Chapitre 8

3004 Words
Chacun attendait qu’il cessât de parler, il le sentit. « Et moi, je crois que vous seriez un médium excellent, dit la comtesse : vous avez quelque chose de si enthousiaste ! » Levine ouvrit la bouche pour répondre, mais ne dit rien et rougit. « Voyons, mesdames, mettons les tables à l’épreuve, dit Wronsky : vous permettez, princesse ? » Et Wronsky se leva, cherchant des yeux une table. Kitty se leva aussi, et ses yeux rencontrèrent ceux de Levine. Elle le plaignait d’autant plus qu’elle se sentait la cause de sa douleur. « Pardonnez-moi, si vous pouvez pardonner, disait son regard : je suis si heureuse ! » – « Je hais le monde entier, vous autant que moi ! » répondait le regard de Levine, et il chercha son chapeau. Mais le sort lui fut encore une fois contraire ; à peine s’installait-on autour des tables et se disposait-il à sortir, que le vieux prince entra, et, après avoir salué les dames, il s’empara de Levine. « Ah ! s’écria-t-il avec joie, je ne te savais pas ici ! Depuis quand ? très heureux de vous voir. » Le prince disait à Levine tantôt toi, tantôt vous ; il le prit par le bras, et ne fit aucune attention à Wronsky, debout derrière Levine, attendant tranquillement pour saluer que le prince l’aperçût. Kitty sentit que l’amitié de son père devait sembler dure à Levine après ce qui s’était passé ; elle remarqua aussi que le vieux prince répondait froidement au salut de Wronsky. Celui-ci, surpris de cet accueil glacial, avait l’air de se demander avec un étonnement de bonne humeur pourquoi on pouvait bien ne pas être amicalement disposé en sa faveur. « Prince, rendez-nous Constantin-Dmitritch, dit la comtesse : nous voulons faire un essai. – Quel essai ? Celui de faire tourner des tables ? Eh bien, vous m’excuserez, messieurs et dames ; mais, selon moi, le furet serait plus amusant, – dit le prince en regardant Wronsky, qu’il devina être l’auteur de cet amusement ; – du moins le furet a quelque bon sens. » Wronsky leva tranquillement un regard étonné sur le vieux prince, et se tourna en souriant légèrement vers la comtesse Nordstone ; ils se mirent à parler d’un bal qui se donnait la semaine suivante. « J’espère que vous y serez ? » dit-il en s’adressant à Kitty. Aussitôt que le vieux prince l’eut quitté, Levine s’esquiva, et la dernière impression qu’il emporta de cette soirée fut le visage souriant et heureux de Kitty répondant à Wronsky au sujet du bal. Le soir même, Kitty raconta à sa mère ce qui s’était passé entre elle et Levine ; malgré le chagrin qu’elle éprouvait de l’avoir peiné, elle se sentait flattée d’avoir été demandée en mariage ; mais, tout en ayant la conviction d’avoir bien agi, elle resta longtemps sans pouvoir s’endormir ; un souvenir l’impressionnait plus particulièrement : c’était celui de Levine, debout auprès du vieux prince, fixant sur elle et sur Wronsky un regard sombre et désolé ; des larmes lui en vinrent aux yeux. Mais, songeant aussitôt à celui qui le remplaçait, elle se représenta vivement son beau visage mâle et ferme, son calme plein de distinction, son air de bienveillance ; elle se rappela l’amour qu’il lui témoignait, et la joie rentra dans son âme. Elle remit la tête sur l’oreiller en souriant à son bonheur. « C’est triste, triste ! mais je n’y peux rien, ce n’est pas ma faute ! » se disait-elle, quoiqu’une voix intérieure lui répétât le contraire ; devait-elle se reprocher d’avoir attiré Levine ou de l’avoir refusé ? elle n’en savait rien : ce qu’elle savait, c’est que son bonheur n’était pas sans mélange. « Seigneur, ayez pitié de moi ; Seigneur, ayez pitié de moi ! » pria-t-elle jusqu’à ce qu’elle s’endormit. Pendant ce temps il se passait dans le cabinet du prince une de ces scènes qui se renouvelaient fréquemment entre les époux, au sujet de leur fille préférée. « Ce que c’est ? Voilà ce que c’est, – criait le prince en levant les bras en l’air, malgré les préoccupations que lui causaient les pans flottants de sa robe de chambre fourrée. – Vous n’avez ni fierté ni dignité ; vous perdez votre fille avec cette façon basse et ridicule de lui chercher un mari. – Mais au nom du ciel, prince, qu’ai-je donc fait ? » disait la princesse, presque en pleurant. Elle était venue trouver son mari pour lui souhaiter le bonsoir, comme d’ordinaire, toute heureuse de sa conversation avec sa fille ; et, sans souffler mot de la demande de Levine, elle s’était permis une allusion au projet de mariage avec Wronsky, qu’elle considérait comme décidé, aussitôt après l’arrivée de la comtesse. À ce moment le prince s’était fâché et l’avait accablée de paroles dures. « Ce que vous avez fait ? D’abord vous avez attiré un épouseur, ce dont tout Moscou parlera, et à bon droit. Si vous voulez donner des soirées, donnez-en, mais invitez tout le monde, et non pas des prétendants de votre choix. Invitez tous ces « blancs-becs » (c’est ainsi que le prince traitait les jeunes gens de Moscou !), faites venir un tapeur, et qu’ils dansent, mais, pour Dieu, n’arrangez pas des entrevues comme ce soir ! Cela me dégoûte à voir, et vous en êtes venue à vos fins : vous avez tourné la tête à la petite. Levine vaut mille fois mieux que ce petit fat de Pétersbourg, fait à la machine comme ses pareils ; ils sont tous sur le même patron, et c’est toujours de la drogue. Et quand ce serait un prince du sang, ma fille n’a besoin d’aller chercher personne. – Mais en quoi suis-je coupable ? – En ce que…, cria le prince avec colère. – Je sais bien qu’à t’écouter, interrompit la princesse, nous ne marierions jamais notre fille. Dans ce cas, autant nous en aller à la campagne. – Cela vaudrait certainement mieux. – Mais écoute-moi, je t’assure que je ne fais aucune avance ! Pourquoi donc un homme jeune, beau, amoureux, et qu’elle aussi… – Voilà ce qui vous semble ! Mais si en fin de compte elle s’en éprend, et que lui songe à se marier autant que moi ? Je voudrais n’avoir pas d’yeux pour voir tout cela ! Et le spiritisme, et Nice, et le bal… (ici le prince, s’imaginant imiter sa femme, accompagna chaque mot d’une révérence). Nous serons fiers quand nous aurons fait le malheur de notre petite Catherine, et qu’elle se sera fourré dans la tête… – Mais pourquoi penses-tu cela ? – Je ne pense pas, je sais ; c’est pour cela que nous avons des yeux, nous autres, tandis que les femmes n’y voient goutte. Je vois, d’une part, un homme qui a des intentions sérieuses, c’est Levine ; de l’autre, un bel oiseau comme ce monsieur, qui veut simplement s’amuser. – Voilà bien des idées à toi ! – Tu te les rappelleras, mais trop tard, comme avec Dachinka. – Allons, c’est bon, n’en parlons plus, dit la princesse que le souvenir de la pauvre Dolly arrêta net. – Tant mieux, et bonsoir ! » Les époux s’embrassèrent en se faisant mutuellement un signe de croix, selon l’usage, mais chacun garda son opinion ; puis ils se retirèrent. La princesse, tout à l’heure si fermement persuadée que le sort de Kitty avait été décidé dans cette soirée, se sentit ébranlée par les paroles de son mari. Rentrée dans sa chambre, et songeant avec terreur à cet avenir inconnu, elle fit comme Kitty, et répéta bien des fois du fond du cœur : « Seigneur, ayez pitié de nous ; Seigneur, ayez pitié de nous ! » Wronsky n’avait jamais connu la vie de famille ; sa mère, une femme du monde, très brillante dans sa jeunesse, avait eu pendant son mariage, et surtout après, des aventures romanesques dont tout le monde parla. Il n’avait pas connu son père, et son éducation s’était faite au corps des pages. À peine eut-il brillamment terminé ses études, en sortant de l’école avec le grade d’officier, qu’il tomba dans le cercle militaire le plus recherché de Pétersbourg ; il allait bien de temps à autre dans le monde, mais ses intérêts de cœur ne l’y attiraient pas. C’est à Moscou qu’il éprouva pour la première fois le charme de la société familière d’une jeune fille du monde, aimable, naïve, et dont il se sentait aimé. Ce contraste avec la vie luxueuse mais grossière de Pétersbourg l’enchanta, et l’idée ne lui vint pas qu’il y eût quelque inconvénient à ses rapports avec Kitty. Au bal, il l’invitait de préférence, allait chez ses parents, causait avec elle comme on cause dans le monde, de bagatelles ; tout ce qu’il lui disait aurait pu être entendu de chacun, et cependant il sentait que ces bagatelles prenaient un sens particulier en s’adressant à elle, qu’il s’établissait entre eux un lien qui, de jour en jour, lui devenait plus cher. Loin de croire que cette conduite pût être qualifiée de tentative de séduction, sans intention de mariage, il s’imaginait simplement avoir découvert un nouveau plaisir, et jouissait de cette découverte. Quel eût été son étonnement d’apprendre qu’il rendrait Kitty malheureuse en ne l’épousant pas ! Il n’y aurait pas cru. Comment admettre que ces rapports charmants pussent être dangereux, et surtout qu’ils l’obligeassent à se marier ? Jamais il n’avait envisagé la possibilité du mariage. Non seulement il ne comprenait pas la vie de famille, mais, à son point de vue de célibataire, la famille et particulièrement le mari faisait partie d’une race étrangère, ennemie, et surtout ridicule. Quoique Wronsky n’eût aucun soupçon de la conversation à laquelle il avait donné lieu, il sortit ce soirlà de chez les Cherbatzky avec le sentiment d’avoir rendu le lien mystérieux qui l’attachait à Kitty plus intime encore, si intime qu’il fallait prendre une résolution ; mais laquelle ? « Ce qu’il y a de charmant, se disait-il en rentrant tout imprégné d’un sentiment de fraîcheur et de pureté, lequel tenait peut-être à ce qu’il n’avait pas fumé de la soirée, – ce qu’il y a de charmant, c’est que, sans prononcer un mot ni l’un ni l’autre, nous nous comprenons si parfaitement dans ce langage muet des regards et des intonations, qu’aujourd’hui plus clairement que jamais elle m’a dit qu’elle m’aimait. Qu’elle a été aimable, simple, et surtout confiante. Cela me rend meilleur ; je sens qu’il y a un cœur et quelque chose de bon en moi ! Ces jolis yeux amoureux ! – Eh bien après ? – Rien, cela me fait plaisir et à elle aussi. » Là-dessus il réfléchit à la manière dont il pourrait achever sa soirée. « Au club ? faire un besigue et prendre du champagne avec Ignatine ? Non. Au château des Fleurs pour trouver Oblonsky, des couplets et le cancan ? Non, c’est ennuyeux ! Voilà précisément ce qui me plaît chez les Cherbatzky, c’est que j’en sors meilleur. Je rentrerai à l’hôtel. » Il rentra effectivement dans sa chambre, chez Dussaux, se fit servir à souper, se déshabilla, et eut à peine la tête sur l’oreiller, qu’il s’endormit d’un profond sommeil. Le lendemain à onze heures du matin, Wronsky se rendit à la gare de SaintPétersbourg pour y chercher sa mère, qui devait arriver, et la première personne qu’il rencontra sur le grand escalier fut Oblonsky, venu au-devant de sa sœur. « Bonjour, comte ! lui cria Oblonsky ; qui viens-tu chercher ? – Ma mère, – répondit Wronsky avec le sourire habituel à tous ceux qui rencontraient Oblonsky ; et, lui ayant serré la main, il monta l’escalier à son côté. – Elle doit arriver aujourd’hui de Pétersbourg. – Moi qui t’ai attendu jusqu’à deux heures du matin ! Où donc as-tu été en quittant les Cherbatzky ? – Je suis rentré chez moi, répondit Wronsky ; à dire vrai, je n’avais envie d’aller nulle part, tant la soirée d’hier chez les Cherbatzky m’avait paru agréable. – « Je reconnais à la marque qu’ils portent les chevaux ombrageux, et à leurs yeux, les jeunes gens amoureux, » se mit à réciter Stépane Arcadiévitch, du même ton qu’à Levine la veille. Wronsky sourit et ne se défendit pas, mais il changea aussitôt de conversation. « Et à la rencontre de qui viens-tu ? demanda-t-il. – Moi ? à la rencontre d’une jolie femme. – Vraiment ? – Honni soit qui mal y pense : cette jolie femme est ma sœur Anna. – Ah ! madame Karénine ? dit Wronsky. – Tu la connais certainement. – Il me semble que oui. Au reste, peut-être me trompé-je, – répondit Wronsky d’un air distrait. Ce nom de Karénine évoquait en lui le souvenir d’une personne ennuyeuse et affectée. – Mais tu connais au moins mon célèbre beau-frère, Alexis Alexandrovitch ? Il est connu du monde entier. – C’est-à-dire que je le connais de réputation et de vue. Je sais qu’il est plein de sagesse et de science ; mais, tu sais, ce n’est pas mon genre, « not in my line, » dit Wronsky. – Oui, c’est un homme remarquable, un peu conservateur, mais un fameux homme, répliqua Stépane Arcadiévitch, un fameux homme ! – Eh bien, tant mieux pour lui, dit en souriant Wronsky. Ah ! te voilà, s’écria-t-il en apercevant à la porte d’entrée un vieux domestique de sa mère : entre par ici. » Wronsky, outre le plaisir commun à tous ceux qui voyaient Stépane Arcadiévitch, en éprouvait un tout particulier depuis quelque temps à se trouver avec lui. C’était en quelque sorte se rapprocher de Kitty. Il le prit donc par le bras, et lui dit gaiement : « Donnons-nous décidément un souper à la diva, dimanche ? – Certainement. Je fais une souscription. Dis donc, as-tu fait hier soir la connaissance de mon ami Levine ? – Sans doute, mais il est parti bien vite. – C’est un brave garçon, continua Oblonsky, n’est-ce pas ? – Je ne sais pourquoi, dit Wronsky, tous les Moscovites, excepté naturellement ceux à qui je parle, ajouta-t-il en plaisantant, ont quelque chose de tranchant ; ils sont tous sur leurs ergots, se fâchent, et veulent toujours vous faire la leçon. – C’est assez vrai, répondit en riant Stépane Arcadiévitch. – Le train arrive-t-il ? demanda Wronsky en s’adressant à un employé. – Il a quitté la dernière station, » répondit celui-ci. Le mouvement croissant dans la gare, les allées et venues des artelchiks, l’apparition des gendarmes et des employés supérieurs, l’arrivée des personnes venues audevant des voyageurs, tout indiquait l’approche du train. Le temps était froid, et à travers le brouillard on apercevait des ouvriers, couverts de leurs vêtements d’hiver, passant silencieusement entre les rails enchevêtrés de la voie. Le sifflet d’approche se faisait déjà entendre, un corps monstrueux semblait avancer lourdement. « Non, continua Stépane Arcadiévitch qui avait envie de raconter à Wronsky les intentions de Levine sur Kitty, non, tu es injuste pour mon ami : c’est un homme très nerveux, qui peut quelquefois être désagréable, mais en revanche il peut être charmant ; il avait hier des raisons particulières de nature à le rendre très heureux ou très malheureux, » ajouta-t-il avec un sourire significatif, oubliant absolument la sympathie qu’il avait éprouvée la veille pour son ami, à cause de celle que lui inspirait Wronsky pour le moment. Celui-ci s’arrêta, et demanda sans détour : « Veux-tu dire qu’il a demandé ta belle-sœur en mariage ? – Peut-être bien, répondit Stépane Arcadiévitch : cela m’a fait cet effet hier au soir, et s’il est parti de bonne heure et de mauvaise humeur, c’est qu’il aura fait la démarche. Il est amoureux depuis si longtemps qu’il me fait peine ! – Ah vraiment ! Je crois d’ailleurs qu’elle peut prétendre à un meilleur parti, dit Wronsky en se redressant et se remettant à marcher. Au reste, je ne le connais pas ; mais ce doit être effectivement une situation pénible ! c’est pourquoi tant d’hommes préfèrent s’en tenir aux Clara… ; du moins avec ces dames, si l’on échoue, ce n’est que la bourse qu’on accuse. Mais voilà le train. » En effet le train approchait. Le quai d’arrivée parut s’ébranler, et la locomotive, chassant devant elle la vapeur alourdie par le froid, devint visible. Lentement et en mesure, on voyait la bielle de la grande roue centrale se plier et se déplier ; le mécanicien, tout emmitouflé et couvert de givre, salua la gare ; derrière le tender apparut le wagon des bagages qui ébranla le quai plus fortement encore ; un chien dans sa cage gémissait lamentablement ; enfin ce fut le tour des wagons de voyageurs, auxquels l’arrêt du train imprima une petite secousse. Un conducteur à la tournure dégagée et ayant des prétentions à l’élégance sauta lestement du wagon en donnant son coup de sifflet, et à sa suite descendirent les voyageurs les plus impatients : un officier de la garde, à la tenue martiale, un petit marchand affairé et souriant, un sac en bandoulière, et un paysan, sa besace jetée par-dessus l’épaule. Wronsky, debout près d’Oblonsky, considérait ce spectacle, oubliant complètement sa mère. Ce qu’il venait d’apprendre au sujet de Kitty lui causait de l’émotion et de la joie ; il se redressait involontairement ; ses yeux brillaient, il éprouvait le sentiment d’une victoire. Le conducteur s’approcha de lui : « La comtesse Wronsky est dans cette voiture, » dit-il. Ces mots le réveillèrent et l’obligèrent à penser à sa mère et à leur prochaine entrevue. Sans qu’il voulût jamais en convenir avec lui-même, il n’avait pas grand respect pour sa mère, et ne l’aimait pas ; mais son éducation et l’usage du monde dans lequel il vivait ne lui permettaient pas d’admettre qu’il pût y avoir dans ses relations avec elle le moindre manque d’égards. Moins il éprouvait pour elle d’attachement et de considération, plus il exagérait les formes extérieures.
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