CHAPITRE PREMIER.Quinze ans après.-3

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– En le regardant, c’est à peine si vous vous douteriez que Léonard n’y voit plus, dit miss Louisa, qui se mêla tout à coup à la conversation, dans le charitable but de calmer un peu l’agitation de Phippen… À part l’immobilité de ses yeux, plus calmes que ceux des autres personnes, il n’y a guère de différence entre ce qu’ils étaient et ce qu’ils sont. Quel était donc, miss Sturch, ce personnage célèbre qui était aveugle à la façon de Léonard Frankland, sans qu’on pût s’en douter ? – Milton, ma chère enfant. Je vous ai prié de vous rappeler, à ce sujet, qu’il est, en Angleterre, le plus célèbre des poëtes épiques, répliqua miss Sturch, du ton le plus doux. Il décrit poétiquement son état, causé, dit-il, par une goutte sereine. Vous retrouverez cela dans vos lectures, chère Louisa. Quand nous aurons, ce matin, fait un peu de français, nous ferons un peu de Milton… Taisez-vous, ma chérie, laissez parler votre père. – Pauvre jeune Frankland ! dit le ministre qui s’animait… Cette bonne et tendre et généreuse enfant, que je lui ai donnée ce matin pour femme, semble lui avoir été envoyée comme une consolation d’en haut… S’il est donné à un être humain de le rendre heureux ici-bas, Rosamond Treverton y réussira, j’en suis certain. – Elle s’est sacrifiée, dit M. Phippen… mais je l’en aime davantage, m’étant sacrifié, moi aussi, en restant garçon. L’humanité m’en faisait un devoir. Comment, en bonne conscience, aurais-je pu infliger des digestions aussi pénibles que sont les miennes, à une créature du s**e le plus beau et le plus faible ? Non. Je suis, pourrait-on dire, un sacrifice en chair et en os. J’éprouve donc un sentiment fraternel pour ceux qui ont, ici-bas, le même emploi… Pleurait-elle beaucoup, Chennery, quand vous l’avez mariée ? – Pleurer ? répéta le ministre avec quelque dédain. Rosamond Treverton, sachez-le bien, n’est pas une femmelette sentimentale, une poupée pleurnicheuse. C’est une belle fille, au teint fleuri, cœur chaud, humeur égale, qui sait ce qu’elle fait et ce qu’elle promet quand elle dit à son fiancé : « Je serai votre femme. » D’ailleurs elle a été mise à l’épreuve. Si elle ne lui eût été attachée de cœur et d’âme, il ne dépendait que d’elle d’épouser, depuis bien des mois, qui elle eût préféré. Ils étaient engagés l’un à l’autre bien longtemps avant que cette cruelle infirmité échût au jeune Frankland, leurs deux familles habitant ce pays-ci depuis des années, dans le voisinage l’une de l’autre. Eh bien, lorsqu’il eut perdu la vue, comme un brave et consciencieux garçon qu’il est, Léonard rendit sa parole à Rosamond… La lettre qu’il reçut d’elle à cette occasion, Phippen, vous auriez eu plaisir à la lire… Je ne rougis pas d’avouer que je pleurai comme un enfant lorsqu’on me la montra. Je les aurais mariés hic et nunc, après une lettre pareille. Mais le vieux Frankland, tout cousu de scrupules, insista pour qu’il y eût six mois de réflexion et d’épreuve, Rosamond devant se décider en toute connaissance de cause… Or il mourut avant ce terme expiré, ce qui occasionna de nouveaux délais… Mais six ans au lieu de six mois n’auraient pas ébranlé la constance de Rosamond. Elle était là, ce matin, aussi affectueuse, aussi tendre pour ce pauvre garçon infirme et aveugle qu’elle pouvait l’être le jour où elle l’accepta comme fiancé : « Si j’y puis quelque chose, Lenny, la tristesse n’approchera plus de vous un seul instant, aussi longtemps que nous vivrons à côté l’un de l’autre. » Voilà ce qu’elle lui disait au moment où nous sortions de la chapelle. « Je vous entends, Rosamond, » lui dis-je à mon tour. – « Eh bien, docteur, je vous prends à la fois pour témoin et pour juge, me répondit-elle plus prompte que l’éclair : nous reviendrons à Long-Beckley, et vous demanderez à Lenny si je n’ai pas tenu parole. » Là-dessus, elle m’a donné un b****r… un b****r que vous auriez pu entendre d’ici, la chère petite. Nous boirons à sa santé après le dîner, miss Sturch… Nous boirons à la santé de tous deux, Phippen… et une bouteille de mon meilleur vin. – Un verre d’eau panée, pour ce qui me regarde, si vous voulez bien le permettre, repartit tristement M. Phippen,… Mais ne disiez-vous pas que les parents de ces deux êtres si particulièrement dignes d’intérêt ont vécu longtemps ici, à Long-Beckley, dans d’étroits rapports de voisinage ?… Or, ma mémoire, je le sais de reste, a beaucoup souffert, mais je croyais que le capitaine Treverton était l’aîné des deux frères, et qu’il habitait toujours, une fois à terre, le domaine de famille, situé dans le Cornouailles. – Oui, répondit le ministre, du vivant de sa femme. Mais, depuis qu’elle est morte, ce qui advint, je crois, en l’année mil huit cent vingt-neuf ; il y a donc, puisque nous sommes en mil huit cent quarante-quatre… Voyons un peu… » Et le ministre s’arrêta pour compter, regardant du côté de miss Sturch. « Il y a quinze ans, monsieur, dit aussitôt celle-ci, accompagnant de son plus doux sourire la petite soustraction dont elle s’empressait de faire hommage à son patron. – Cela va de soi, continua le docteur Chennery. Eh bien ! mistress Treverton est morte il y a quinze ans, et, depuis lors, le capitaine Treverton n’est jamais retourné à Porthgenna-Tower. Bien mieux, Phippen, il saisit la première occasion de s’en défaire ; il vendit bel et bien le domaine, château, mines, pêcheries, tout, pour quarante mille livres sterling. – Est-ce bien possible ? dit M. Phippen, se récriant… Est-ce que l’air en serait malsain ? L’alimentation, peut-être, est encore difficile dans ces contrées à peine effleurées par la civilisation ?… Mais qui donc acheta ce domaine ? – Le père de Léonard Frankland, répondit le ministre. Cette vente de Porthgenna-Tower, et les circonstances assez particulières dont elle fut accompagnée, forme, à elle seule, toute une histoire. Si nous faisions un tour de jardin, Phippen, je vous la conterais en fumant mon premier cigare. Miss Sturch, si on me demandait, je suis à deux pas, dans quelqu’une de ces allées… Petites, apprenez-moi bien vos leçons !… Bob, n’oubliez pas que j’ai une canne sous le vestibule et des verges dans mon cabinet de toilette… Allons, Phippen, quittez ce fauteuil de malade… Un tour de jardin, ça ne se refuse pas. – J’accepterai, cher ami, si vous voulez bien me procurer un parasol et me permettre d’emporter ce tabouret volant, répondit M. Phippen. Je suis trop faible pour supporter les rayons du soleil d’août, et je ne saurais marcher sans m’asseoir de temps à autre… Dès que je me sens fatigué, miss Sturch, j’ouvre ce tabouret pliant, et m’assois n’importe où, sans m’inquiéter le moins du monde de l’air douillet que cela me donne !… Chennery, dès que vous serez prêt, je le suis, moi, prêt à tout, mon bon ami… à la promenade et à l’histoire de cette vente… Vous dites, n’est-ce pas, qu’elle est fort curieuse ? – J’ai dit qu’il s’y rattachait quelques circonstances dignes d’intérêt, répondit le ministre ; et, quand vous l’aurez entendue, sans doute vous ne me démentirez pas. Partons ! vous trouverez dans le vestibule, à côté de votre pliant, tout ce qu’il y a chez moi de parasols à choisir. À ces mots, le docteur Chennery ouvrit sa boîte à cigares, et précéda son hôte hors de la salle à manger.
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