Chapitre 2-1

2018 Words
Chapitre 2 Le deuxième service à 12 h 30, était plus animé. Catherine se rendit compte que l’âge n’empêchait pas la médisance. Des groupes de pensionnaires critiquaient la table d’en face et vice versa. On regardait les personnes valides avec un air gourmand. Celui de savoir jusqu’à quand elles tiendraient sur leurs jambes, avant de rejoindre le fauteuil roulant. Ces dernières s’accrochaient à la main courante comme une bouée de sauvetage. Il ne fallait pas montrer le signe avant-coureur d’une défaillance, par un pas chancelant ou une allure trop lente. Cela créait des embouteillages et les handicapés freinaient des quatre roues en invectivant les malheureux valides, qui se traînaient dans le couloir… Il y avait parfois des plaintes pour maltraitance, des vols, des coups échangés quelquefois… Elle apprenait que des pensionnaires n’avaient jamais revu leur famille, si ce n’est au moment de les faire entrer dans l’établissement. Des enfants discrets venaient aussi régler en douce la pension mensuelle, sans monter saluer leur parent. D’autres, très diminués, sans rien dire, contemplaient au travers des vitres de leur chambre, l’hypothétique visite qui allait les reconduire à la maison. Catherine quittait ce lieu avec le cœur gros ; elle savait qu’en revenant le lendemain il y aurait toujours un drame prévisible. Une phlébite brutale, le suicidé du premier étage, une attaque cardiaque ou une aggravation de la maladie d’Alzheimer entraînant une démence sénile. Dans ce dernier cas, le malade irait vers une structure plus spécialisée d’où il ne pourrait plus sortir. Elle savait qu’elle serait émue aux larmes auprès de ceux qui se laisseraient soigner sans rien dire, acceptant leur état avec une feinte fatalité, mais un vrai désespoir. Le ciel était de cuivre. La lumière du jour virait au jaune. Elle conduisait prudemment en revenant de la maison de retraite car la route était sinueuse et la chaussée étroite. Il faisait chaud, cela sentait l’orage. C’était normal en ce 15 juillet. Elle épongea distraitement des gouttes de sueur qui perlaient à son front. Les nuages d’une couleur presque irréelle chevauchaient l’horizon dans une course rapide et désordonnée. Des oiseaux affolés passèrent à tire-d’aile devant elle. De larges gouttes s’écrasèrent sur le pare-brise. Elle actionna l’essuie-glace. Elle pensa tout haut : — Je vais avoir droit à un sacré déluge, j’espère que la visibilité sera bonne, j’ai encore des visites, pourvu que j’arrive à temps à mon prochain rendez-vous ! Elle entendit plusieurs coups violents frappés sur le toit de sa voiture. Jetant un coup d’œil dans le rétroviseur elle parvint à trouver un endroit pour se garer sans danger. Elle entrouvrit la portière et un énorme bloc de glace se faufila, manquant de briser son genou. Le phénoménal glaçon explosa en mille morceaux sur l’asphalte, projetant une gerbe réfrigérée qui lui mouilla les jambes. Elle referma vivement la porte, car immédiatement après, une averse d’énormes grêlons se mit à hacher menu l’environnement. Elle voyait sa voiture se cabosser sous l’impact de la glace et les branches des arbres se briser comme des fétus de paille. Bientôt, toutes les vitres s’étoilèrent et elle ne distingua plus rien. Le vacarme à l’intérieur de la voiture était indescriptible ; elle se boucha les oreilles avec ses poings. Une détonation l’avertit que le pare-brise venait d’éclater, heureusement côté passager. Elle actionna les feux de détresse et sauta prestement à l’arrière. Rabattant les sièges sur sa tête, elle s’accroupit au ras du plancher et attendit la fin du déluge, tandis que toutes les vitres latérales et la lunette arrière explosaient les unes après les autres. Elle se mit à prier. Les bateaux légers se soulevaient et descendaient souplement au gré d’une houle nonchalante. Au loin, les moteurs des barges ostréicoles ronronnaient, portés par l’écho et le vent. La plage de sable fin, délivrée du varech par les engins de ramassage, venait mourir au pied des bâtiments scolaires. Pascal Bompan finissait sa troisième année de maternelle. À cinq ans et demi, il possédait déjà un caractère volontaire et bien trempé. Il admirait au travers des fenêtres de sa classe le paysage enchanteur du bord de mer où s’agitaient les vieux tamarix aux troncs rugueux et tourmentés. Il n’avait qu’une hâte ; courir vers le rivage enchanteur dès la sonnerie libératrice de fin des cours. Là, sa mère l’attendait avec le maillot de bain, les céréales au chocolat, la pelle et le seau bien entendu. Rapidement restauré ; il construisait alors des châteaux forts, des bastides imprenables et des ports aux murailles élevées pour résister à la marée montante qui pointait à deux pas son manteau de turquoise. Il ne savait pas encore nager, mais s’ébattait dans l’onde avec ses deux bouées enfilées à chaque bras. C’était un fou du bassin ; il aurait vécu dans l’eau, tant il se sentait à l’aise dans l’élément liquide. Il faisait voguer des petites embarcations en plastique et se voyait marin ou capitaine selon l’imagination du moment. Sa mère le morigénait et lui intimait de sortir lorsqu’il restait trop longtemps à barboter dans des gerbes d’écume. Il sortait alors à contrecœur, grelottant de froid et les lèvres bleues, mais avec l’envie d’y retourner encore. Ses parents louaient une jolie villa à deux pas de la plage et envisageaient pour le moment d’inscrire l’enfant à l’école communale. Pascal avait donc le loisir de se promener et se baigner tout son saoul pendant les vacances et même au-delà. Bronzé comme un enfant des îles, il respirait la santé, grâce à de saines activités estivales. Ses camarades de jeu le surnommaient « le pain d’épices. » Combien de fois, sa mère excédée lui intimait de sortir de l’onde : — Pascal ! On rentre maintenant, il faut que je prépare le repas pour ton père ! Il n’a pas de vacances cette année. Il rentre de bonne heure aujourd’hui et il faut que tout soit prêt ! Jouissant d’une bonne situation au conseil Général Monsieur Bompan avait décidé du statut de sa femme ; elle serait mère au foyer. De fait, elle ne travaillait pas et consacrait tout son temps à tenir la maison et à s’occuper du petit. Grâce à des passe-droits et sa connaissance des bonnes personnes, il bénéficiait depuis toujours de logements de fonction. Pour l’heure, il économisait sou par sou afin de concrétiser un projet immobilier. Pour les vacances, il louait à l’avance auprès des propriétaires et offrait ainsi à sa famille des vacances au bord de la mer. Il fallait donc qu’elle se hâte pour préparer le dîner de son seigneur et maître ; tout retard eut alors des conséquences fâcheuses, dans la bonne relation de ce couple à sens unique. Il espérait inscrire son fils dans une école privée, mais pour l’heure, cédant aux supplications de son épouse, Il avait légèrement différé son projet. — C’est entendu pour rentrer en maternelle ici, mais j’ai toutefois envoyé un courrier dans une école privée chez les frères à Bordeaux ! Le sujet était clos, elle n’avait rien à dire si elle voulait conserver sa tranquillité de mère au foyer. Pascal, qui secrètement voulait être marin, appréhendait en ce 15 juillet de quitter son espace de jeu au grand air. Il aurait voulu être libre, comme ces sarabandes d’hirondelles qui se frottaient les plumes au ras du sable. Son imagination débordante ne lui laissait pas de répit. Il sentait bien qu’au-delà de son court séjour dans l’école maternelle il serait confronté au souhait de son père. Il se voyait déjà, enfermé dans les arcades d’un monastère étranger où les frères sûrement habillés en robe de bure le fouetteraient à la moindre bêtise. Un jour, il s’échapperait de la prison des moines et partirait vers le grand large sur une pinasse à moteur. Il avait vu faire les pêcheurs qui manœuvraient au gouvernail pour sortir du port. Mais en attendant, il profitait des grandes vacances avec toute l’énergie de ses jeunes années. Il s’était fait des amis. Ces derniers ne venaient à son domicile qu’aux heures où monsieur Bompan s’activait au Conseil. Il n’aurait pas supporté une telle intrusion de ces petites gens, alors qu’il destinait à son fils une carrière exemplaire. Il ne le répétait que trop souvent : — C’est avec les personnes bien placées, que l’on monte dans la hiérarchie. Rends des services au plus haut niveau, on te renverra l’ascenseur. Passe des concours, entre dans l’administration, prends la carte du parti de ta commune, deviens conseiller municipal et peut-être maire. Fais de la politique et tu auras le pouvoir… Pascal ne comprenait rien à ce langage de grande personne. Pour l’heure, il s’ébattait gaiement avec ses copains en bord de plage, insouciant et heureux comme tous les gamins de son âge. Dans l’onde claire, un crabe cherchait un abri, fuyant de toutes ses pattes les épuisettes des pêcheurs d’occasion. Elle arriva sournoisement par le travers. Elle venait de loin et avait dû se former au large de l’océan. Elle avait franchi les passes en catimini et n’avait rien perdu de son énergie initiale. Elle n’était pas haute, à peine trente centimètres mais d’une puissance phénoménale. La marée montait pourtant paisiblement, un peu avant, un peu en arrière engloutissant et arasant les petites maisons des vers de vase. De grosses bulles oblongues sourdaient du sable et s’écrasaient en surface au contact de l’eau. La lame surpassa la houle placide et vive comme un serpent, vint frapper le rivage dans un claquement de coup de fusil. Les baigneurs qui étaient de face prirent une claque monumentale, mais ceux qui étaient de dos furent terrassés en un éclair. Comme il était de petite taille, Pascal fut renversé et sa tête heurta une pierre enfouie dans le sable. La plaie était ouverte. Il entendit sa mère hurler mais ne comprit pas pourquoi. Il se sentit mal lorsqu’il vit tout ce sang chaud lui couler sur les épaules. D’autres nageurs eurent moins de chance, car projetés avec violence, ils eurent le réflexe bien naturel de mettre les mains en arrière pour amortir le choc. On entendit le claquement des os déboîtés et le craquement des clavicules brisées. Plusieurs ambulances et de nombreux véhicules du SAMU furent appelés, afin de secourir les blessés qui gémissaient sur la plage. Ce jour-là, les hôpitaux de la région affichèrent complet. Pascal fût à son tour amené par les infirmiers, car une blessure à la tête si bénigne fut-elle, devait être prise au sérieux, une fracture du crâne étant toujours à craindre dans ces cas-là. Madame Bompan accompagnait son fils en lui prodiguant des paroles affectueuses. Elle appréhendait secrètement de devoir avertir son époux de cet accident. Une fois de plus, elle serait mise en demeure de s’expliquer sur le choix fantaisiste d’avoir privilégié cet endroit. Le déménagement imminent serait à l’ordre du jour. Elle se voyait déjà prisonnière dans un immeuble bordelais, avec pour toute occupation que celle d’aller chercher son fils à la sortie de l’école privée… La marée, insouciante du drame, poursuivait son immuable progression, avalant peu à peu les parasols, les seaux, les pelles, les transats et les serviettes, abandonnés par les personnes évacuées à la hâte. Spectacle insolite que celui de voir tout l’attirail estival prendre le large au gré des courants et partir à la dérive. On apprit un peu plus tard, que sur toute la côte océane, des faits similaires s’étaient produits, provoquant les mêmes lésions corporelles. Raoul Cazenave somnolait dans son bureau. Le va-et-vient du vieux ventilateur apportait des espaces de fraîcheur dans la pénombre ambiante. Son vrombissement l’aidait à s’assoupir. C’était l’heure de la sieste. Il n’était pas trop fatigué, mais cette habitude lui permettait de passer le temps. Sa femme, au premier étage, les yeux rivés au poste de télévision, suivait avec passion les derniers rebondissements des feux de l’Amour. Elle se consolait ainsi du manque d’empressement conjugal d’un mari vieillissant, par des spectacles lestes, compensant un peu sa libido qui elle, était moins émoussée. Surtout les mardis soir, quand son seigneur et maître se rendait au café pour jouer à la manille et revenait fin saoul vers les trois heures du matin. Cela laissait le temps au jeune métayer de la ferme voisine, de réchauffer le lit, jusque tard dans la nuit. Pour l’heure, Raoul, béatement engoncé dans son fauteuil de ministre, rêvait qu’il conduisait un tracteur, un vrai cauchemar pour un homme si peu actif. Soudain, il sursauta et se dressa d’un bloc. La caméra deux venait d’enregistrer un mouvement suspect dans son verger et se mit à biper. Il zooma et aperçut un garnement qui lui volait des pêches, fruits de tant de soins et d’attentions. Économe et soucieux de préserver l’environnement, il avait fait installer tout un réseau de vidéosurveillance fonctionnant à l’énergie solaire. Les caméras-espionnes, logées dans des arbres creux, ne se voyaient pas. Il appuya sur un bouton qui libéra la porte de la niche. Le berger allemand connaissait son travail ; il fila comme une flèche. En trois bonds, il fut sur l’enfant et sa mâchoire se referma sur le bras du gosse, mais sans le mordre. Il le maintenait en respect. Il était dressé pour cela.
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