C’est bien lui ! Levine, enfin ! s’écria-t-il avec un sourire affectueux, quoique légèrement moqueur, en regardant Levine qui s’approchait. – Comment, tu ne fais pas le dégoûté, et tu viens me chercher dans ce mauvais lieu ? dit-il, ne se contentant pas de serrer la main de son ami, mais l’embrassant avec effusion. – Depuis quand es-tu ici ? – J’arrive et j’avais grande envie de te voir, répondit Levine timidement, en regardant autour de lui avec méfiance et inquiétude. – Eh bien, allons dans mon cabinet, » dit Stépane Arcadiévitch qui connaissait la sauvagerie mêlée d’amour-propre et de susceptibilité de son ami ; et, comme s’il se fût agi d’éviter un danger, il le prit par la main pour l’emmener. Stépane Arcadiévitch tutoyait presque toutes ses connaissances, des vieillards de soixante ans, des jeunes gens de vingt, des acteurs, des ministres, des marchands, des généraux, tous ceux avec lesquels il prenait du champagne, et avec qui n’en prenait-il pas ? Dans le nombre des personnes ainsi tutoyées aux deux extrêmes de l’échelle sociale, il y en aurait eu de bien étonnées d’apprendre qu’elles avaient, grâce à Oblonsky, quelque chose de commun entre elles. Mais lorsque celui-ci rencontrait en présence de ses inférieurs un de ses tutoyés honteux, comme il appelait en riant plusieurs de ses amis, il avait le tact de les soustraire à une impression désagréable. Levine n’était pas un tutoyé honteux, c’était un camarade d’enfance, cependant Oblonsky sentait qu’il lui serait pénible de montrer leur intimité à tout le monde ; c’est pourquoi il s’empressa de l’emmener. Levine avait presque le même âge qu’Oblonsky et ne le tutoyait pas seulement par raison de champagne, ils s’aimaient malgré la différence de leurs caractères et de leurs goûts, comme s’aiment des amis qui se sont liés dans leur première jeunesse. Mais, ainsi qu’il arrive souvent à des hommes dont la sphère d’action est très différente, chacun d’eux, tout en approuvant par le raisonnement la carrière de son ami, la méprisait au fond de l’âme, et croyait la vie qu’il menait lui-même la seule rationnelle. À l’aspect de Levine, Oblonsky ne pouvait dissimuler un sourire ironique. Combien de fois ne l’avait-il pas vu arriver de la campagne où il faisait « quelque chose » (Stépane Arcadiévitch ne savait pas au juste quoi, et ne s’y intéressait guère), agité, pressé, un peu gêné, irrité de cette gêne, et apportant généralement des points de vue tout à fait nouveaux et inattendus sur la vie et les choses. Stépane Arcadiévitch en riait et s’en amusait. Levine, de son côté, méprisait le genre d’existence que son ami menait à Moscou, traitait son service de plaisanterie et s’en moquait. Mais Oblonsky prenait gaiement la plaisanterie, en homme sûr de son fait, tandis que Levine riait sans conviction et se fâchait. « Nous t’attendions depuis longtemps, dit Stépane Arcadiévitch en entrant dans son cabinet et en lâchant la main de Levine comme pour prouver qu’ici tout danger cessait. Je suis bien heureux de te voir, continua-t-il. Eh bien, comment vas-tu ? que fais-tu ? quand es-tu arrivé ? » Levine se taisait et regardait les figures inconnues pour lui des deux collègues d’Oblonsky ; la main de l’élégant Grinewitch aux doigts blancs et effilés, aux ongles longs, jaunes et recourbés du bout, avec d’énormes boutons brillant sur ses manchettes, absorbait visiblement toute son attention. Oblonsky s’en aperçut et sourit. « Permettez-moi, messieurs, de vous faire faire connaissance : mes collègues Philippe-Ivanitch Nikitine, Michel-Stanislavowitch Grinewitch, – puis (se tournant vers Levine), un propriétaire, un homme nouveau, qui s’occupe des affaires du semstvo, un gymnaste qui enlève cinq pouds d’une main, un éleveur de bestiaux, un chasseur célèbre, mon ami Constantin Dmitrievitch Levine, le frère de Serge Ivanitch Kosnichef. – Charmé, répondit le plus âgé. – J’ai l’honneur de connaître votre frère Serge Ivanitch, » dit Grinewitch en tendant sa main aux doigts effilés. Le visage de Levine se rembrunit ; il serra froidement la main qu’on lui tendait, et se tourna vers Oblonsky. Quoiqu’il eût beaucoup de respect pour son demi-frère, l’écrivain connu de toute la Russie, il ne lui en était pas moins désagréable qu’on s’adressât à lui, non comme à Constantin Levine, mais comme au frère du célèbre Kosnichef. « Non, je ne m’occupe plus d’affaires. Je me suis brouillé avec tout le monde et ne vais plus aux assemblées, dit-il en s’adressant à Oblonsky. – Cela s’est fait bien vite, s’écria celui-ci en souriant. Mais comment ? pourquoi ? – C’est une longue histoire que je te raconterai quelque jour, répondit Levine, ce qui ne l’empêcha pas de continuer. – Pour être bref, je me suis convaincu qu’il n’existe et ne peut exister aucune action sérieuse à exercer dans nos questions provinciales. D’une part, on joue au parlement, et je ne suis ni assez jeune ni assez vieux pour m’amuser de joujoux, et d’autre part c’est – il hésita – un moyen pour la coterie du district de gagner quelques sous. Autrefois il y avait les tutelles, les jugements ; maintenant il y a le semstvo, non pas pour y prendre des pots de vin, mais pour en tirer des appointements sans les gagner. » Il dit ces paroles avec chaleur et de l’air d’un homme qui croit que son opinion trouvera des contradicteurs. « Hé, hé ! Mais te voilà, il me semble, dans une nouvelle phase : tu deviens conservateur ! dit Stépane Arcadiévitch. Au reste, nous en reparlerons plus tard. – Oui, plus tard. Mais j’avais besoin de te voir, » dit Levine en regardant toujours avec haine la main de Grinewitch. Stépane Arcadiévitch sourit imperceptiblement. « Et tu disais que tu ne porterais plus jamais d’habit européen ? dit-il en examinant les vêtements tout neufs de son ami, œuvre d’un tailleur français. Je le vois bien, c’est une nouvelle phase. » Levine rougit tout à coup, non comme fait un homme mûr, sans s’en apercevoir, mais comme un jeune garçon qui se sent timide et ridicule, et qui n’en rougit que davantage. Cette rougeur enfantine donnait à son visage intelligent et mâle un air si étrange, qu’Oblonsky cessa de le regarder. « Mais où donc nous verrons-nous ? J’ai bien besoin de causer avec toi, » dit Levine. Oblonsky réfléchit. « Sais-tu ? nous irons déjeuner chez Gourine et nous y causerons ; je suis libre jusqu’à trois heures. – Non, répondit Levine après un moment de réflexion, il me faut faire encore une course. – Eh bien alors, dînons ensemble. – Dîner ? mais je n’ai rien de particulier à te dire, rien que deux mots à te demander ; nous bavarderons plus tard. – Dans ce cas, dis les deux mots tout de suite, nous causerons à dîner. – Ces deux mots, les voici, dit Levine ; au reste, ils n’ont rien de particulier. » Son visage prit une expression méchante qui ne tenait qu’à l’effort qu’il faisait pour vaincre sa timidité. « Que font les Cherbatzky ? Tout va-t-il comme par le passé ? » Stépane Arcadiévitch savait depuis longtemps que Levine était amoureux de sa belle-sœur, Kitty ; il sourit et ses yeux brillèrent gaiement. « Tu as dit deux mots, mais je ne puis répondre de même, parce que… Excusemoi un instant. » Le secrétaire entra en ce moment, toujours respectueusement familier, avec le sentiment modeste, propre à tous les secrétaires, de sa supériorité en affaires sur son chef. Il s’approcha d’Oblonsky et, sous une forme interrogative, se mit à lui expliquer une difficulté quelconque ; sans attendre la fin de l’explication, Stépane Arcadiévitch lui posa amicalement la main sur le bras. « Non, faites comme je vous l’ai demandé, – dit-il en adoucissant son observation d’un sourire ; et, après avoir brièvement expliqué comment il comprenait l’affaire, il repoussa les papiers en disant : – Faites ainsi, je vous en prie, Zahar Nikitich. » Le secrétaire s’éloigna confus. Levine, pendant cette petite conférence, avait eu le temps de se remettre, et, debout derrière une chaise sur laquelle il s’était accoudé, il écoutait avec une attention ironique. « Je ne comprends pas, je ne comprends pas, dit-il.
Qu’est-ce que tu ne comprends pas ? – répondit Oblonsky en souriant aussi et en cherchant une cigarette ; il s’attendait à une sortie quelconque de Levine. – Je ne comprends pas ce que vous faites, dit Levine en haussant les épaules. Comment peux-tu faire tout cela sérieusement ? – Pourquoi ? – Mais parce que cela ne signifie rien. – Tu crois cela ? Nous sommes surchargés de besogne, au contraire. – De griffonnages ! Eh bien oui, tu as un don spécial pour ces choses-là, ajouta Levine. – Tu veux dire qu’il y a quelque chose qui me manque ? – Peut-être bien ! Cependant je ne puis m’empêcher d’admirer ton grand air et de me glorifier d’avoir pour ami un homme si important. En attendant, tu n’as pas répondu à ma question, ajouta-t-il en faisant un effort désespéré pour regarder Oblonsky en face. – Allons, allons, tu y viendras aussi. C’est bon tant que tu as trois mille dessiatines dans le district de Karasinsk, des muscles comme les tiens et la fraîcheur d’une petite fille de douze ans : mais tu y viendras tout de même. Quant à ce que tu me demandes, il n’y a pas de changements, mais je regrette que tu sois resté si longtemps sans venir. – Pourquoi ? demanda Levine. – Parce que… répondit Oblonsky, mais nous en causerons plus tard. Qu’est-ce qui t’amène ? – Nous parlerons de cela aussi plus tard, dit Levine en rougissant encore jusqu’aux oreilles. – C’est bien, je comprends, fit Stépane Arcadiévitch. Vois-tu, je t’aurais bien prié de venir dîner chez moi, mais ma femme est souffrante ; si tu veux les voir, tu les trouveras au Jardin zoologique, de quatre à cinq ; Kitty patine. Vas-y, je te rejoindrai et nous irons dîner quelque part ensemble. – Parfaitement ; alors, au revoir. – Fais attention, n’oublie pas ! je te connais, tu es capable de repartir subitement pour la campagne ! s’écria en riant Stépane Arcadiévitch. – Non, bien sûr, je viendrai. » Levine sortit du cabinet et se souvint seulement de l’autre côté de la porte qu’il avait oublié de saluer les collègues d’Oblonsky. « Ce doit être un personnage énergique, dit Grinewitch quand Levine fut sorti. – Oui, mon petit frère, dit Stépane Arcadiévitch en hochant la tête, c’est un gaillard qui a de la chance ! trois mille dessiatines dans le district de Karasinsk ! il a l’avenir pour lui, et quelle jeunesse ! Ce n’est pas comme nous autres ! – Vous n’avez guère à vous plaindre pour votre part, Stépane Arcadiévitch. – Si, tout va mal, » répondit Stépane Arcadiévitch en soupirant profondément.
Lorsque Oblonsky lui avait demandé pourquoi il était venu à Moscou, Levine avait rougi, et s’en voulait d’avoir rougi ; mais pouvait-il répondre : « Je viens demander ta belle-sœur en mariage ? » Tel était cependant l’unique but de son voyage. Les familles Levine et Cherbatzky, deux vieilles familles nobles de Moscou, avaient toujours été en rapports d’amitié. L’intimité s’était resserrée pendant les études de Levine à l’Université de Moscou, à cause de sa liaison avec le jeune prince Cherbatzky, frère de Dolly et de Kitty, qui suivait les mêmes cours que lui. Dans ce temps-là Levine allait fréquemment dans la maison Cherbatzky et, quelque étrange que cela puisse paraître, était amoureux de la maison tout entière, spécialement de la partie féminine de la famille. Ayant perdu sa mère sans l’avoir connue, et n’ayant qu’une sœur beaucoup plus âgée que lui, ce fut dans la maison Cherbatzky qu’il trouva cet intérieur intelligent et honnête, propre aux anciennes familles nobles, dont la mort de ses parents l’avait privé. Tous les membres de cette famille, mais principalement les femmes, lui apparaissaient entourés d’un nimbe mystérieux et poétique. Non seulement il ne leur découvrait aucun défaut, mais il leur supposait encore les sentiments les plus élevés, les perfections les plus idéales. Pourquoi ces trois jeunes demoiselles devaient parler français et anglais de deux jours l’un ; pourquoi elles devaient, à tour de rôle, jouer du piano (les sons de cet instrument montaient jusqu’à la chambre où travaillaient les étudiants) ; pourquoi des maîtres de littérature française, de musique, de danse, de dessin, se succédaient dans la maison ; pourquoi, à certaines heures de la journée, les trois demoiselles, accompagnées de Mlle Linon, devaient s’arrêter en calèche au boulevard de la Tverskoï et, sous la garde d’un laquais en livrée, se promener dans leurs pelisses de satin (Dolly en avait une longue, Nathalie une demi-longue, et Kitty une toute courte, qui montrait ses petites jambes bien faites, serrées dans des bas rouges) : ces choses et beaucoup d’autres lui restaient incompréhensibles. Mais il savait que tout ce qui se passait dans cette sphère mystérieuse était parfait, et ce mystère le rendait amoureux. Il avait commencé par s’éprendre de Dolly, l’aînée, pendant ses années d’études ; celle-ci épousa Oblonsky ; il crut alors aimer la seconde, car il sentait qu’il devait nécessairement aimer l’une des trois, sans savoir au juste laquelle. Mais Nathalie eut à peine fait son entrée dans le monde, qu’on la maria au diplomate Lvof. Kitty n’était qu’une enfant quand Levine quitta l’Université. Le jeune Cherbatzky, peu après son admission dans la marine, se noya dans la Baltique, et les relations de Levine avec sa famille devinrent plus rares, malgré l’amitié qui le liait à Oblonsky. Au commencement de l’hiver cependant, étant venu à Moscou, après une année passée à la campagne, il revit les Cherbatzky et comprit alors laquelle des trois il était destiné à aimer. Rien de plus simple, en apparence, que de demander en mariage la jeune princesse Cherbatzky ; un homme de trente-deux ans, de bonne famille, d’une fortune convenable, avait toute chance de passer pour un beau parti, et vraisemblablement il aurait été bien accueilli. Mais Levine était amoureux ; Kitty lui paraissait une créature si accomplie, d’une supériorité si idéale, et il se jugeait au contraire si défavorablement, qu’il n’admettait pas qu’on le trouvât digne d’aspirer à cette alliance. Après avoir passé deux mois à Moscou comme en rêve, rencontrant Kitty chaque jour dans le monde, où il était retourné à cause d’elle, il repartit subitement pour la campagne, après avoir décidé que ce mariage était impossible. Quelle position dans le monde, quelle carrière convenable et bien définie offrait-il aux parents ? Tandis que ses camarades étaient, les uns colonels et aides de camp, d’autres professeurs distingués, directeurs de banque et de chemin de fer, ou présidents de tribunal, comme Oblonsky, que faisait-il, lui, à trente-deux ans ? Il s’occupait de ses terres, élevait des bestiaux, construisait des bâtiments de ferme et chassait la bécasse, c’està-dire qu’il avait pris le chemin de ceux qui, aux yeux du monde, n’ont pas su en trouver d’autre ; il ne se faisait aucune illusion sur la façon dont on pouvait le juger, et croyait passer pour un pauvre garçon, sans grande capacité. Comment, d’ailleurs, la charmante et poétique jeune fille pouvait-elle aimer un homme aussi laid et surtout aussi peu brillant que lui ? Ses anciennes relations avec Kitty, qui, à cause de sa liaison avec le frère qu’elle avait perdu, étaient celles d’un homme fait avec une enfant, lui semblaient un obstacle de plus. On pouvait bien, pensait-il, aimer d’amitié un brave garçon aussi ordinaire que lui, mais il fallait être beau et pouvoir déployer les qualités d’un homme supérieur, pour être aimé d’un amour comparable à celui qu’il éprouvait. Il avait bien entendu dire que les femmes s’éprennent souvent d’hommes laids et médiocres, mais il n’en croyait rien et jugeait les autres d’après lui-même, qui ne pouvait aimer qu’une femme remarquable, belle et poétique. Toutefois, après avoir passé deux mois à la campagne dans la solitude, il se convainquit que le sentiment qui l’absorbait ne ressemblait pas aux enthousiasmes de sa première jeunesse, et qu’il ne pourrait vivre sans résoudre cette grande question : serait-il accepté, oui ou non ? Rien ne prouvait, après tout, qu’il serait refusé. Il partit donc pour Moscou avec la ferme intention de se déclarer et de se marier si on l’agréait. Sinon…, il ne pouvait imaginer ce qu’il deviendrait !