavette. En présence de Flora, naturellement, il y avait bien des choses que nous ne pouvions nous communiquer que par des regards joyeux et significatifs, ou des allusions indirectes et obscures. « Et le petit garçon, lui ressemble-t-il ? est-il aussi très remarquable ? » Il ne convenait pas, ainsi que nous nous l’étions déjà dit, de flatter trop ouvertement les enfants. « Oh ! mademoiselle, des plus remarquables ! Vous trouvez cette petite-là gentille… » et elle se tenait debout, une assiette à la main, regardant avec un sourire rayonnant la petite fille, dont les doux yeux célestes allaient de l’une à l’autre de nous, sans que rien en eux nous portât à cesser nos louanges. « Eh bien ! si, en effet, je trouve… — Vous allez être « emballée » par le petit monsieur. — Il me semble vraiment que je ne suis venue ici que pour cela… pour « m’emballer » sur tout. Je crois cependant reconnaître, ajoutais-je, comme malgré moi, que je m’emballe un peu trop facilement. À Londres, aussi, je me suis emballée ! » Je vois encore le large visage de Mrs. Grose, tandis qu’elle pénétrait le sens de mes paroles. « À Harley Street ? — À Harley Street ! — Eh bien ! mademoiselle, vous n’êtes pas la première, et vous ne serez pas la dernière, non plus. — Oh ! répondis-je, en réussissant à rire, je n’ai pas la prétention d’être la seule. En tout cas, mon autre élève, à ce que j’ai compris, arrive demain ? — Pas demain, mademoiselle, vendredi. Il arrivera comme vous, par la diligence, sous la surveillance du conducteur ; on lui enverra la même voiture qu’à vous. » Je hasardai alors la question de savoir s’il ne serait pas convenable, autant que gentil et amical, de me trouver avec sa petite sœur à l’arrivée de la voiture publique. Mrs. Grose accéda si cordialement à cette proposition qu’elle me donna l’impression de prendre, pour ainsi dire, l’engagement réconfortant — il fut toujours fidèlement tenu. Dieu merci ! — d’être de mon avis sur tous les sujets. Qu’elle était donc contente que je fusse là ! Ce que j’éprouvai, le jour suivant, ne peut vraiment pas s’appeler une réaction contre l’allégresse de mon arrivée. Ce n’était probablement, au pire, qu’une légère oppression, due à une observation plus précise des circonstances qui m’entouraient, lorsque, pour ainsi dire, j’en fis le tour, je les examinai, je m’en pénétrai. Elles avaient, ces circonstances, une étendue et une masse auxquelles je n’étais pas préparée. En face d’elles, je me sentis tout d’abord vaguement décontenancée, autant qu’assez fière. Les leçons proprement dites souffrirent certainement de mon agitation : je pensai que mon premier devoir était de créer une intimité entre l’enfant et moi, en usant de toutes les séductions en mon pouvoir. Je passai donc la journée dehors avec elle. À sa grande satisfaction, il fut convenu entre nous que ce serait elle, elle seule, qui me ferait visiter la maison. Elle me la fit visiter pas à pas, pièce à pièce, cachette par cachette, m’entretenant de son amusant et délicieux bavardage enfantin, qui eut pour résultat, au bout d’une demi-heure, de faire de nous une paire d’amies. Tout enfant qu’elle était, elle me frappa, pendant notre tournée, par son courage et son assurance. Toute sa façon d’être, dans les chambres vides et dans les sombres corridors, dans les escaliers en vis où j’étais, moi, obligée par moments de m’arrêter, — et jusque sur le sommet d’une vieille tour à mâchicoulis qui me donnait le vertige, — oui, son ramage d’aurore, son penchant à donner des explications plutôt qu’à en demander, toute sa manière d’être, exultante et dominatrice, m’étourdissait et m’entraînait. Je n’ai jamais revu Bly depuis le jour où je le quittai, et, sans doute, paraîtrait-il bien diminué à mes yeux vieillis et blasés. Mais tandis que ma petite conductrice, avec ses cheveux d’or et sa robe d’azur, bondissait devant moi aux tournants des vieux murs, et sautillait le long des corridors, il me semblait voir un château de roman, habité par un lutin aux joues de rose, un lieu auprès duquel pâliraient les contes de fées et les plus belles histoires d’enfants. Tout ceci n’était-il pas un conte, sur lequel je sommeillais et rêvassait ? Non : c’était une grande maison vieille et laide, mais commode, qui avait conservé quelques parties d’une construction plus ancienne, à demi détruite, à demi utilisée. Notre petit groupe m’y apparaissait presque aussi perdu qu’une poignée de passagers sur un grand vaisseau à la dérive. Et c’était moi qui tenais le gouvernail !
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