VIII-2

2007
– Voyez donc, monsieur Hartright, dit-elle en me montrant l’album posé sur la table, et la délicate petite main qui déjà y cherchait une page blanche. Vous allez certainement reconnaître que vous avez enfin trouvé l’écolière modèle ? À peine a-t-elle appris que vous êtes des nôtres, elle saisit son précieux « sketch-book » et, contemplant la nature en face, elle brûle de commencer la lutte. Miss Fairlie, en son humeur toujours sereine, poussa un léger éclat de rire, qui vint illuminer son joli visage, comme eût pu le faire un rayon de ce beau soleil alors brillant sur nos têtes. – Je n’accepte pas un éloge qui ne me soit dû, dit-elle, tandis que ses yeux d’azur, limpides et sincères, erraient sur miss Halcombe et sur moi. Si grand plaisir que je prenne à peindre, la conscience que j’ai de mon peu de talent me donne plutôt la crainte que le désir de commencer. Maintenant que je vous sais ici, monsieur Hartright, me voilà passant en revue mes croquis, comme autrefois mes leçons, quand j’étais petite fille et que j’avais grand-peur de ne pas en savoir le premier mot… Après m’avoir fait cette confession, avec une simplicité de bon goût, elle attira vers elle son album, et prit l’air sérieux d’un enfant qui se prépare à s’appliquer beaucoup. Miss Halcombe, avec ses façons toutes rondes et un peu brusques, coupa court aux embarras de la situation. – Bonnes, mauvaises ou médiocres, dit-elle, les esquisses de l’élève doivent subir, il n’y a pas à dire, la terrible critique du professeur. Maintenant, Laura, si nous les emportions avec nous dans la voiture, M. Hartright les verrait, tout d’abord, avec les « circonstances atténuantes », résultant des cahots et des interruptions continuelles qu’il lui faudra subir. Que si, dans cette bienheureuse calèche, nous pouvions l’amener à confondre la nature telle qu’elle est, et telle qu’il l’aura sous les yeux, avec la nature telle qu’elle n’est pas, et telle que nos albums la lui montreront, il n’aurait plus, dans son désespoir, qu’à nous accabler de compliments, et nous glisserions à travers ses doigts savants, sans y laisser une seule des plumes qu’étale notre vanité, toujours prête à faire la roue. – Je compte bien que M. Hartright ne me fera pas de compliments, dit miss Fairlie, comme nous sortions ensemble du pavillon. – Oserais-je vous demander ce qui vous rassure à cet égard ? lui dis-je à mon tour. – C’est que je suis décidée à prendre au pied de la lettre tout ce que vous me direz, répliqua-t-elle simplement. Dans ce peu de mois elle venait de me donner la clef de son caractère, le mot de cette généreuse confiance qu’elle puise dans le sentiment de sa propre loyauté. Je n’en eus, au moment dont je parle, que la simple intuition. Maintenant, j’en ai fait l’expérience complète. Nous ne prîmes que le temps d’enlever la bonne mistress Vesey au siège qu’elle occupait dans la salle à manger déserte, et nous partîmes ensuite, en calèche découverte, pour la promenade annoncée. La vieille dame et miss Halcombe occupaient le siège du fond ; miss Fairlie et moi étions vis-à-vis, tenant ouvert entre nous l’album, enfin livré à mon examen. Toute critique sérieuse de ces dessins, alors même que j’eusse été enclin à me la permettre, eût avorté devant le parti bien pris par miss Halcombe de ne voir que le côté ridicule des beaux-arts, des beaux-arts au moins tels que les pratiquent les amateurs comme elle, comme sa sœur, et comme les dames en général. Je me rappelle bien mieux sa conversation avec nous que les esquisses sur lesquelles, de temps à autre, je laissais machinalement tomber quelques regards. Ce sont plus particulièrement les portions de cette causerie auxquelles miss Fairlie prenait quelque part, que, fortement empreintes dans ma mémoire, je pourrais redire comme si elles dataient d’hier. Oui !… j’avouerai que, dès cette première journée, je laissai le charme de « sa » présence me distraire du souvenir de notre situation respective. Les plus frivoles questions qu’elle me posa touchant le maniement du crayon et l’amalgame des couleurs ; les plus légers changements d’expression dans ses beaux yeux, qui cherchaient à chaque instant les miens avec un ardent désir d’apprendre tout ce que j’étais chargé de lui enseigner, attiraient mon attention bien autrement que les paysages au milieu desquels on me promenait, ou que les grandioses variations de lumière et d’ombre se succédant à la surface inégale des vastes marécages, et sur les sables bien nivelés de la grève. En tout temps, et en quelque circonstance que les intérêts humains soient en jeu, n’est-il pas curieux de constater à quel point les objets extérieurs du monde où nous vivons prennent peu sur nos senlinienls et nos pensées ? C’est seulement dans les livres que nous recourons à la nature, consolatrice de nos peines, complice sympathique de nos plaisirs. Même chez les meilleurs d’entre nous, l’admiration de ces beautés du monde sensible, que la poésie moderne décrit avec tant d’ampleur et d’éloquence, ne se rencontre pas comme un des instincts originels de notre organisme. Enfant, aucun de nous ne le possède. Personne, plus tard, homme ou femme, ne l’a sans le devoir à quelques études. Ceux-là dont la vie presque toute entière s’écoule au milieu des plus merveilleux aspects de la terre ou de la mer, sont aussi ceux que les spectacles de la nature trouvent le plus généralement insensibles, à moins qu’il ne s’y rattache quelque intérêt humain, quelque question de métier. Pour être capables d’apprécier les beautés du monde au sein duquel nous vivons, il nous faut y être préparés, comme à un art, par les enseignements de l’existence civilisée. Personne, de plus, n’exerce guère cette capacité, artificiellement développée, que dans les moments où l’âme est le plus inerte, où le loisir est le plus complet. Demandons-nous quelle part les charmes de la nature ont eue jamais dans les préoccupations et les émotions, joyeuses ou pénibles, soit de nous-mêmes, soit de nos amis ? Quelle place leur accorde-t-on dans ces mille petits récits d’incidents personnels qui passent chaque jour d’une bouche à l’autre ? Tout ce que notre intelligence peut embrasser, tout ce que nos cœurs peuvent acquérir, nous arrive avec autant de certitude, autant de profit, autant de satisfaction intime, au sein du plus humble ou du plus magnifique paysage que la terre ait à nous montrer. Il est assurément quelque raison pour ce manque de sympathies innées entre la Créature et la création qui l’entoure, raison qu’il faudrait peut-être chercher dans les destinées si différentes de l’homme et de sa sphère terrestre. La plus vaste chaîne de montagnes que puisse parcourir le regard est condamnée d’avance au néant. La moindre émotion produite dans le cœur de l’homme est prédestinée à une immortalité certaine. Notre course avait à peu près duré trois heures, lorsque la calèche franchit de nouveau les portes de Limmeridge-House. En revenant, j’avais laissé ces dames convenir entre elles du point de vue qu’elles devaient dessiner sous mes yeux dans l’après-midi du lendemain. Quand elles montèrent s’habiller pour le dîner, et lorsque je me retrouvai seul dans mon petit salon, je sentis ma gaieté m’abandonner tout à coup. J’étais mal à l’aise et mécontent de moi-même, sans savoir au juste pourquoi. Peut-être ma conscience me reprochait-elle, pour la première fois, d’avoir pris plaisir à notre promenade, plutôt comme un simple hôte que comme un professeur de dessin. Peut-être aussi étais-je hanté par ce sentiment dont j’ai parlé, qu’il manquait quelque chose, soit à miss Fairlie, soit à moi, pour nous donner la pleine intelligence l’un de l’autre. À tout prendre, j’éprouvai un grand soulagement lorsque l’heure du repas vint m’arracher à ma solitude, et me ramena au milieu des dames de « la famille ». En entrant au salon, je fus frappé du contraste curieux qu’offraient leurs toilettes de soirée. Tandis que mistress Vesey et miss Halcombe étaient richement habillées (chacune selon les convenances de son âge) : la première, en satin gris à reflets d’argent ; la seconde, en soie de cette nuance délicate qui rappelle la primevère, et dont le jaune indécis se marie si heureusement aux teints bruns, aux cheveux noirs, – miss Fairlie, plus simple et presque trop simple, portait une robe de mousseline blanche, sans la moindre broderie ou le moindre agrément. Cette robe était, il est vrai, d’une blancheur irréprochable ; elle lui allait à merveille ; encore était-ce, pourtant, l’espèce de vêtement dont eût pu se parer la femme ou la fille d’un homme tout à fait sans fortune ; et, à ne la juger que sur ses dehors, on eût pu la croire plus pauvre que sa propre institutrice. Plus tard, apprenant à mieux connaître miss Fairlie, j’ai pu m’assurer que cette simplicité, peut-être excessive, tenait à la délicatesse naturelle de ses sentiments, et à l’extrême aversion que lui inspirait tout ce qui de près ou de loin, pouvait ressembler à un étalage de sa fortune. Ni mistress Vesey, ni miss Halcombe ne purent jamais obtenir qu’elle leur disputât la supériorité de mise où elles trouvaient, de manière ou d’autre, quelque compensation à leur infériorité de richesse. Le dîner terminé, nous revînmes ensemble au salon. Bien que – digne émule de ce monarque assez intelligent pour daigner ramasser le pinceau du Titien, – M. Fairlie eût enjoint à son sommelier de me laisser choisir le vin qu’il pourrait me convenir de boire après le dîner, j’eus le courage de résister à la tentation qui m’était offerte ; et au lieu de trôner majestueusement, mais seul, parmi des bouteilles d’élite, je sollicitai de ces dames la permission de quitter la table avec elles, – ainsi que cela se pratique chez les étrangers civilisés, – pendant toute la durée de mon séjour à Limmeridge-House. Le salon, où nous venions de rentrer pour le reste de la soirée, situé au rez-de-chaussée, était de la même dimension et de la même forme que la salle à manger. À son extrémité inférieure, de grandes portes vitrées ouvraient sur une terrasse ornée, dans toute sa longueur, par une profusion de fleurs rares, tirées des serres du château. Les lueurs du crépuscule, vaporeuses et douces, venaient justement de descendre sur ce magnifique parterre, dont elles harmoniaient, en les éteignant quelque peu, les couleurs vivement contrastées ; et par les portes ouvertes arrivaient jusqu’à nous les pénétrants parfums que les fleurs dégagent à l’approche de la nuit. La bonne mistress Vesey (toujours la première à s’asseoir) prit possession d’un grand fauteuil établi dans un angle, et s’y engourdit confortablement, par manière de préface à un sommeil plus complet. Miss Fairlie, sur ma demande, se mit au piano. Tandis que j’allais m’asseoir auprès d’elle, je vis miss Halcombe se retirer dans la baie profonde d’une des fenêtres, pour continuer, aux dernières clartés du jour, ses recherches dans les papiers de sa mère. Comme cette scène domestique, comme ce salon paisible me réapparaissent nettement, tandis que je trace ces lignes ! De l’endroit où j’étais assis, je pouvais voir la taille gracieuse de miss Halcombe, à moitié en pleine lumière, à demi-perdue dans l’ombre, se pencher vers les lettres amoncelées sur ses genoux ; plus près de moi, cependant, le blond profil de la belle musicienne se découpait, de plus en plus vague, à mesure que baissait le jour, sur le fond graduellement obscurci des lambris intérieurs. Au dehors, sur la terrasse, les fleurs groupées, et leurs longues ramures repliées sur elles-mêmes, se balançaient si doucement, effleurées par la brise du soir, que nul bruit émané d’elles n’arrivait jusqu’à nous. Le ciel n’avait pas un nuage, et déjà, dans ses régions orientales, commençait à vibrer la mystérieuse aurore du clair de lune. Une sensation profonde de paix et d’isolement, calmant toute pensée et tout mouvement du cœur, plongeait l’être entier dans un extatique ravissement, qui l’emportait loin de la terre ; et le repos embaumé que le décroissement de la lumière semblait, de minute en minute, rendre plus profond, sembla planer sur nous, plus caressant encore, lorsque jaillirent du piano les tendres et célestes mélodies de Mozart. Je ne t’oublierai jamais, soirée charmante, où je vis, où j’entendis tout cela… Nous demeurâmes, sans mot dire, chacun à la place qu’il avait choisie, – mistress Vesey sommeillant toujours, miss Fairlie jouant toujours, miss Halcombe lisant toujours ; – jusqu’à ce que le jour vint à nous manquer. La lune furtive avait alors fait le tour de la terrasse, et ses lueurs mystérieuses éclairaient déjà obliquement le bas du salon. Succédant à l’obscurité du crépuscule, elles nous semblaient si belles que, d’un commun accord, nous renvoyâmes les lampes apportées par un serviteur trop exact ; et la vaste pièce demeura ainsi dans la pénombre où la laissaient les deux bougies allumées au-dessus du clavier. Pendant une heure encore, la musique continua. Puis, la beauté du tableau qu’offrait la terrasse, vue au clair de lune, parut tenter miss Fairlie, que je m’empressai d’y accompagner. Miss Halcombe, qui avait changé de place pour continuer sa lecture quand les bougies du piano avaient été allumées, demeura auprès d’elles, sur une chaise basse, tellement absorbée en son travail mental, qu’elle ne sembla pas prendre garde à notre sortie.
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