Au nom de Sarah-2

2013 Words
Je me rappelle avec quelle admiration Sarah me décrivait Madame Martinez, une élégante Versaillaise qui, chaque saison « …se faisait envoyer de Paris, les toilettes de saison à la dernière mode de la métropole… », me racontait Sarah. Aussi, le dimanche, lorsqu’elle accompagne Karmia chez les Martinez, elle se sent heureuse de retrouver ce monde où les enfants de la famille évoluent librement, les pupilles brillantes de cet appétit de vivre qu’elle entend battre au plus profond d’elle-même. Et lorsque plus tard, le fils Martinez la convoitera du haut de ses seize ans, elle baissera la tête en rougissant. « Mais jamais, jamais son père n’aurait consenti que son fils aîné épouse l’une de ses ouvrières… », m’affirmait-elle. Des années plus tard, en 1957 ou 1958 je crois, lors de mon second voyage en Algérie, je réussis à retrouver Rodrigo Martinez. Émue, je lui parlais de Sarah. Je crois qu’il n’eut pas besoin d’aller fouiller très loin dans sa mémoire. Un homme oublie rarement ses premiers élans. Encore moins ses défaites. Je me suis souvent demandé quelle aurait été l’existence de Sarah si elle n’avait pas baissé la tête ? « …Un soir, de retour à la cordonnerie, m’a raconté Sarah, je déclarai soudain que je n’irais plus jamais à la manufacture, et que, désormais, je resterais à aider mon oncle au magasin. Le plus calmement du monde, et malgré les supplications et les protestations de ma mère, je repris la place que j’occupais du vivant de mon père… Jamais pourtant auparavant je n’avais rechigné à travailler chez les Martinez. Ma mère, ne comprenant rien de mon refus soudain, se mit par hurler des mots en arabe (quand la colère la prenait, Karmia s’exprimait toujours en arabe…). Mon oncle lui, à l’idée de me garder à ses côtés, me sourit tendrement… », me disait-elle. Travailleuse, droite, gracieuse, prodigue de son attention, la fille de Karmia et d’Ichouïa est vénérée de tous les siens. Mais, hormis ses deux petits frères qu’elle couve en tigresse, Sarah sait se tenir à la même distance de chacun, et personne ne peut se targuer de posséder ses faveurs ou d’être dans le secret de ses confidences. Les uns après les autres, elle a refusé tous les prétendants au mariage, mais aujourd’hui, même si elle a atteint ses dix-sept ans, Sarah ne paraît pas pressée de choisir un fiancé, et si Karmia ou son oncle tentent de la sermonner, elle se borne à opposer un sourire impénétrable. « Ma beauté m’a offert le début de ma vengeance, rumine-t-elle, mais elle n’est pas toute ma vengeance. » Et ce qu’aucun ne sait, c’est que la « petite Sarah » s’est promis d’épouser un étranger, un Français. « Jamais je n’aurais épousé un des miens » me jurait-elle. Espagnole d’origine, la famille Martinez n’était-elle pas encore trop constantinoise pour les rêves de Sarah ? Ne rêvait-elle pas avant tout d’un destin français ? Parfois, dans la moiteur étouffante du soir, l’angoisse étreint Sarah. Et si son vœu restait lettre morte ? Et si rien ne se passait jamais ? Alors, plutôt que de se voir céder un jour à l’autorité de la tribu, elle préfère s’imaginer mourir quelque part, là-bas, dans un recoin obscur des gorges du Rhumel. — Si je ne suis pas encore partie, se rassure-t-elle, c’est que je dois encore aider ma mère à l’éducation de mes frères, veiller à ce qu’ils se rendent chaque jour à l’école. Alors, lorsque ses yeux suivent le mouvement de leurs mains calligraphier les lettres de l’alphabet, former des mots, des phrases, une farouche ambition l’a saisie : « — Je veux que mes frères réussissent, je le veux, et qu’Ichouïa les voie, que la puissance et la gloire de ses fils lui apparaissent jusqu’au-dessous de la terre. » Oui, Sarah croit en sa capacité de métamorphoser sa vie et celle de ses frères, de forcer leur destin, alors, si elle craint parfois de ne pas pouvoir réaliser son rêve, elle ne veut pas douter que David et Moïse, eux, y parviendront. Une féroce détermination qu’elle sait si bien cacher au creux de sa douceur apparente où jour après jour, elle pose patiemment une pierre nouvelle à son édifice. *** 1.3 Des pêcheurs hissent les voiles rouges d’un thonier à la sortie du port, et du haut des roches qui surplombent la mer, la brise du grand large rafraîchit le fond de l’air. Avant de repartir le lendemain matin pour Constantine, dernière destination de son voyage, Firmin n’a pas tenu à visiter Bougie, préférant emprunter le sentier des Aigades qui serpente du môle jusqu’aux falaises. Mais ni la splendeur des paysages de Tizi Ouzou à Assif-n Taida, ni l’azur du littoral jusqu’à Bougie, ni maintenant le charme de cet étroit sentier côtier n’ont réussi à le soustraire à sa morosité. Pourquoi ne pas être resté à Oran ces quelques jours de permission qu’il me restait à écouler avant de rejoindre Marseille ? se demande-t-il. Oui, pourquoi voyager lorsque rien ne vous arrache ou ne vous attend ? De grands arbres aux branches tordues par le vent plient de la falaise à la mer. En contrebas, sur la plage, des adolescents s’ébrouent dans les vagues. Firmin descend sur la grève, fait quelques pas dans le sable avant de s’asseoir contre le granit brûlant de soleil. Après deux jours entiers à Constantine consacrés à tourner en rond dans sa chambre d’hôtel, Firmin se décide enfin à mettre le nez dehors pour découvrir la ville, et quatre heures plus tard, c’est le plus nonchalamment du monde, avec la seule idée d’y remplacer son unique paire de chaussures, qu’il entrera dans la cordonnerie Ayoun. « …Et c’est sans même me prêter attention que Firmin a regardé mon oncle brandir toutes sortes de modèles. Le plus surprenant, me confiait Sarah bien des années plus tard, c’est qu’en arrivant à Constantine, il était entré dans notre cordonnerie dans l’unique dessein de réparer ses souliers. Mon oncle lui a déballé le boniment habituel — …la qualité sur mesure, le prix imbattable, la solidité inusable ! « — Merci merci, je vous en commande une paire abrégea Firmin. » « — Il s’était décidé pour des mocassins italiens assortis à sa saharienne. C’était mes préférés aussi. Ils étaient magnifiques. Mais je n’ai pas eu le temps de sortir de mon hébétude que Firmin s’était déjà évaporé dans la ville », me racontait Sarah. « J’ai couru me réfugier dans ma chambre. D’où vient-il ? Qui est-il ? Mon idiot d’oncle l’a fait fuir avec sa réclame. L’étranger ne m’a pas regardée, il ne m’a même pas regardée… » « …Dix fois, vingt fois, je me suis repassé le film de ce court instant. Firmin était impressionnant. J’ai tout de suite deviné qu’il était officier. Les gradés, j’avais appris à les reconnaître, même en civil. Une façon de se tenir, de marcher, je ne sais pas… Pourtant l’étranger n’avait rien dit de lui, ni son nom ni son prénom. Rien… L’idée qu’il revienne en mon absence me paniqua. Il ne portait pas le costume de lin blanc de mes rêves, non, mais l’impression était la même… je me jurai de ne plus bouger d’ici, de ne plus même servir le goûter à mes frères ou de surveiller leurs devoirs et, plus encore, de refuser toute course qui m’éloignerait un seul instant de la cordonnerie. Mais allait-il seulement revenir ? » Plutôt que de visiter les monuments et les curiosités de la ville, tous les jours, après la sieste, sans but précis, le Capitaine sort se promener dans la Mellah où il a pris l’habitude de passer par la cordonnerie Ayoun. De jour en jour, force est d’admettre que sa motivation à s’y rendre n’est plus seulement une manière comme une autre d’accélérer le temps qu’il lui reste à écouler ici. Non, ces moments passés au magasin ont bel et bien créé chez lui une habitude aussi plaisante qu’inattendue qu’il ne peut plus feindre d’ignorer. Selon Sarah, « …Firmin s’était laissé gagner par la verve chaleureuse de mon oncle qui, chaque fois que Firmin réapparaissait, tendait ses deux bras vers le ciel, m’ordonnant aussitôt d’aller préparer du thé... » Sarah entretenait soigneusement cette version de leur rencontre « …Je m’exécutais, agrémentant la boisson de quelques cigares au miel préparés de mes mains… Firmin se montrait affable, visiblement incapable de saisir mes tentatives d’approche. Mais je crois, malgré tout, que je ne lui étais pas indifférente… », me glissait malicieusement Sarah à l’oreille. Tous les soirs, elle priait pour qu’il revienne, et chaque jour elle s’émerveillait de le revoir, mais, malgré tous ses efforts pour ralentir la fabrication des mocassins, le onzième jour, cette fois-ci, lorsque Firmin revint dans la boutique, les chaussures neuves trônaient bel et bien sur l’établi. — Alors, cette fois nous ne nous reverrons plus ? demanda l’oncle. — Effectivement. — Comme je vous envie, Marseille, la Canebière, et puis, encore… Paris… Mais le Capitaine n’écoute déjà plus le babil de l’artisan. Sous le foulard émane le parfum fleuri de Sarah, l’odeur de sa peau. L’officier demande au cordonnier de lui indiquer le plus court chemin pour rejoindre son hôtel, mais soudain Sarah devance la réponse de son oncle qui, décontenancé et impuissant, la regarde emboîter le pas de l’étranger et disparaître avec lui dans la venelle. Arrivée rue de France, Sarah se retourne vers l’officier. Au milieu de la rumeur assourdissante, un silence naît entre ces deux êtres et, avec la terrible impression de tomber ensemble du haut d’une falaise, ils restent tous les deux privés du pouvoir de parler ou de se détacher l’un de l’autre. Puis, comme le mouvement d’un parachutiste qui reprend de l’altitude après que sa toile se soit gonflée d’air, le Capitaine retire son canotier. La chute s’est arrêtée. Le sang lui est monté au visage. Sarah baisse la tête, bredouille la direction à emprunter pour rejoindre le quartier européen. Le Capitaine recule avant de faire volte-face. Sarah le regarde s’éloigner. La scène n’a duré qu’un bref instant. Une nuit, elle se dresse, dévale l’escalier au bas duquel elle enfile le grand burnous de son oncle avant de s’engouffrer dans la ruelle. Un rat trotte le long d’un caniveau, Sarah crispe ses doigts sur l’étoffe en pressant l’allure. Sous le ciel bourré d’étoiles, une furieuse exaltation ordonne à ses membres, et bientôt, elle se faufile dans le cimetière où au loin, entre les cyprès, elle devine déjà la tombe de son père. Puis, elle s’agenouille sur la pierre, elle l’enjoint de pardonner sa folie, lui dit tout son amour, toute sa reconnaissance, jurant de lui être fidèle. Elle lui énumère, sans en oublier aucune, toutes les plus belles notes de ses frères. Elle lui promet de veiller à leurs études, puis, d’une voix plus basse encore, presque inaudible, elle lui avoue enfin sa rencontre avec l’étranger, son espoir fou qu’il revienne, qu’il l’emporte et l’enlève à jamais au ghetto de son enfance. *** 1.4 Dans la salle à manger de l’hôtel de Paris, le Capitaine est en train d’avaler son café. Le premier soleil réchauffe sa peau et dans l’odeur de pain grillé et de café, il regarde les palmiers plier derrière les hautes fenêtres de la salle. La nuit a été agitée. Vers trois heures du matin, son ventre lui a fait mal et tout son corps s’est mis à transpirer. Ni la cigarette ni la douche n’ont pourtant réussi à le soulager, et quelques heures plus tard, vaincu, il dut se résigner à aller prendre son petit-déjeuner. « …Comme dans mon rêve, et comme si je rêvais encore, me disait Sarah, il portait la même saharienne que lors de sa première visite. Le linge était frais. Le col ouvert de sa chemise découvrait le bas de son cou. Ses mocassins brillaient à l’ombre du matin, mais les traits de son visage trahissaient sa fatigue. Je fis signe à mon oncle qui s’éclipsa derrière le rideau de perles afin de nous laisser seuls. — L’endroit où nous nous sommes arrêtés il y a trois jours. Vous vous souvenez ? Vous vous rappelez quand nous nous sommes regardés ? me demanda Firmin en s’avançant d’un pas dans la boutique. « Mes jambes ont chancelé et sans pouvoir lui répondre, je suis montée chercher ma valise dans ma chambre », me racontait Sarah. « Avec mes économies, j’avais acquis une vieille valise dans laquelle j’avais préparé tout le linge nécessaire à mon départ, sans oublier les photos de mes frères et de mon père soigneusement rangées dans ma boîte de chocolat. Quand Firmin m’a vu redescendre, et avant même que je dise quoi que ce soit, il avait déjà tout compris. » — Ainsi vous, enfin vous… vous aviez déjà… Vous… Sarah... Je pars dans une heure par la ligne de car de Bougie, vous accepteriez de partir avec moi ? « …Cette fois, j’ai cru que j’allais m’effondrer totalement. Je ne sais pas, sa voix, sa manière de prononcer mon prénom... Mais j’ai trouvé la force de me contenir et je lui ai souri bêtement en lui tendant mon bagage. Ne lui avais-je pas cédé avant même qu’il ne me demande ? Quoi qu’il en soit, dès qu’il fut reparti, j’ai couru comme une folle jusqu’à Diderot, l’école. Moïse et David se tenaient sagement assis à leur pupitre, mais quand ils m’ont vue, ils se sont levés d’un bond, les joues cramoisies. Leur maître leur a fait signe de sortir me rejoindre dans le couloir. Toute la classe s’est esclaffée. » — Qu’est-ce que tu fais là ? — Je suis venue vous dire adieu. Je pars tout à l’heure pour Paris. Je me marie. Un officier, un Capitaine… Mes enfants, je l’aime…
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