Au nom de Sarah-1

2258 Words
Au nom de Sarah Roman ISBN : 978-2-35962-866-1 Collection Blanche Dépôt légal septembre 2016 © 2016Couverture Ex Aequo © 2016 Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction intégrale ou partielle, réservés pour tous pays. Toute modification interdite. Éditions Ex Aequo 6, rue des Sybilles 88370 Plombières-les-Bains www.editions-exaequo.fr À mes amis Marie-Hélène et Jean Rio Cette histoire est une pure fiction sortie de mon imagination. Toute ressemblance des personnages de ce roman avec des personnes existantes ou ayant existé dans la réalité ne pourrait être qu’une simple coïncidence. Bretagne, Riantec, août 2003 Lorsque Vincent entra dans la chambre, une chambre qui lui était familière dans les moindres recoins, minuit était passé. Il posa le manuscrit sur le lit, pressa les ailes de son nez et ferma les yeux. Demain, se dit-il, j’irai voir l’océan, et il craignit déjà cet instant tout en le désirant. Le vent sifflait au-dehors. Ses doigts caressaient la couverture du roman à venir qu’il tenait dans sa main, et machinalement il se mit à compter les livres de Maryvonne. Son métier d’éditeur l’avait habitué à cette arithmétique du temps que ses lectures comptabilisaient plus sûrement que le calendrier des années. Pourtant, il le devinait déjà, et Maryvonne avait pris le soin de l’en prévenir, les personnages de cette histoire ne lui seraient pas inconnus. Absorbé dans ses pensées, il remarqua néanmoins, près de la fenêtre qui lui faisait face, une photo qu’il ne connaissait pas. Maryvonne l’a-t-elle mise en évidence à mon intention ? se dit-il intrigué en s’approchant du cliché. Quatre enfants jouent dans un jardin. Le noir et blanc laisse deviner l’été, pensa-t-il sans parvenir à distinguer les visages. Il décrocha le cadre d’où s’échappa une carte qui virevolta dans l’air avant d’atterrir sur le carrelage. Il la ramassa et reconnut aussitôt le petit mot envoyé à son amie il y a quelques mois « ...Chère Maryvonne, je n’ai jamais vu le visage de ma grand-mère. Je ne pourrais donc rien t’apprendre sur Sarah. Pour avoir connu ma grand-mère bien avant ma naissance, tu en sais certainement beaucoup plus que moi. C’est cruel, mais il y a pire dans une vie, n’est-ce pas ? Pas une photo, pas une lettre, pas un b****r, rien. Les yeux de ma mère ont emporté Sarah dans la tombe, et avec elle son existence et son secret. La première fois que j’ai entendu parler de ma grand-mère, ce fut pour apprendre sa mort. Je l’appris quelques minutes après que ma mère ait lu le télégramme qui le lui annonçait. J’avais quatre ans. Avec mes frères et Dora, nous passions des vacances dans le Lubéron, près de Gordes où nous étions descendus pour le tournage d’un film où je devais jouer le rôle d’un enfant. Dans la chaleur écrasante du mois d’août, je revois encore le facteur enfourcher son vélo tandis que les doigts de ma mère déchiraient l’enveloppe bleue rectangulaire... » J’aurais dû lire le manuscrit avant de quitter Paris, se reprocha-t-il en replaçant la carte et le cadre sur le mur. Il savait que lire était le minimum qu’un auteur était en droit d’attendre de son éditeur, mais quelque chose l’avait pourtant retenu, quelque chose qui lui avait ordonné d’être chez Maryvonne pour entamer son travail, même si, maintenant qu’il était arrivé, il savait qu’il ne disposait plus que de ces quelques heures qui séparent la nuit du matin. Vincent retira rapidement ses vêtements et s’enfonça nu sous l’édredon frais. Elle a dû veiller au réglage du chauffage, constata-t-il, touché par l’attention de son amie qui connaissait sa frilosité maladive. Il cala les deux oreillers contre le traversin avant de s’adosser contre la tête de lit, puis il inspira profondément l’odeur marine qui imprégnait les murs de la pièce blanchis de chaux. Il tendit la main pour saisir ses lunettes. Ses yeux se posèrent sur le titre écrit au feutre noir sur la première page. 1 Algérie, Constantine, 1914 Avec les autres gosses, au milieu des odeurs d’épices et de sueur, Sarah court dans les venelles. La chaleur s’est abattue sur la ville. Les femmes aspergent d’eau savonneuse le carrelage des maisons d’où s’échappent des nuages de vapeur. Ici, quand les filles ne sont pas consignées à la maison à broder ou à laver le linge, on les envoie à la manufacture de tapis, l’une des entreprises les plus florissantes de la région. Cet été-là, Sarah y travaille déjà tous les après-midi. Elle compte parmi les meilleures tisseuses, et chaque vendredi, à la sortie de l’atelier, sa mère l’emmène avec elle au Hammam. Plus que tout, Sarah attend cet instant où son corps se délivre de ses vêtements, se délasse dans la chaleur humide. Près d’elle, ses petits frères batifolent, lui jettent des baquets d’eau avant de se réfugier dans les seins de leur mère. Sortie de l’étuve, la toilette et les soins du corps accomplis, elle s’allonge sur une natte auprès des autres femmes. Depuis ses premiers pas, son père lui a toujours dit qu’elle était la plus belle petite fille de Constantine. Une perfection qui attire déjà les garçons du Charah{1} qui ne manquent jamais une occasion de la voir ou de se rapprocher d’elle. Mais déjà Sarah regarde ailleurs, s’évade dans ses pensées secrètes « …partir, partir loin de cette ville construite sur un piton rocheux, entourée de gouffres… », se dit-elle dans un demi-sommeil. À neuf ans, elle n’a encore jamais franchi les gorges du Rhumel, ni vu la mer, ou Alger la blanche, mais elle s’est jurée un destin extraordinaire, et comme le temps qui s’écoule, dans la répétition inlassable de ses gestes, de ses rites quotidiens, lui paraît interminable. Si elle se plie aux prières de la synagogue, aux rites du Shabbat, elle ne fait que simuler. Tout au plus, tout au moins, craint-elle ce dieu tout puissant. Mais comment s’abandonner à Lui ? Comment trouver la paix merveilleuse qui se lit sur le doux regard de son père ? Alors, tandis que les vapeurs de jasmin pénètrent lentement sa peau, elle préfère imaginer son Dieu à elle. Grand, majestueux, tout habillé de blanc, coiffé d’un Panama, riche et généreux. Fort surtout, elle le voit la soulever dans ses bras puissants, l’emmener loin, très loin de sa ville natale. Cet homme, elle ne le place pas dans des cieux inaccessibles, dans d’improbables légendes, non, elle veut croire qu’il existe ici-bas, avec un cœur bien humain, des lèvres de miel et des pieds de pèlerin. Il est midi. Les persiennes sont closes. La chaleur écrasante. Dans la main du père, une lettre, mais c’est par les lèvres de David, l’aîné, qu’elle arrive jusqu’aux oreilles de la fratrie : …Ichouïa Ayoun est affecté au 3e régiment des Zouaves de l’Armée d’Afrique. — C’est la mobilisation générale ! ajoute David en levant ses grands yeux noirs sur la mère qui court aussitôt se réfugier dans la maison. — Quand il faut, il faut. Moi aussi, à Constantine, mais vainqueur, je reviendrai… jure le père à Sarah, David et Moïse qui le regardent, hébétés. Plus tard, sur l’une des seules cartes postales qu’il aura pu poster aux siens, l’on voit l’Armée d’Afrique défiler sur l’avenue des Champs-Élysées. Les Champs-Élysées, comme ce nom enchante Sarah. Sur la photo du troisième bataillon des Zouaves, elle examine, sur l’insigne, le chiffre trois qui repose sur un fin croissant de lune. Un léopard se tient à l’une et l’autre extrémité supérieure du symbole islamique. Sur le cliché, son père porte le sarouel jaune, large et bouffant, une veste marine et rouge, un cheich bleu sur la tête. Le sabre arabe sur le flanc gauche, la baïonnette à droite. L’uniforme dans ses couleurs et ses formes ne manque pas d’allure, mais ce qu’ignore Sarah c’est qu’avec des milliers de tirailleurs de l’Armée d’Afrique, il mourra en 1917 avec la devise du 3e bataillon des Zouaves de Constantine, j’y suis, j’y reste épinglé à sa gabardine. Non, elle ne le sait pas encore, comme elle ne peut non plus savoir que parmi les poux et les rats, déjà seul et abandonné, il prononcera les prénoms de Karmia et de Sarah tandis qu’un flot de sang noir s’écoulera de sa bouche. *** 1.1 La lumière grandissante se noie dans le ciel d’Afrique et sur le pont de l’Amiral Lyautey, un jeune officier plisse les yeux pour découvrir la ville qui s’élève jusqu’au plateau où elle s’étend, lascive, se dérobant au regard indiscret de l’étranger. À vingt-six ans, le Capitaine Firmin Antonio Savetti a embarqué à Marseille pour rejoindre le 4e régiment de tirailleurs d’Oran où il a été affecté. Grand, des épaules de rugbyman, les années de combat, l’entraînement sportif de la haute école militaire de Saint-Cyr ont sculpté chacun de ses muscles. Un haut front, un nez puissant dominé de deux yeux sombres et félins. Il passe sa main sur son cou mouillé de sueur, cherchant un peu de fraîcheur entre les passagers qui se pressent avec lui vers la passerelle de débarquement. Sur le quai, la foule s’agite comme à un jour de parade et à la sortie du port, les jeunes s’accrochent déjà par grappe au Tramway qui remonte jusqu’à la ville. Place d’Armes, à peine est-il descendu du Traminot que des gosses aux mains crasseuses se disputent ses bagages, et sans même qu’il puisse réagir, l’entraînent jusqu’à son hôtel où un vieil employé arabe le salue avec le respect que l’on a coutume d’accorder à un militaire de sa classe. Sous le haut plafond rococo, les palmes dorées du ventilateur lui procurent une illusoire sensation de fraîcheur, mais parvenu à l’étage, il s’assure d’un rapide coup d’œil à la chambre qu’il y trouvera le repos espéré. Sous le soleil infaillible, la régularité des jours, la monotonie de la vie de la caserne, le cercle des officiers où ils disputent chaque soir une partie de bridge ou d’échecs bercent le Capitaine. Le soir, il flâne dans la rue d’Arzeu où la jeunesse se toise d’un bord à l’autre des arcades. Les filles chaloupent main dans la main sous les regards avides des petits mâles qui, les cheveux gominés, la Bastos aux lèvres, singent la démarche de Rudolph Valentino. Des soirées entières, dans la lumière fluorescente du crépuscule oranais, la jeunesse de la ville déambule d’un bout à l’autre de la rue dans un concert de messes basses. Un manège des corps et des regards qui hypnotise le Capitaine… Dans la marge, Vincent déchiffra l’écriture de Maryvonne qui avait écrit au crayon de papier : « Bien des années plus tard, lorsque j’entendis Firmin (pour la seule fois d’ailleurs) évoquer ses souvenirs d’Oran, je sentis ce souffle du désir parvenir jusqu’à moi. » Pour connaître l’austérité de Maryvonne, Vincent sourit de ce commentaire en recalant son oreiller derrière son cou et poursuivit sa lecture. …Jour après jour, Oran plonge le Capitaine dans une vie faite de plaisirs offerts, de la joie d’un peuple qui court vers sa mort comme on se rend à une fête, et avec cette foi idolâtre qui, chaque année, l’entraîne à gravir la colline qui monte jusqu’à Santa Cruz, les bras chargés d’ex-voto qu’il dépose dans la grotte avec l’espoir de se faire pardonner ses trop nombreux péchés, d’expier son inextinguible amour de jouir. Ici, les hommes marchent pareils à de jeunes barbares tout entiers voués au culte de leur puissance. Leurs corps durs dansent sous leurs chemises d’été qui collent à leur peau, s’avançant vers l’autre sexe avec l’arrogance de demi-dieux. Les filles accueillent ces créatures descendues de l’Olympe avec la grâce de jeunes déesses. Offertes aux yeux et aux paroles, dans une esquive de torero, avec l’art de faire monter la rage du taureau et la tension du public amassé dans l’arène, elles se refusent tout en s’offrant. Mais à Oran, celle qui n’aurait pas fait languir son prétendant, ne l’aurait pas conduit à commettre les actes les plus fous, ne risquerait-elle pas aussitôt le mépris ? Cela trouble d’autant plus le Capitaine qu’il n’a pas connu cette tension de l’adolescence où l’objet du désir se construit lentement dans le théâtre de l’imaginaire. À dix-neuf ans, la première femme qu’il approcha se trouvait dans le B.M.C {2} de sa garnison. Une formalité hygiénique. Il n’existe pour lui que la dévotion à un ordre, à des valeurs auquel on choisit de se donner tout entier. L’attachement à un corps réuni autour de son chef. Une communauté virile à laquelle on appartient. Sous les lumières nocturnes de la ville, devant les jouvenceaux qui tentent de voler un b****r à leur belle, le Capitaine se voit l’élu d’un Empire chargé de protéger des populations inconscientes à leur vie, à leur patrie. Ce sentiment d’appartenance à un corps est, à ses yeux, une aristocratie conquise, non pas par le privilège de la race, mais par le seul mérite. Le regard abandonné au bouillon laiteux de la Méditerranée, il caresse avec volupté l’idée de son existence. Il est son idée. *** 1.2 À la manufacture de tapis, l’adresse et le zèle de Sarah lui ont valu d’être remarquée par le patron, M. Martinez. Un Français, chrétien d’origine espagnole, qui s’enorgueillit de connaître le prénom de chaque ouvrière. À Noël, celui-ci lui a même accordé une prime de salaire, ainsi qu’une boîte de chocolat de Paris. Sarah l’a gardée précieusement, y rangeant de menus objets ayant appartenu à son père. Dans sa résidence personnelle, Monsieur Martinez emploie aussi Karmia, la mère. Il la paye bien, très bien même, le double de ce qu’elle gagnerait dans d’autres familles de la ville. Comme sa fille Sarah, il la traite avec égard et s’enquiert chaque semaine de la santé de ses fils qu’il s’est occupé lui-même de faire entrer à l’école. « Sans mon salaire de la manufacture, je savais que ma mère n’aurait pu nous faire vivre, se souvenait Sarah. À la mort de mon père, l’Épicerie-cordonnerie avait dû être cédée à un cousin de ma mère qui, en échange du magasin, nous laissa la jouissance de la maison dont il assurait par ailleurs les réparations courantes. « Comme la plupart des juifs, nous vivions dans une ou deux pièces tout au plus… », ajoutait-elle. Mais Sarah ne se contente pas de travailler à la manufacture et d’aider sa mère et son oncle, elle veille aussi sur ses frères, à ce qu’ils ne manquent jamais de l’essentiel, et à ce que chaque jour, ils effectuent leurs devoirs. Si elle ne sait ni lire ni écrire, elle aime se pencher sur les épaules des garçons pour regarder les illustrations de leurs ouvrages scolaires. Des images mirifiques qui racontent aussi à Sarah les bienfaits de la colonisation. Les ponts, les routes, les marais asséchés, les trains, le blé, la vigne que l’on cultive avec art. Tout le sacro-saint catéchisme de l’Empire colonial s’y trouve d’ailleurs réuni. Elle ne se demande pas pourquoi Monsieur Martinez est si riche et elle si pauvre, non, pour Sarah comme pour beaucoup d’autres, juifs ou pieds noirs du petit peuple, les choses sont comme elles doivent être, immuables.
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