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VIII Au moment où j’entrais, miss Halcombe et une dame âgée étaient assises à la table du « lunch ». Cette dame, qu’on me nomma en me présentant à elle, se trouva être l’ancienne institutrice de miss Fairlie, – Mistress Vesey, – la même que ma vive compagne du déjeuner m’avait sommairement décrite comme « très bonne, possédant toutes les vertus cardinales, et ne comptant exactement pour rien ». Je ne puis que confirmer ici, par mon humble témoignage, l’exactitude de cette esquisse si lestement tracée par miss Halcombe. Mistress Vesey semblait personnifier à la fois le calme de la créature humaine et la complaisance particulière au s**e féminin. Sur sa figure potelée et placide, rayonnait, en sourires somnolents, la paisible jouissance d’une existence paisible. Certains d’entre nous traversent la vie au galop ; certains d’entre nous y cheminent à petits pas : mistress Vesey y voyageait constamment assise. Dans la maison, qu’il fût de bonne heure ou qu’il fût tard, elle était assise : assise dans le jardin, assise dans les couloirs, sur des bancs imprévus placés à l’intérieur des fenêtres ; assise (sur un tabouret pliant) quand ses jeunes amies l’entraînaient à la promenade ; assise avant de regarder quoi que ce soit, avant de parler de quoi que ce soit, avant de répondre, par Oui ou par Non, à la question la plus triviale – toujours avec le même sourire serein sur les lèvres, la même pose de tête, vaguement attentive, le même agencement des bras et des mains, combiné pour sa plus grande commodité, quelle que fût d’ailleurs l’évolution domestique à laquelle on la conviât. Une bonne vieille, douce, complaisante, tranquille, inoffensive au-delà de toute expression, dont on ne pouvait se figurer qu’elle eût vécu, tant seulement une heure, depuis le jour de sa naissance. La Nature a si fort à faire en ce bas monde, elle a sur le métier une si grande variété de productions coexistantes, qu’il ne faut pas s’étonner si, çà et là, elle s’embrouille dans ce grand nombre d’opérations simultanées. À ce point de vue, je resterai toujours convaincu en mon particulier que la Nature, lorsque naquit mistress Vesey, s’appliquait à créer des choux, et que la bonne dame eût à supporter les conséquences de la préoccupation végétale dans laquelle s’absorbaient en ce moment les pensées de la Mère universelle. – Et maintenant, mistress Vesey, dit miss Halcombe, qui, par contraste avec l’immobile vieille dame assise près d’elle, semblait redoubler d’éclat, de vivacité, de prestesse, que vous servirai-je ?… une côtelette ?… Mistress Vesey croisa sur le bord de la table ses petites mains à fossettes, sourit tranquillement, et dit : – Oui, chère. – Qu’y a-t-il donc là, en face de M. Hartright ?… un poulet bouilli, n’est-ce pas ?… Vous l’aimeriez peut-être mieux que la côtelette, mistress Vesey ?… Mistress Vesey retira du bord de la table ses mains à fossettes, qui allèrent d’elles-mêmes s’installer dans son giron ; elle détourna la tête d’un air contemplatif vers le poulet bouilli, et alors, comme devant : – Oui, chère, répondit-elle. – À la bonne heure ; mais que choisissez-vous définitivement ?… M. Hartright vous servira-t-il du poulet ? ou vous donnerai-je, moi, une côtelette ?… Mistress Vesey replaça une de ses mains à fossettes sur le bord de la table ; elle hésita, comme endormie, et dit ensuite : – Ce que vous voudrez, chère. – Miséricorde !… mais c’est à votre goût, ma bonne dame, ce n’est pas au mien que je m’adresse. Si vous preniez tour à tour de ces deux plats ?… et si vous commenciez par le poulet ?… car M. Hartright semble brûler du désir de découper pour vous… Mistress Vesey ramena au bord de la table son autre main à fossettes ; sa physionomie, un moment, parut sur le point de s’animer ; l’instant d’après, elle s’amortit ; alors, s’inclinant d’un air docile : – Si vous voulez bien, monsieur, reprit-elle. N’est-ce pas là une brave dame, bien douce, bien complaisante, tranquille et inoffensive au-delà de toute expression ? Mais peut-être en voilà-t-il assez, pour le moment, sur le compte de mistress Vesey. Miss Fairlie, pourtant, ne se montrait guère. Notre « luncheon » s’acheva sans qu’elle eût paru. Miss Halcombe, dont l’œil alerte ne laissait rien échapper, prit note des regards que, de temps en temps, je jetais du côté de la porte. – Je vous, comprends, monsieur Hartright, dit-elle ; vous vous demandez ce que peut être devenue votre élève « numéro deux ». Elle est descendue, et son mal de tête est guéri ; mais elle n’a pas assez regagné d’appétit pour venir s’asseoir au « luncheon ». Si vous voulez m’accepter pour guide, je crois pouvoir vous garantir que nous la retrouverons dans quelque coin du jardin… Elle prit, à ces mots, une ombrelle, posée auprès d’elle sur un fauteuil, et, passant par une porte-fenêtre qui ouvrait du côté des pelouses, elle me montra le chemin. Il est presque inutile de dire que nous laissâmes mistress Vesey encore installée à table, ses mains à fossettes toujours croisées au bord de son assiette, et posée là, selon toute apparence, pour le reste de l’après-midi. Comme nous traversions les pelouses, miss Halcombe me jeta un regard d’intelligence, et, avec un léger mouvement de tête : – Votre mystérieuse aventure, me dit-elle, demeure encore enveloppée dans ces ténèbres de minuit qui lui vont si bien. J’ai passé toute la matinée à fureter parmi les lettres de ma mère ; et je n’ai encore rien découvert. Cependant, monsieur Hartright, ne perdez pas sitôt toute espérance. Ceci est une affaire de curiosité ; or, vous avez pour alliée une femme. Dans de telles circonstances, on doit, tôt ou tard, réussir. Ces lettres mêmes, je ne les ai pas toutes examinées. Il m’en reste encore trois paquets à ouvrir, et vous pouvez compter que je passerai la soirée entière à les dépouiller avec soin. Ainsi, déjà, une de mes espérances du matin se trouvait déçue. Et je commençai à me demander alors si ma présentation à miss Fairlie ne tromperait pas les pressentiments qui, depuis le déjeuner, me faisaient l’attendre avec une si vive impatience. – Et comment vous êtes-vous tiré d’affaire avec M. Fairlie ? me demanda miss Halcombe, au moment où nous quittions les pelouses pour entrer dans un jeune taillis. Était-il, ce matin, plus nerveux qu’à l’ordinaire ?… Oh ! monsieur Hartright, ne prenez pas tant de peine à méditer votre réponse !… Votre hésitation me suffit… Je lis sur votre visage qu’il était, en effet, plus nerveux que d’habitude ; et, comme je ne me soucie pas de vous mettre dans le même état, je ne vous en demanderai pas davantage… Les détours du sentier que nous suivions, tandis qu’elle parlait ainsi, nous amenèrent insensiblement devant un joli pavillon, bâti en bois et affectant, en miniature, les formes d’un chalet suisse. L’unique chambre de ce pavillon, où nous arrivâmes en montant quelques marches, était occupée par une jeune dame. Elle se tenait debout près d’une table rustique, contemplant au dehors les perspectives étendues que lui offrait une trouée habilement pratiquée parmi les arbres, et d’un doigt distrait, tournant les feuilles d’un petit album posé à côté d’elle. – J’avais devant moi miss Fairlie. Comment la décrire ? comment séparer son image des sensations qu’elle produisait en moi et du souvenir de tout ce qui est arrivé dans ces derniers temps ? comment la revoir telle qu’elle m’apparut d’abord, – telle que je la voudrais montrer à ceux qui vont la retrouver dans ces pages ? Au moment où j’écris, le portrait à l’aquarelle où, un peu plus tard, je représentai Laura Fairlie dans le même lieu, dans la même attitude où je l’avais vue pour la première fois, ce portrait est là, sur mon bureau. Je le regarde, et sur le fond brun des boiseries du pavillon, une blonde jeune fille, vêtue d’une simple robe de mousseline aux larges raies bleues et blanches, se détache, rayonnante comme l’aurore. Une écharpe de la même étoffe enserre, dans ses plis brisés, ses épaules rondes ; un petit chapeau de paille, simplement garni d’étroits rubans qui assortissent la robe, couvre sa tête, et sur le haut de son visage projette je ne sais quelle douce teinte ambrée. Sa chevelure est d’un brun si atténué, si pâle, – ni tout à fait blonde comme le c*****e, ni tout à fait éclatante comme l’or, qu’elle se perd presque, çà et là fondue avec l’ombre du chapeau. Elle est simplement séparée et rejetée vers les oreilles, ses masses ondulent comme la moire des flots frissonnants. Les sourcils sont un peu plus foncés que les cheveux ; les yeux sont de ce bleu doux et limpide que la turquoise rappelle, que les poètes chantent si souvent, et qu’il est si rare de rencontrer dans la vie de chaque jour. Charmants de couleur, charmante de forme, – grands, tendres, calmes, pensifs, – ces yeux devaient leur plus grande beauté à la sincérité transparente de leur profond regard, et semblaient, à chaque changement d’expression, emprunter quelques rayons aux clartés d’un monde plus pur et meilleur. Dans leur charme tout-puissant, comme dans un flot d’éblouissante lumière s’effaçaient en même temps les beautés secondaires et les légères imperfections des autres traits. À peine s’aperçoit-on que peut-être les contours inférieurs du visage, trop mignons, trop atténués, ne sont pas rigoureusement d’accord avec les lignes de la partie supérieure, que le nez, échappant aux inconvénients de la forme aquiline (si parfaite qu’elle soit, elle donne au visage d’une femme quelque chose de dur et de cruel) s’est un peu trop infléchi dans l’autre sens, et a perdu quelque chose de sa rectitude classique ; que les lèvres enfin, doucement expressives, sont sujettes, quand elles sourient, à une légère contraction nerveuse qui les relève tant soit peu d’un côté. Chez une autre femme, ces défauts seraient faciles à noter. Ici, un lien subtil les rattache à la gracieuse individualité qu’ils caractérisent, et ils semblent indispensables au jeu vivant de tous ses traits, dont l’ensemble est soumis à l’impulsion de ces deux grands yeux mobiles et rayonnants. Est-ce bien dans mon pauvre portrait, travail patient et caressé de longues heures joyeuses, que je vois vraiment toutes ces choses ? Ah ! combien peu sont, en réalité, dans ce dessin sans éclat et sans poésie ! combien, au contraire, dans la pensée avec laquelle je le contemple. Une jeune fille frêle et blonde, dans un joli ajustement de couleur claire, feuilletant un album sur lequel ses yeux bleus se posent avec une sérénité loyale, – voilà tout ce que le dessin peut dire ; voilà peut-être aussi jusqu’où peuvent pénétrer, dans leur langage cependant plus expressif, la pensée et la plume de l’écrivain. La femme qui, la première, donne à nos vagues conceptions de la beauté, la vie, la clarté, la forme arrêtée qui leur manquaient, comble dans notre nature intellectuelle une lacune que nous y avons ignorée jusqu’au moment où cette femme nous est apparue. Les sympathies qu’elle éveille en nous glissent à des profondeurs où la parole, la pensée même, arrive à peine ; elles dérivent de charmes plus subtils que ceux dont nos sens subissent l’empire et dont les sources bornées du langage humain peuvent donner l’idée. La mystérieuse beauté des femmes n’arrive à cette hauteur, où elle est inexprimable, que lorsqu’elle s’apparente, pour ainsi dire, avec le mystère plus profond encore caché au fond de nos âmes. Alors, et seulement alors, elle franchit les limites de cette région étroite, où le crayon et la plume peuvent, ici-bas, jeter quelques rayons de lumière. En pensant à elle, songez à la première femme qui a fait battre plus vite dans votre poitrine un cœur jusque-là insensible aux attraits de ses rivales. Que ses yeux bleus, bons et candides, se lèvent sur les vôtres comme ils se levèrent sur les miens, avec cet irrésistible regard que nous nous rappelons si bien, vous et moi. Que sa voix soit pour vous la musique la plus aimée et caresse votre oreille comme elle caressait la mienne. Que son pas furtif, tandis que dans ces pages vous la verrez aller et venir, produise sur vous l’effet de cet autre pas aux mouvements cadencés, dont votre cœur jadis battit la mesure. Acceptez-la comme la création chimérique de votre fantaisie amoureuse ; c’est le meilleur moyen de faire prendre sur vous, par degrés, à votre gracieux fantôme, l’empire que cette femme vivante a sur moi. Parmi les sensations que produisit en moi ce premier regard jeté sur elle, – sensations connues de tous, qui germent dans le plus grand nombre des cœurs, sont dans la plupart étouffées, et ne revivent, avec leur éclat primitif, que dans un bien petit nombre, – il en fut une qui me jeta dans le trouble et l’inquiétude, une dont je ne pouvais m’expliquer l’effet discordant, en présence de cette charmante jeune fille. Se mêlant à la vive impression que produisaient sur moi ce blond et charmant visage, cette douce physionomie, cette attrayante simplicité de manières, je ne sais quelle idée confuse me suggérait vaguement qu’il manquait là « quelque chose. » Tantôt cette lacune me semblait être en « elle ; » tantôt c’était à moi, » me disais-je, que quelque chose manquait pour la comprendre comme je l’aurais dû. Par une singulière contradiction, cette impression était toujours plus forte alors que miss Fairlie me regardait ; en d’autres termes, c’est quand j’avais le mieux conscience du charme et de l’harmonie de son visage, que je me sentais plus profondément troublé par cette idée qu’il manquait là quelque chose, quelque chose d’impossible à découvrir. – Incomplet, incomplet ! me répétais-je sans cesse, – et je n’aurais pu dire ce qui manquait, ni comment y remédier. L’effet de ce singulier caprice d’imagination (c’est ainsi que j’en jugeais alors) n’était pas de nature à me mettre à mon aise, pendant une première entrevue avec miss Fairlie. Les quelques paroles de bienvenue qu’elle m’accorda me trouvèrent tout au plus assez maître de moi-même pour lui adresser les remerciements voulus. Remarquant mon hésitation, et l’attribuant sans doute, avec assez de vraisemblance, à quelque timidité passagère, miss Halcombe, toujours prête et de sang-froid, prit en main le dé de la conversation :
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