Chapitre 2 - Une soirée en bizarre compagnie-1

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Chapitre 2 - Une soirée en bizarre compagnie L es affaires de cœur entre Enid Challenger et Edward Malone ne présentent pas le moindre intérêt pour le lecteur, pour la bonne raison qu’elles n’en présentent aucun pour l’auteur. Tomber dans le piège invisible de l’amour est le sort commun à toute la jeunesse. Or, dans cette relation, nous entendons traiter des sujets moins banals et d’une importance plus haute. Nous n’avons indiqué les sentiments naissants des deux jeunes gens que pour expliquer leurs rapports de camaraderie franche et intime. Si l’espèce humaine a réalisé quelques progrès, au moins dans les pays anglo-celtiques, c’est parce que les manières hypocrites et sournoises du passé se sont corrigées, et que de jeunes hommes et de jeunes femmes peuvent aujourd’hui se rencontrer sous les auspices d’une amitié saine et honnête. Le taxi que héla Malone conduisit nos deux envoyés spéciaux en bas d’Edgware Road, dans une rue latérale appelée Helbeck Terrace. A mi-chemin en descendant, la morne rangée des maisons en briques était interrompue par une porte voûtée d’où s’échappait un flot de lumière. Le taxi freina et le chauffeur ouvrit la portière. – Voici le temple des spirites, monsieur, annonça-t-il. Et il ajouta d’une voix d’asthmatique comme en ont souvent ceux qui sortent par tous les temps : – Bêtise et compagnie, voilà comment j’appelle ça, moi ! Ayant soulagé sa conscience, il remonta sur son siège et bientôt son feu rouge arrière ne fut plus qu’un petit cercle blafard dans la nuit. Malone éclata de rire. – Vox populi, Enid ! Le public en est à ce stade. – Nous aussi ! – Oui, mais nous allons jouer franc jeu. Je ne pense pas que ce chauffeur soit un champion d’objectivité. Sapristi, nous n’aurions vraiment pas de chance si nous ne pouvions pas entrer ! Devant la porte, il y avait beaucoup de monde ; un homme, sur les marches, faisait face à la foule, et agitait ses bras pour la contenir : – Inutile, mes amis ! Je suis très désolé, mais il n’y a rien à faire. Deux fois déjà on nous a menacés de poursuites parce que nous embouteillons la circulation. Il se fit moqueur : – Jamais je n’ai entendu dire qu’une église orthodoxe avait eu des ennuis parce qu’elle attirait trop de monde… Non, monsieur, non ! – Je suis venue à pied de Hammersmith ! gémit une voix. La lumière éclaira le visage ardent, anxieux, d’une petite bonne femme en noir qui portait un bébé dans ses bras. – Vous êtes venue pour la clairvoyance, madame ? dit l’introducteur, qui avait compris. Tenez, inscrivez là votre nom et votre adresse ; je vous écrirai, et M me Debbs vous donnera une consultation gratuite. Cela vaudra mieux que d’attendre dans la foule ; d’autant plus que, avec la meilleure volonté du monde, vous ne pourrez pas entrer. Vous l’aurez pour vous toute seule. Non, monsieur, ce n’est pas la peine de pousser… Qu’est-ce que c’est ? La presse ? Il avait pris Malone par le coude. – La presse, avez-vous dit ? La presse nous boycotte, monsieur. Si vous en doutez, jetez un coup d’œil sur la liste des services religieux dans le Times du samedi : ce n’est pas là que vous apprendriez que le spiritisme existe… Quel journal, monsieur ?… La Daily Gazette. Bon, bon, nous faisons des progrès, je vois !… Et la dame aussi ?… Un article spécial, quelle horreur ! Collez à moi, monsieur ; je vais voir ce que je peux faire. Fermez les portes, Joe ! N’insistez pas, mes amis. Quand la caisse sera plus riche, nous aurons plus de place pour vous. Maintenant, mademoiselle, par ici, s’il vous plaît. Par ici, c’était en descendant la rue et en contournant une ruelle latérale jusqu’à une petite porte au-dessus de laquelle brillait une lampe rouge. – Je vais être obligé de vous placer sur l’estrade : il ne reste plus une place debout dans la salle. – Bonté divine ! s’exclama Enid. – Vous serez aux premières loges, mademoiselle, et, si vous avez de la chance, peut-être bénéficierez-vous d’une lecture. Il arrive souvent que ce sont les personnes qui sont le plus près du médium qui sont favorisées. Entrez, monsieur, s’il vous plaît. Ils entrèrent dans une petite pièce sentant le renfermé ; aux murs d’un blanc douteux des chapeaux et des pardessus étaient accrochés. Une femme maigre, austère, dont les yeux étincelaient derrière les lunettes, était en train de chauffer ses mains décharnées au-dessus d’un petit feu. Dans l’attitude anglaise traditionnelle, le dos à la cheminée, se tenait un homme grand et gros avec une figure blême, une moustache rousse et des yeux d’un curieux bleu clair – les yeux d’un marin au long cours. Un petit homme chauve, chaussé d’énormes lunettes à monture en corne, et un jeune garçon athlétique en complet bleu complétaient le groupe. – Les autres sont déjà sur l’estrade, monsieur Peeble. Il ne reste plus que cinq sièges pour nous, dit le gros homme. – Je sais, je sais ! répondit l’homme qui s’appelait M. Peeble et qui, à la lumière, révélait un physique sec, tout en nerfs et en muscles. Mais c’est la presse, monsieur Bolsover. La Daily Gazette. Un article spécial… Malone et Challenger. Je vous présente M. Bolsover, notre président. Et voici M me Debbs, de Liverpool, la fameuse voyante. Voici M. James, et ce jeune gentleman est notre énergique secrétaire M. Hardy Williams. M. Williams est un as pour collecter de l’argent. Ayez l’œil sur votre portefeuille si M. Williams rôde autour de vous ! Tout le monde se mit à rire. – La quête viendra plus tard, dit M. Williams. – Un bon article vibrant serait la meilleure contribution ! intervint le président. Vous n’avez jamais assisté à une séance, monsieur ? – Non, répondit Malone. – Vous n’êtes donc pas très informé, je suppose ? – Non, je ne suis pas informé du tout. – Alors nous devons nous attendre à un éreintement ! D’abord on ne voit les choses que sous l’angle humoristique. Vous écrirez donc un compte rendu très amusant. Remarquez que pour ma part je ne vois rien de comique dans l’esprit d’un époux décédé ou d’une épouse défunte ; c’est affaire de goût, sans doute, et aussi de culture. Quand on ne sait pas, comment parler sérieusement ? Je ne blâme personne. Jadis, nous étions pour la plupart comme ceux qui nous critiquent aujourd’hui. J’étais l’un des hommes de Bradlaugh, et j’étais sous les ordres de Joseph MacCabe jusqu’à ce que mon vieux père vînt et me sortît de là. – Heureusement pour lui ! fit la médium de Liverpool. – Ce fut la première fois que je me découvris un pouvoir personnel. Je l’ai vu comme je vous vois maintenant. – C’est l’heure ! intervint M. Peeble en refermant le boîtier de sa montre. Vous êtes à la droite du fauteuil, madame Debbs ; voulez-vous passer la première ? Puis vous, monsieur le président. Ensuite vous deux, et moi enfin. Tenez-vous sur la gauche, monsieur Hardy Williams, et conduisez les chants. Les esprits ont besoin d’être échauffés, et vous êtes capable de le faire. Maintenant allons-y, s’il vous plaît ! L’estrade était déjà comble, mais les nouveaux arrivants se frayèrent un chemin, au milieu d’un murmure décent de bienvenue, M. Peeble donna quelques coups d’épaule, supplia, et deux places apparurent sur le banc du dernier rang : Enid et Malone s’y installèrent. Ils s’y trouvaient fort bien, car ils pouvaient se camoufler pour prendre des notes. – Qu’est-ce que vous en pensez ? chuchota Enid. – Aucune impression pour l’instant. – Moi non plus, dit-elle. Mais c’est très intéressant tout de même. Que vous soyez ou non d’accord avec eux, les gens sérieux sont toujours intéressants. Or cette foule, sans aucun doute, était extrêmement sérieuse. La salle était bondée ; sur tous les rangs les visages étaient tournés vers l’estrade ; ils avaient un air de famille ; les femmes étaient légèrement plus nombreuses que les hommes. On n’aurait pas pu dire que l’assistance était distinguée, ni composée d’intellectuels ; mais la moyenne avait un aspect sain, honnête, raisonnable : petits commerçants, chefs de rayon des deux sexes, artisans aisés, femmes appartenant aux classes moyennes avec des responsabilités familiales, et, bien entendu, quelques jeunes gens en quête de sensation, telle était sa structure sociale vue par l’œil exercé de Malone. Le gros président se leva et tendit la main. – Mes amis, dit-il, nous avons dû encore une fois refuser l’entrée à beaucoup de gens qui désiraient être des nôtres ce soir. Mais avec des moyens plus larges nous aurions plus de place ; M. Williams, à ma gauche, sera heureux de s’en entretenir avec tous ceux que la question intéresserait. J’étais la semaine dernière dans un hôtel ; au-dessus du bureau de réception, il y avait un écriteau : « Les chèques ne sont pas acceptés. » Notre frère Williams ne tiendrait pas de pareils propos : faites-en l’expérience. Un rire parcourut l’assistance. L’atmosphère ressemblait davantage à celle d’une salle de conférences qu’à celle d’une église. « Il y a encore une chose que je désire vous dire avant de me rasseoir. Je ne suis pas ici pour parler. Je suis ici pour me taire, et j’entends le faire le plus tôt possible. Mais je voudrais demander aux spirites convaincus de ne pas venir le dimanche soir : ils occupent les places qui pourraient être occupées par des profanes. Le service du matin est à votre disposition. Il est préférable pour la cause que les curieux puissent entrer le soir. Vous avez trouvé de la place : remerciez-en Dieu. Mais donnez aux autres leur chance ! Et le président retomba dans son fauteuil. M. Peeble sauta sur ses pieds. De toute évidence, il jouait l’homme utile qui émerge de chaque société et qui prend plus ou moins le commandement. Avec son visage ascétique et passionné, ses mains élancées, il avait l’air d’un pylône vivant : l’électricité devait jaillir du bout de ses doigts. – L’hymne numéro un ! cria-t-il. Un harmonium bourdonna et le public se leva. C’était un beau cantique, qui fut chanté avec vigueur : De l’éternel rivage du Ciel Un souffle rapide est passé sur le monde. Les âmes qui ont triomphé de la Mort Retournent une fois de plus vers la terre. La vigueur s’accrut pour le refrain : C’est pourquoi nous sommes en fête, Pourquoi nous chantons avec joie, O tombeaux, où sont vos victoires, O Mort, où est ton aiguillon ? Oui, ces gens-là étaient sérieux ! Et ils ne paraissaient pas avoir l’esprit particulièrement débile. Cependant, Enid et Malone ne purent se défendre contre un sentiment de grande pitié en les contemplant. Quelle tristesse d’être trompés, dupés par des imposteurs utilisant les sentiments les plus sacrés et des morts bien-aimés pour tricher ! Que savaient-ils, ces pauvres malheureux, des lois froides et immuables de la science ? – Et maintenant, hurla M. Peeble, nous allons demander à M. Munro, d’Australie, de nous dire l’invocation. Un homme âgé, auquel une barbe hirsute et le feu qui couvait dans ses yeux donnaient l’air d’un sauvage, se mit debout ; pendant quelques secondes, il demeura la tête basse. Puis il commença à prier ; et c’était une prière très simple, pas du tout préparée à l’avance. Malone prit en note la première phrase : « O Père, nous sommes un peuple très ignorant et nous ne savons pas comment entrer en communication avec toi ! Mais nous te prierons du mieux que nous le pouvons… » Tout était dans cette note humble. Enid et Malone échangèrent un coup d’œil de connaisseurs. Il y eut un autre cantique, moins réussi que le premier, après quoi le président annonça que M. James Jones, de la Galles du Nord, allait publier un message hypnotique que lui transmettait son contrôle bien connu Alasha l’Atlantéen. M. James Jones, petit homme vif et décidé dans un costume à carreaux, s’avança et commença par demeurer une bonne minute plongé dans une méditation profonde. Puis un v*****t frisson le secoua, et il se mit aussitôt à parler. Force fut d’admettre que, mis à part une certaine fixité dans le regard et l’éclat vide des yeux, rien n’indiquait que l’orateur pouvait être quelqu’un d’autre que M. James Jones, de la Galles du Nord. Il convient également de signaler qu’après le frisson qui agita au début M. Jones, ce fut au tour de l’assistance de frémir, tant il devint rapidement évident qu’un esprit atlantéen pouvait assommer un auditoire de Londres. Les platitudes s’entassaient sur les inepties, ce qui poussa Malone à dire à Enid que si Alasha était un représentant authentique de la population atlantéenne, il n’était que juste que sa terre natale eût été engloutie au fond de l’océan Atlantique. Quand, avec un nouveau frisson plutôt mélodramatique, M. Jones sortit de son état d’hypnose, le président se leva avec empressement : visiblement, il était résolu à empêcher l’Atlantéen de se manifester encore.
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