Chapitre 2 - Une soirée en bizarre compagnie-2

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– Nous avons parmi nous ce soir, s’écria-t-il, M me Debbs, la célèbre voyante de Liverpool. M me Debbs, comme le savent beaucoup d’entre vous, est généreusement gratifiée de plusieurs de ces dons de l’esprit dont parle saint Paul et, en particulier, de celui de voir les esprits. De tels phénomènes dépendent de lois qui nous dépassent, mais une atmosphère de communion sympathique est essentielle, M me Debbs réclame donc vos vœux et vos prières pendant qu’elle s’efforcera d’entrer en relation avec l’une de ces lumières de l’au-delà qui pourraient nous honorer ce soir de leur présence. Le président se rassit, et M me Debbs se leva parmi des applaudissements discrets. Très grande, très pâle, très maigre, elle avait le visage aquilin, et ses yeux brillaient avec éclat derrière ses lunettes cerclées d’or. Elle se plaça en face de l’assistance. Elle baissa la tête. Elle semblait écouter. – Des vibrations, cria-t-elle enfin. J’ai besoin de vibrations secourables. Donnez-moi un verset sur l’harmonium, s’il vous plaît. L’instrument entama : « Jésus, vous qui aimez mon âme… » L’auditoire était tout silence : à la fois impatient et craintif. La salle disposait d’un éclairage assez maigre, et des ombres noires baignaient les angles. La voyante baissa davantage la tête, comme si elle tendait l’oreille. Puis elle leva la main et la musique s’arrêta. – Bientôt ! Bientôt ! Chaque chose en son temps ! dit M me Debbs, qui s’adressait à un compagnon invisible, puis qui se tourna vers l’assistance pour ajouter : « Je ne sens pas que ce soir les conditions soient très bonnes. Je ferai de mon mieux, et eux aussi. Mais d’abord, il faut que je vous parle. Et elle parla. Ce qu’elle dit fit aux deux profanes l’impression d’être un bredouillis incompréhensible. Son discours était sans suite ; pourtant de temps à autre une phrase ou quelques mots s’en détachaient curieusement pour retenir l’attention. Malone remit son stylo dans sa poche. A quoi bon prendre en notes les propos d’une maboule ? Un habitué, assis à côté de lui, remarqua son air dégoûté et murmura : – Elle règle son poste. Elle est en train d’accrocher sa longueur d’onde. Tout est affaire de vibration. Ah ! nous y voilà ! Elle s’était interrompue en plein milieu d’une phrase. Son long bras, terminé par un index tremblant, jaillit en avant. Elle désignait une femme entre deux âges au deuxième rang. – Vous ! Oui, vous, avec la plume rouge. Non, pas vous ! La dame forte devant. Oui, vous ! Je vois un esprit qui prend forme derrière vous. C’est un homme. C’est un homme grand : un mètre quatre-vingts au moins. Il a le front haut, des yeux gris ou bleus, le menton allongé, une moustache brune, des rides. Est-ce que vous le reconnaissez, amie ? La dame forte parut émue, mais elle secoua négativement la tête. – Bon. Voyons si je peux vous aider. Il tient un livre… un livre brun avec un fermoir. Un registre comme il y en a dans les bureaux. Je lis les mots : « Assurances écossaises ». Est-ce que cela vous dit quelque chose ? La dame forte se mordit les lèvres et secoua la tête. – Bien. Je peux vous confier aussi qu’il est mort après une longue maladie. On me suggère : un mal dans la poitrine… de l’asthme. La dame forte s’opiniâtra dans la négative, mais une petite personne au visage enluminé, deux rangs derrière, se leva furieuse. – C’est mon homme, m’dame. Dites-y que j’veux plus rien avoir avec lui. Elle se rassit d’un air décidé. – Oui, vous avez raison. Il se déplace vers vous maintenant. Tout à l’heure, il était plus près de l’autre. Il voudrait dire qu’il a de la peine. Ce n’est pas bien, vous savez, de se montrer dure envers les défunts ! Pardonnez et oubliez, un point c’est tout. J’ai reçu un message pour vous. Le voici : « Fais-le, et ma bénédiction t’accompagnera ! » Est-ce qu’il a pour vous une signification quelconque ? La femme furieuse parut soudain enchantée, et fit un signe de tête affirmatif. – Très bien, fit la voyante qui, soudain, étendit son bras en direction de la foule vers la porte. « Pour le soldat !… Un soldat en kaki, au visage très ahuri, se tenait en effet près de la porte. – Quoi, pour le soldat ? demanda-t-il. – C’est un militaire. Il a des galons de caporal. C’est un gros homme avec des cheveux poivre et sel. Sur les épaules, il a un écusson jaune. Je lis les initiales : J. H. Le connaissez-vous ? – Oui, mais il est mort ! répondit le soldat. Il n’avait pas compris qu’il se trouvait dans un temple du spiritisme, et la séance était restée pour lui un mystère. Ses voisins entreprirent de lui expliquer de quoi il s’agissait. – Bon Dieu ! s’exclama-t-il. Et il disparut sous les rires de l’assistance. Dans l’intervalle, Malone entendait le médium chuchoter constamment à quelqu’un d’invisible. – Oui, oui, attendez votre tour ! Parlez, femme ! Eh bien ! prenez place à côté de lui. Comment le saurais-je ?… Bon. Si je le peux, je le ferai. Elle ressemblait à un portier de théâtre qui réglementerait une file d’attente. Sa tentative suivante se solda par un échec complet. Un solide gaillard à pattes tombantes refusa formellement de s’intéresser à un gentleman âgé qui prétendait être son cousin. Le médium opéra avec une patience admirable, revenant sans cesse à l’assaut avec un nouveau détail, mais l’homme demeura sur ses positions. – Etes-vous spirite, ami ? – Oui, depuis dix années. – Alors vous n’ignorez pas qu’il y a des difficultés. – Oui, je le sais. – Réfléchissez encore. Cela peut vous revenir plus tard. Laissons-le pour l’instant. Simplement, je regrette, pour votre ami… Une pause s’ensuivit, que Malone et Enid mirent à profit pour échanger quelques impressions. – Qu’est-ce que vous en pensez, Enid ? – Je ne sais plus. Mes idées s’embrouillent. – Je crois qu’il s’agit pour moitié d’un jeu de devinettes, et pour l’autre moitié d’une histoire de compères. Ces gens appartiennent tous à la même paroisse, et naturellement ils connaissent réciproquement leurs petites affaires. Et s’ils ne les connaissent pas, ils peuvent toujours se renseigner. – Quelqu’un a déclaré que c’était la première fois que M me Debbs venait ici. – Oui, mais ils peuvent facilement la diriger. Tout est charlatanisme et bluff. Intelligemment appliqués d’ailleurs ! Mais il faut que ce soit des charlatans, sinon pensez à ce que tout cela impliquerait ! – La télépathie, peut-être ? – Oui, elle doit entrer un peu en ligne de compte. Ecoutez-la : voici qu’elle redémarre ! La tentative qu’elle engagea fut mieux réussie que la précédente. Dans le fond de la salle, un homme lugubre reconnut sa femme et la revendiqua. – J’ai le nom de Walter. – Oui, c’est le mien. – Elle vous appelait Wat ? – Non. – Eh bien ! maintenant, elle vous appelle Wat. « Dites à Wat de transmettre aux enfants tout mon amour. » Voilà comment j’ai eu Wat. Elle se tourmente au sujet des enfants. – C’a été toujours son tourment. – Alors elle n’a pas changé. Ils ne changent pas. Le mobilier. Quelque chose à propos du mobilier. Elle dit que vous vous en êtes défait. Est-ce exact ? – Ben ! je m’en déferai peut-être. L’auditoire sourit. C’était étrange de voir à quel point le solennel et le comique se mêlaient éternellement. Etrange, et cependant très naturel, très humain… – Elle a un message : « L’homme paiera et tout ira bien. Sois un brave homme, Wat, et nous serons plus heureux ici que nous ne l’avons jamais été sur la terre. » L’homme passa une main sur ses yeux. Comme la prophétesse semblait indécise, le jeune secrétaire se souleva de sa chaise pour lui murmurer quelques mots. Elle lança aussitôt un regard vif par-dessus son épaule gauche dans la direction des deux journalistes. « J’y viendrai ! dit-elle. Elle gratifia l’assistance de deux nouveaux portraits, l’un et l’autre plutôt vagues, et reconnus avec quelques réserves. Malone observa qu’elle donnait des détails qu’il lui était impossible de voir à distance. Ainsi, travaillant sur une forme qu’elle proclamait apparue à l’autre bout de la salle, elle indiquait néanmoins la couleur des yeux et des petites particularités du visage. N’y avait-il pas là une preuve de supercherie ? Malone le nota. Il était en train de griffonner sur son carnet quand la voix de la voyante se fit plus forte ; il leva les yeux : elle avait tourné la tête : les lunettes scintillaient dans sa direction. « Il ne m’arrive pas souvent de lire pour quelqu’un placé sur l’estrade, commença-t-elle en regardant alternativement Malone et l’assistance. Mais nous avons ici ce soir des amis qui seront peut-être intéressés à entrer en communication avec le peuple des esprits. Une présence se compose actuellement derrière ce monsieur à moustache… Oui, le gentleman qui est assis à côté de cette dame… Oui, monsieur, derrière vous. C’est un homme de taille moyenne, plutôt petit. Il est âgé. Il a plus de soixante ans, des cheveux blancs, un nez busqué et une petite barbe blanche, un bouc. Il n’est pas de vos parents, je crois, mais c’est un ami. Est-ce que cela vous suggère quelque chose, monsieur ? Malone secoua la tête avec un dédain visible, tout en murmurant à Enid que cette description était valable pour n’importe quel vieillard. « Alors nous irons un peu plus près. Il a des rides profondes sur le visage. Lorsqu’il vivait, c’état un homme irascible, avec des manières vives, nerveuses. Est-ce que vous voyez mieux ? Une nouvelle fois, Malone secoua la tête. – Quelle blague ! Quelles imbécillités ! chuchota-t-il pour Enid. – Bien. Mais il me semble angoissé. Alors nous allons faire pour lui tout ce qui est en notre pouvoir. Il tient un livre à la main. Un livre de science. Il l’ouvre, et je vois dedans des graphiques, des schémas. Peut-être l’a-t-il écrit lui-même ? Peut-être a-t-il enseigné d’après ce livre ? Oui, il me fait signe que oui. Il a enseigné d’après ce livre. C’était un professeur. Malone persévéra dans son mutisme. « Je ne vois pas comment je pourrais l’aider davantage. Ah ! voilà un détail. Il a un grain de beauté au-dessus du sourcil droit. Malone sursauta comme s’il avait été piqué. – Un grain de beauté ? s’écria-t-il. Les lunettes étincelèrent. – Deux grains de beauté : un gros, un petit. – Seigneur ! haleta Malone. C’est le Pr Summerlee ! – Ah ! vous l’avez trouvé ? Il y a un message : « Salutations au vieux… » Le nom est long ; il commence par un C. Je ne l’ai pas identifié. Est-ce qu’il vous dit quelque chose ? – Oui. L’instant d’après, elle s’était détournée de lui et décrivait quelque chose ou quelqu’un d’autre. Mais sur l’estrade derrière elle, la voyante laissait un homme complètement désemparé. C’est alors que la tranquillité du cérémonial fut troublée par une interruption qui frappa de surprise l’auditoire autant que les deux visiteurs. A côté du président apparut subitement un homme grand, au visage clair, barbu, habillé comme un commerçant aisé, qui leva une main dans un geste tranquille, à la manière d’un chef habitué à exercer son autorité. Puis il se pencha vers M. Bolsover et lui dit quelques mots. – Voici M. Miromar, de Dalston, annonça le président. M. Miromar a un message à transmettre. Nous sommes toujours heureux d’entendre parler M. Miromar. Les journalistes, de leur place, voyaient assez mal le nouvel arrivant ; mais tous deux furent impressionnés par sa noble allure et par la forme massive de la tête, qui laissait supposer une puissance intellectuelle peu commune. Sa voix résonna dans la salle avec une agréable clarté. – J’ai reçu l’ordre de communiquer ce message partout où je crois qu’il y a des oreilles pour l’entendre. Ici j’en vois plusieurs, voilà pourquoi je suis venu. Il est souhaitable que l’espèce humaine comprenne progressivement la situation, afin que soient évités toute frayeur ou tout bouleversement. Je suis l’un de ceux qui ont été élus pour vous informer.
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