CHAPITRE II.La vente de Porthgenna-Tower.-1

2015
CHAPITRE II.La vente de Porthgenna-Tower. « Charmant !… pastoral !… admirable calmant pour les nerfs, dit M. Phippen, examinant les gazons boisés qui s’étendaient derrière le presbytère, mais sans négliger de s’abriter sous l’ombrelle la plus légère qu’il eût su trouver. Trois années se sont écoulées, Chennery ; trois années de souffrances sur lesquelles il est inutile de revenir, depuis que, pour la dernière fois, j’ai admiré ces beaux tapis de verdure… Voici la fenêtre de votre ancien cabinet où j’eus cette attaque de cardialgie, cette asodès, pendant la saison des fraises… Vous vous la rappelez, sans doute… Ah ! et voici la salle d’études… Je n’oublierai jamais la chère miss Sturch sortant par cette porte, ange descendu du ciel, avec une tasse d’eau de soude au gingembre… si soigneuse, s’inquiétant si bien de cette mixtion salutaire… si naturellement affligée qu’il n’y eût pas de sels dans la maison… Si vous saviez, Chennery, comme un souvenir pareil fait du bien… C’est mon cigare, à moi… Voudriez-vous passer de l’autre côté, cher ami ? j’aime l’odeur du tabac, mais la fumée est un peu trop forte pour ma tête… Merci bien !… Et maintenant, l’histoire… la curieuse histoire… Quel nom donniez-vous tout à l’heure à ce vieux domaine ?… Il me semble que cela commençait par un P. – Porthgenna-Tower, dit le ministre. – C’est bien cela, dit M. Phippen, rejetant son parasol d’une épaule sur l’autre… Et quel fut donc le motif pour lequel le capitaine Treverton put se résoudre à vendre Porthgenna-Tower ? – Je suppose qu’il ne pouvait plus s’y supporter après la mort de sa femme, répondit le docteur Chennery. Le domaine n’avait jamais été substitué, comme vous le savez peut-être… Le capitaine ne devait donc rencontrer aucune difficulté pour s’en défaire, sauf pourtant celle de trouver un acquéreur. – Et pourquoi pas son frère ? demanda M. Phippen. Pourquoi pas notre original ami, Andrew Treverton ? – Ne l’appelez pas mon ami, dit le ministre… Un misérable avare, sans dignité, cynique, égoïste… Oh ! Phippen, vous avez beau secouer la tête et faire la grimace… Je connais aussi bien que vous les premières années d’Andrew Treverton… Je sais qu’il fut traité avec la plus basse ingratitude par un ami de collége qui se fit prêter tout ce qu’il avait, et finit par le dépouiller de la manière la plus honteuse… Je sais parfaitement tout cela. Mais un exemple d’ingratitude ne justifie pas l’homme qui s’en prévaut pour s’isoler de la société, se soustraire à tous ses devoirs, et tenir en mépris ses semblables, comme indignes de la boue qu’ils foulent aux pieds… J’ai, de mes oreilles, entendu ce vieux drôle déclarer tout haut que le plus grand bienfait à souhaiter pour notre génération serait un second Hérode, lequel empêcherait qu’une autre ne lui succédât. Un homme capable de tenir des propos pareils devrait-il obtenir le nom d’ami, de quiconque a le moindre respect pour soi-même ou pour son espèce ?… – Mon ami, dit M. Phippen, prenant le bras du ministre et baissant mystérieusement la voix… Mon cher, mon vénérable ami… j’admire votre indignation contre l’homme qui a émis cette maxime, empreinte d’une excessive misanthropie. Mais, je vous confie ceci sous le sceau du secret, il est des heures, surtout le matin, où ma digestion se fait si mal, que je me suis trouvé du même avis que ce grand destructeur, Andrew Treverton. Je me réveillais, la langue rude et sèche comme un morceau de coke… Je me traînais jusqu’à ma glace pour m’y regarder, et il m’est arrivé de dire, en ces heures découragées : « Eh bien, périsse la race humaine, plutôt que d’endurer plus longtemps un pareil supplice ! » – Bon ! très-bon ! s’écria le ministre, accueillant d’un gros rire fort peu révérencieux la confession de M. Phippen… La première fois que votre langue sera dans ce fâcheux état, avalez un verre de petite bière bien fraîche, et vous souhaiterez après cela tout au moins la conservation de cette portion de la race humaine qui s’est vouée au métier de brasseur. Mais revenons à Porthgenna-Tower, ou je ne viendrai jamais à bout de mon histoire. Lorsque le capitaine Treverton se fut une fois mis en tête de vendre son domaine, je ne doute pas que, dans des circonstances ordinaires, il n’eût pensé à l’offrir à son frère, ne fût-ce que pour conserver la terre dans la famille. Andrew était en position de l’acheter : car s’il n’a hérité, à la mort de son père, que la belle et rare collection de livres réunie par le vieux gentleman, il a eu en revanche, comme puîné, la fortune maternelle. Mais, vu l’état de leurs relations à cette époque (et j’ai regret de dire que cet état s’est perpétué jusqu’à présent), le capitaine ne pouvait faire de pareilles propositions à son frère. Ils ne se parlaient et ne s’écrivaient déjà plus… C’est terrible à dire, mais je n’ai jamais vu un différend pareil prendre un caractère aussi obstiné que la querelle de ces deux frères. – Pardon, cher ami, interrompit M. Phippen, ouvrant son tabouret, qui jusqu’alors était resté accroché, par son g***d de soie, à la poignée recourbée du parasol… Avant d’aller plus loin, laissez-moi m’asseoir… Cette histoire m’a déjà un peu ému, et je ne voudrais pas me fatiguer… Continuez, je vous prie… Je n’imagine pas que les pieds de mon tabouret puissent faire des trous dans le gazon… Je suis si léger… un vrai squelette… Mais continuez ! – Vous devez avoir entendu raconter, poursuivit le ministre, que, déjà dans la maturité de l’âge, le capitaine Treverton avait épousé une comédienne… une femme d’un caractère passablement emporté, à ce que je crois, mais d’une réputation sans tache, et aussi éprise de son mari qu’une femme puisse l’être ; par conséquent, à mon avis, le mariage n’était pas si mauvais. Les amis du capitaine n’en poussèrent pas moins les hauts cris, selon l’usage, fort peu d’accord avec le bon sens ; et son frère, l’unique proche parent qu’il eût, tenta de rompre l’union projetée, par des moyens que réprouve la plus simple délicatesse. N’y pouvant réussir, et ayant pris la pauvre femme dans une mortelle aversion, il quitta la maison de son frère. Entre autres mauvais propos destinés à diffamer la fiancée, il avait porté contre elle une accusation dégradante… une accusation que j’aurais honte de répéter. Ces fatales paroles, rapportées malheureusement à mistress Treverton, étaient de celles qu’une femme, et surtout une femme de pareille humeur, ne pardonne jamais. De là une entrevue entre les deux frères, laquelle devait nécessairement, vous le comprenez bien, aboutir à de fâcheux résultats. Ils se séparèrent, en effet, de la manière la plus déplorable. Dans la chaleur du débat, le capitaine déclara qu’Andrew n’avait jamais éprouvé, depuis qu’il était au monde, un seul noble sentiment, et qu’il mourrait sans avoir ressenti pour âme qui vive le plus simple mouvement de sympathie… Andrew répliqua que, s’il n’avait pas de cœur, au moins avait-il de la mémoire, et que jamais, vivant, il n’oublierait ces paroles d’adieu. Ce fut ainsi qu’ils se quittèrent. Par deux fois, dans la suite, le capitaine ouvrit les voies à une réconciliation dont il comprenait la convenance : d’abord, quand sa fille Rosamond fut née ; puis, quand vint à mourir mistress Treverton. Chaque fois le frère aîné écrivit que, si son cadet voulait rétracter les atroces calomnies dont il s’était rendu coupable envers sa belle-sœur, il lui offrirait toute sorte de réparations pour les duretés de langage que, dans un moment de colère, il lui avait adressées lors de leur dernière rencontre. Andrew ne répondit à aucune des deux lettres, et la brouille des deux frères a continué jusqu’à ce jour. Vous comprenez maintenant pourquoi le capitaine ne pouvait pas sonder en particulier les intentions de son frère, avant la mise en vente publique du domaine de Porthgenna-Tower ? » Bien que, pour répondre à l’appel qui lui était ainsi fait, M. Phippen déclarât qu’il comprenait à merveille, et bien qu’il priât très-poliment le ministre de continuer son récit, son attention, à ce moment même, semblait tout entière absorbée par l’inspection à laquelle il soumettait les pieds de son tabouret volant, et par l’étude du dommage qu’ils pouvaient porter aux gazons du presbytère. Du reste, l’intérêt accordé par le docteur Chennery aux faits dont il s’était constitué le narrateur, paraissait assez puissant pour compenser, çà et là, quelques lacunes dans l’attention de son hôte. Après quelques vigoureuses aspirations qui ranimèrent son cigare plusieurs fois en danger de s’éteindre, il continua en ces termes : « Donc le manoir, le domaine, les usines et les pêcheries de Porthgenna, furent affichés et mis en vente peu de mois après le décès de mistress Treverton ; mais il ne fut proposé aucun prix acceptable. L’état ruineux des bâtiments, la mauvaise culture des terres, les difficultés légales que la propriété des usines pouvait soulever, et les embarras trimestriels que donnait le recouvrement des fermages, tout contribuait à faire de Porthgenna un de ces immeubles que les encanteurs appellent un mauvais lot, de difficile défaite. Le capitaine Treverton, bien qu’il ne trouvât pas d’acquéreurs, ne put, quoi qu’on lui dît, se décider à changer d’avis et à résider dans un séjour qui lui était devenu odieux. Il aimait autant sa femme qu’il était aimé d’elle, et il avait en horreur tout ce qui lui rappelait leur séparation. Avec sa petite fille, et une parente de mistress Treverton qu’il avait prisé comme institutrice, il vint s’établir dans notre voisinage, où il prit à bail un joli cottage, là-bas, dans les terrains dépendants de l’église, auprès de cette grande maison dont vous aurez remarqué les jardins entourés de hautes murailles, près de la route de Londres. Cette maison, à l’époque dont nous parlons, était habitée par les père et mère de Léonard Frankland. Il en résulta une grande intimité entre les deux nouveaux voisins ; et ce fut ainsi que se trouvèrent élevés ensemble les jeunes gens que j’ai mariés ce matin ; c’est ainsi qu’ils s’éprirent l’un de l’autre, dès la toute première jeunesse, et presque avant d’avoir mis bas leurs tabliers d’enfants. – Chennery, mon bien bon, ne vous fais-je pas l’effet d’être assis tout d’un côté ! s’écria M. Phippen, interrompant tout à coup, d’un air effrayé, le récit du ministre. Je suis honteux de vous interrompre… mais le gazon de ce pays-ci me semble d’un mou !… Un des pieds de mon tabouret raccourcit de minute en minute… je creuse, mon ami…, j’enfonce à vue d’œil… Bonté divine ! je me sens m’en aller… Sur ma vie, Chennery, je vais disparaître ! – Laissez donc ! cria le ministre, soulevant, d’une main vigoureuse, d’abord M. Phippen, et ensuite le tabouret pliant de M. Phippen, lequel tabouret avait effectivement pris racine dans le sol, tout d’un côté… Par ici !… Tenez-vous sur le chemin sablé… je vous réponds que vous n’y ferez pas de trous… Eh bien, qu’avez-vous encore ? – Des palpitations, dit M. Phippen, laissant choir son parasol et posant sa main sur son cœur… des palpitations et un mouvement de bile… Je les revois, ces taches noires, ces infernales taches noires, sautillant devant mes yeux… Chennery, vous devriez consulter quelques agriculteurs de vos amis sur la qualité de votre gazon… Croyez m’en sur parole, votre prairie est plus molle qu’elle ne devrait l’être… Une prairie, cela ?… répéta M. Phippen, se parlant à lui-même, au moment où il se détournait pour ramasser son parasol…, c’est une tourbière. – Voyons donc, asseyez-vous là ! dit le ministre, et ne faites pas aux palpitations, ne faites pas aux taches noirâtres l’honneur de vous occuper d’elles… Voulez-vous prendre quelque remède ?…, préférez-vous une médecine ou un peu de bière ? Voulez-vous autre chose ? – Oh ! non… non… je suis si contrarié quand je dérange, répondit M. Phippen… j’aime bien mieux souffrir… oui, certes, infiniment mieux… Il me semble, Chennery, que, si vous vouliez bien continuer votre histoire, cela me calmerait un peu… Je ne sais pas trop comment vous y aviez été conduit, mais il me semble que vous disiez quelque chose de bien intéressant sur les tabliers de ces jeunes amoureux. – Joli !… dit le docteur Chennery… Je vous parlais tout bonnement de l’attachement précoce de ces deux enfants, depuis lors devenus mari et femme ; et j’allais ajouter que le capitaine Treverton, peu après s’être établi dans notre voisinage, reprit l’exercice actif de sa profession. Il fallait cela pour combler l’énorme lacune qu’avait laissée dans son existence la perte d’une femme adorée. En bonnes relations avec l’Amirauté, il n’a qu’à demander un commandement pour l’obtenir ; et jusqu’à présent, sauf quelques intervalles bien courts, passés à terre, il n’a pas cessé de naviguer, bien qu’il soit un peu vieux pour le métier qu’il fait, au dire de sa fille et de ses amis… N’ayez donc pas l’air intrigué, Phippen… je ne suis pas si loin du but que vous pouvez le penser… Ces détails sont de ceux qu’il était indispensable de vous donner au préalable… Et maintenant que je m’en suis débarrassé, je puis aborder de front ma principale histoire… celle de la vente… Eh bien, qu’est-ce qui vous prend ?… Avez-vous encore besoin de vous lever ? » Oui, c’était justement là ce que voulait M. Phippen, car il venait de s’aviser que la meilleure manière de calmer ses palpitations, de dissiper ses taches noirâtres, pourrait bien être un peu d’exercice pris avec ménagement… À Dieu ne plaise qu’il occasionnât le moindre dérangement ! mais si son digne ami Chennery, avant de continuer ce récit du plus palpitant intérêt, voulait bien lui donner le bras, se charger du tabouret pliant, et s’avancer lentement du côté de la fenêtre de la salle d’études, on serait ainsi à même de héler miss Sturch, dans le cas où il serait absolument nécessaire d’avoir recours à elle pour la composition d’une boisson calmante, suprême ressource en pareille circonstance.
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