II-2

3018 Words
Ah ! cette hérédité, quel sujet pour lui de méditations sans fin ! L’inattendu, le prodigieux n’était-ce point que la ressemblance ne fût pas complète, mathématique, des parents aux enfants ? Il avait, pour sa famille, d’abord dressé un arbre logiquement déduit, où les parts d’influence, de génération en génération, se distribuaient moitié par moitié, la part du père et la part de la mère. Mais la réalité vivante, presque à chaque coup, démentait la théorie. L’hérédité, au lieu d’être la ressemblance, n’était que l’effort vers la ressemblance, contrarié par les circonstances et le milieu. Et il avait abouti à ce qu’il nommait l’hypothèse de l’avortement des cellules. La vie n’est qu’un mouvement, et l’hérédité étant le mouvement communiqué, les cellules, dans leur multiplication les unes des autres, se poussaient, se foulaient, se casaient, en déployant chacune l’effort héréditaire ; de sorte que si, pendant cette lutte, des cellules plus faibles succombaient, on voyait se produire, au résultat final, des troubles considérables, des organes totalement différents. L’innéité, l’invention constante de la nature à laquelle il répugnait, ne venait-elle pas de là ? n’était-il pas, lui, si différent de ses parents, que par suite d’accidents pareils, ou encore par l’effet de l’hérédité larvée, à laquelle il avait cru un moment ? car tout arbre généalogique a des racines qui plongent dans l’humanité jusqu’au premier homme, on ne saurait partir d’un ancêtre unique, on peut toujours ressembler à un ancêtre plus ancien, inconnu. Pourtant, il doutait de l’atavisme, son opinion était, malgré un exemple singulier pris dans sa propre famille, que la ressemblance, au bout de deux ou trois générations, doit sombrer, en raison des accidents, des interventions, des mille combinaisons possibles. Il y avait donc là un perpétuel devenir, une transformation constante dans cet effort communiqué, cette puissance transmise, cet ébranlement qui souffle la vie à la matière et qui est toute la vie. Et des questions multiples se posaient. Existait-il un progrès physique et intellectuel à travers les âges ? Le cerveau, au contact des sciences grandissantes, s’amplifiait-il ? Pouvait-on espérer, à la longue, une plus grande somme de raison et de bonheur ? Puis, c’étaient des problèmes spéciaux, un entre autres, dont le mystère l’avait longtemps irrité : comment un garçon, comment une fille, dans la conception ? n’arriverait-on jamais à prévoir scientifiquement le s**e, ou tout au moins à l’expliquer ? Il avait écrit, sur cette matière, un très curieux mémoire, bourré de faits, mais concluant en somme à l’ignorance absolue où l’avaient laissé les plus tenaces recherches. Sans doute, l’hérédité ne le passionnait-elle ainsi que parce qu’elle restait obscure, vaste et insondable, comme toutes les sciences balbutiantes encore, où l’imagination est maîtresse. Enfin, une longue étude qu’il avait faite sur l’hérédité de la phtisie, venait de réveiller en lui la foi chancelante du médecin guérisseur, en le lançant dans l’espoir noble et fou de régénérer l’humanité. En somme, le docteur Pascal n’avait qu’une croyance, la croyance à la vie. La vie était l’unique manifestation divine. La vie, c’était Dieu, le grand moteur, l’âme de l’univers. Et la vie n’avait d’autre instrument que l’hérédité, l’hérédité faisait le monde ; de sorte que, si l’on avait pu la connaître, la capter pour disposer d’elle, on aurait fait le monde à son gré. Chez lui, qui avait vu de près la maladie, la souffrance et la mort, une pitié militante de médecin s’éveillait. Ah ! ne plus être malade, ne plus souffrir, mourir le moins possible ! Son rêve aboutissait à cette pensée qu’on pourrait hâter le bonheur universel, la cité future de perfection et de félicité, en intervenant, en assurant de la santé à tous. Lorsque tous seraient sains, forts, intelligents, il n’y aurait plus qu’un peuple supérieur, infiniment sage et heureux. Dans l’Inde, est-ce qu’en sept générations, on ne faisait pas d’un soudra un brahmane, haussant ainsi expérimentalement le dernier des misérables au type humain le plus achevé ? Et, comme, dans son étude sur la phtisie, il avait conclu qu’elle n’était pas héréditaire, mais que tout enfant de phtisique apportait un terrain dégénéré où la phtisie se développait avec une facilité rare, il ne songeait plus qu’à enrichir ce terrain appauvri par l’hérédité, pour lui donner la force de résister aux parasites, ou plutôt aux ferments destructeurs qu’il soupçonnait dans l’organisme, longtemps avant la théorie des microbes. Donner de la force, tout le problème était là ; et donner de la force, c’était aussi donner de la volonté, élargir le cerveau en consolidant les autres organes. Vers ce temps, le docteur, lisant un vieux livre de médecine du quinzième siècle, fut très frappé par une médication, dite « médecine des signatures ». Pour guérir un organe malade, il suffisait de prendre à un mouton ou à un bœuf le même organe sain, de le faire bouillir, puis d’en faire avaler le bouillon. La théorie était de réparer par le semblable, et dans les maladies de foie surtout, disait le vieil ouvrage, les guérisons ne se comptaient plus. Là-dessus, l’imagination du docteur travailla. Pourquoi ne pas essayer ? Puisqu’il voulait régénérer les héréditaires affaiblis, à qui la substance nerveuse manquait, il n’avait qu’à leur fournir de la substance nerveuse, normale et saine. Seulement, la méthode du bouillon lui parut enfantine, il inventa de piler dans un mortier de la cervelle et du cervelet de mouton, en mouillant avec de l’eau distillée, puis de décanter et de filtrer la liqueur ainsi obtenue. Il expérimenta ensuite sur ses malades cette liqueur mêlée à du vin de Malaga, sans en tirer aucun résultat appréciable. Brusquement, comme il se décourageait, il eut une inspiration, un jour qu’il faisait à une dame atteinte de coliques hépatiques une injection de morphine, avec la petite seringue de Pravaz. S’il essayait, avec sa liqueur, des injections hypodermiques ? Et tout de suite, dès qu’il fut rentré, il expérimenta sur lui-même, il se fit une piqûre aux reins, qu’il renouvela matin et soir. Les premières doses, d’un gramme seulement, furent sans effet. Mais, ayant doublé et triplé la dose, il fut ravi, un matin, au lever, de retrouver ses jambes de vingt ans. Il alla de la sorte jusqu’à cinq grammes, et il respirait plus largement, il travaillait avec une lucidité, une aisance, qu’il avait perdue depuis des années. Tout un bien-être, toute une joie de vivre l’inondait. Dès lors, quand il eut fait fabriquer à Paris une seringue pouvant contenir cinq grammes, il fut surpris des résultats heureux obtenus sur ses malades, qu’il remettait debout en quelques jours, comme dans un nouveau flot de vie, vibrante, agissante. Sa méthode était bien encore empirique et barbare, il y devinait toutes sortes de dangers, surtout il avait peur de déterminer des embolies, si la liqueur n’était pas d’une pureté parfaite. Puis, il soupçonnait que l’énergie de ses convalescents venait en partie de la fièvre qu’il leur donnait. Mais il n’était qu’un pionnier, la méthode se perfectionnerait plus tard. N’y avait-il pas déjà là un prodige, à faire marcher les ataxiques, à ressusciter les phtisiques, à rendre même des heures de lucidité aux fous ? Et, devant cette trouvaille de l’alchimie du vingtième siècle, un immense espoir s’ouvrait, il croyait avoir découvert la panacée universelle, la liqueur de vie destinée à combattre la débilité humaine, seule cause réelle de tous les maux, une véritable et scientifique fontaine de Jouvence, qui, en donnant de la force, de la santé et de la volonté, referait une humanité toute neuve et supérieure. Ce matin-là, dans sa chambre, une pièce au nord, un peu assombrie par le voisinage des platanes, meublée simplement de son lit de fer, d’un secrétaire en acajou et d’un grand bureau, où se trouvaient un mortier et un microscope, il achevait, avec des soins infinis, la fabrication d’une fiole de sa liqueur. Après avoir pilé de la substance nerveuse de mouton, dans de l’eau distillée, il avait dû décanter et filtrer. Et il venait enfin d’obtenir une petite bouteille d’un liquide trouble, opalin, irisé de reflets bleuâtres, qu’il regarda longtemps à la lumière, comme s’il avait tenu le sang régénérateur et sauveur du monde. Mais des coups légers contre la porte et une voix pressante le tirèrent de son rêve. – Eh bien ! quoi donc ? monsieur, il est midi un quart, vous ne voulez pas déjeuner ? En bas, en effet, le déjeuner attendait, dans la grande salle à manger fraîche. On avait laissé les volets fermés, un seul venait d’être entrouvert. C’était une pièce gaie, aux panneaux de boiserie gris perle, relevé de filets bleus. La table, le buffet, les chaises, avaient dû compléter autrefois le mobilier empire qui garnissait les chambres ; et, sur le fond clair, le vieil acajou s’enlevait en vigueur, d’un rouge intense. Une suspension de cuivre poli, toujours reluisante, brillait comme un soleil ; tandis que, sur les quatre murs, fleurissaient quatre grands bouquets au pastel, des giroflées, des œillets des jacinthes, des roses. Rayonnant, le docteur Pascal entra. – Ah ! fichtre ! je me suis oublié, je voulais finir… En voilà, de la toute neuve et de la très pure, cette fois, de quoi faire des miracles ! Et il montrait la fiole, qu’il avait descendue, dans son enthousiasme. Mais il aperçut Clotilde droite et muette, l’air sérieux. Le sourd dépit de l’attente venait de la rendre à toute son hostilité, et elle qui avait brûlé de se jeter à son cou, le matin, restait immobile, comme refroidie et écartée de lui. – Bon ! reprit-il, sans rien perdre de son allégresse, nous boudons encore. C’est ça qui est vilain !… Alors, tu ne l’admires pas, ma liqueur de sorcier, qui réveille les morts ? Il s’était mis à table, et la jeune fille, en s’asseyant en face de lui, dut enfin répondre. – Tu sais bien, maître, que j’admire tout de toi… Seulement, mon désir est que les autres aussi t’admirent. Et il y a cette mort du pauvre vieux Boutin… – Oh ! s’écria-t-il sans la laisser achever, un épileptique qui a succombé dans une crise congestive !… Tiens ! puisque tu es de méchante humeur, ne causons plus de cela : tu me ferais de la peine, et ça gâterait ma journée. Il y avait des œufs à la coque, des côtelettes, une crème. Et un silence se prolongea, pendant lequel, malgré sa bouderie, elle mangea à belles dents, étant d’un appétit solide, qu’elle n’avait pas la coquetterie de cacher. Aussi finit-il par reprendre en riant : – Ce qui me rassure, c’est que ton estomac est bon… Martine, donnez donc du pain à mademoiselle. Comme d’habitude, celle-ci les servait, les regardait manger avec sa familiarité tranquille. Souvent même, elle causait avec eux. – Monsieur, dit-elle, quand elle eut coupé du pain, le boucher a apporté sa note, faut-il la payer ? Il leva la tête, la contempla avec surprise. – Pourquoi me demandez-vous ça ? D’ordinaire, ne payez-vous pas sans me consulter ? C’était en effet Martine qui tenait la bourse. Les sommes déposées chez M. Grandguillot, notaire à Plassans, produisaient une somme ronde de six mille francs de rente. Chaque trimestre, les quinze cents francs restaient entre les mains de la servante, et elle en disposait au mieux des intérêts de la maison, achetait et payait tout, avec la plus stricte économie, car elle était avare, ce dont on la plaisantait même continuellement. Clotilde, très peu dépensière, n’avait pas de bourse à elle. Quant au docteur, il prenait, pour ses expériences et pour son argent de poche, sur les trois ou quatre mille francs qu’il gagnait encore par an et qu’il jetait au fond d’un tiroir du secrétaire ; de sorte qu’il y avait là un petit trésor, de l’or et des billets de banque, dont il ne connaissait jamais le chiffre exact. – Sans doute, monsieur, je paye, reprit la servante, mais lorsque c’est moi qui ai pris la marchandise ; et, cette fois, la note est si grosse, à cause de toutes ces cervelles que le boucher vous a fournies… Le docteur l’interrompit brusquement. – Ah çà ! dites donc, est-ce que vous allez vous mettre contre moi, vous aussi ? Non, non ! ce serait trop !… Hier, vous m’avez fait beaucoup de chagrin, toutes les deux, et j’étais en colère. Mais il faut que cela cesse, je ne veux pas que la maison devienne un enfer… Deux femmes contre moi, et les seules qui m’aiment un peu ! Vous savez, je préférerais tout de suite prendre la porte ! Il ne se fâchait pas, il riait, bien qu’on sentît, au tremblement de sa voix, l’inquiétude de son cœur. Et il ajouta, de son air gai de bonhomie : – Si vous avez peur pour votre fin de mois, ma fille, dites au boucher de m’envoyer ma note à part… Et n’ayez pas de crainte, on ne vous demande pas d’y mettre du vôtre, vos sous peuvent dormir. C’était une allusion à la petite fortune personnelle de Martine. En trente ans, à quatre cents francs de gages, elle avait gagné douze mille francs, sur lesquels elle n’avait prélevé que le strict nécessaire de son entretien ; et, engraissée, presque triplée par les intérêts, la somme de ses économies était aujourd’hui d’une trentaine de mille francs, qu’elle n’avait pas voulu placer chez M. Grandguillot, par un caprice, une volonté de mettre son argent à l’écart. Il était ailleurs, en rentes solides. – Les sous qui dorment sont des sous honnêtes, dit-elle gravement. Mais monsieur a raison, je dirai au boucher d’envoyer une note à part, puisque toutes ces cervelles sont pour la cuisine à monsieur, et non pour la mienne. Cette explication avait fait sourire Clotilde, que les plaisanteries sur l’avarice de Martine amusaient d’ordinaire ; et le déjeuner s’acheva plus gaiement. Le docteur voulut aller prendre le café sous les platanes, en disant qu’il avait besoin d’air, après s’être enfermé toute la matinée. Le café fut donc servi sur la table de pierre, près de la fontaine. Et qu’il faisait bon là, dans l’ombre, dans la fraîcheur chantante de l’eau, tandis que, à l’entour, la pinède, l’aire, la propriété entière brûlait, au soleil de deux heures ! Pascal avait complaisamment apporté la fiole de substance nerveuse, qu’il regardait, posée sur la table. – Ainsi, mademoiselle, reprit-il d’un air de plaisanterie bourrue, vous ne croyez pas à mon élixir de résurrection, et vous croyez aux miracles ! – Maître, répondit Clotilde, je crois que nous ne savons pas tout. Il eut un geste d’impatience. – Mais il faudra tout savoir… Comprends donc, petite têtue, que jamais on n’a constaté scientifiquement une seule dérogation aux lois invariables qui régissent l’univers. Seule, jusqu’à ce jour, l’intelligence humaine est intervenue, je te défie bien de trouver une volonté réelle, une intention quelconque, en dehors de la vie… Et tout est là, il n’y a, dans le monde, pas d’autre volonté que cette force qui pousse tout à la vie, à une vie de plus en plus développée et supérieure. Il s’était levé, le geste large, et une telle foi le soulevait, que la jeune fille le regardait, surprise de le trouver si jeune, sous ses cheveux blancs. – Veux-tu que je te dise mon Credo, à moi, puisque tu m’accuses de ne pas vouloir du tien… Je crois que l’avenir de l’humanité est dans le progrès de la raison par la science. Je crois que la poursuite de la vérité par la science est l’idéal divin que l’homme doit se proposer. Je crois que tout est illusion et vanité, en dehors du trésor des vérités lentement acquises et qui ne se perdront jamais plus. Je crois que la somme de ces vérités, augmentées toujours, finira par donner à l’homme un pouvoir incalculable, et la sérénité, sinon le bonheur… Oui, je crois au triomphe final de la vie. Et son geste, élargi encore, faisait le tour du vaste horizon, comme pour prendre à témoin cette campagne en flammes, où bouillaient les sèves de toutes les existences. – Mais le continuel miracle, mon enfant, c’est la vie… Ouvre donc les yeux, regarde ! Elle hocha la tête. – Je les ouvre, et je ne vois pas tout… C’est toi, maître, qui es un entêté, quand tu ne veux pas admettre qu’il y a, là-bas, un inconnu où tu n’entreras jamais. Oh ! je sais, tu es trop intelligent pour ignorer cela. Seulement, tu ne veux pas en tenir compte, tu mets l’inconnu à part, parce qu’il te gênerait dans tes recherches… Tu as beau me dire d’écarter le mystère, de partir du connu à la conquête de l’inconnu, je ne puis pas, moi ! le mystère tout de suite me réclame et m’inquiète. Il l’écoutait en souriant, heureux de la voir s’animer, et il caressa de la main les boucles de ses cheveux blonds. – Oui, oui, je sais, tu es comme les autres, tu ne peux vivre sans illusion et sans mensonge… Enfin, va, nous nous entendrons quand même. Porte-toi bien, c’est la moitié de la sagesse et du bonheur. Puis, changeant de conversation : – Voyons, tu vas pourtant m’accompagner et m’aider dans ma tournée de miracles… C’est jeudi, mon jour de visites. Quand la chaleur sera un peu tombée, nous sortirons ensemble. Elle refusa d’abord, pour paraître ne pas céder ; et elle finit par consentir, en voyant la peine qu’elle lui faisait. D’habitude, elle l’accompagnait. Ils restèrent longtemps sous les platanes, jusqu’au moment où le docteur monta s’habiller. Lorsqu’il redescendit, correctement serré dans une redingote, coiffé d’un chapeau de soie à larges bords, il parla d’atteler Bonhomme, le cheval qui, pendant un quart de siècle, l’avait mené à ses visites. Mais la pauvre vieille bête devenait aveugle, et par reconnaissance pour ses services, par tendresse pour sa personne, on ne le dérangeait plus guère. Ce soir-là, il était tout endormi, l’œil vague, les jambes perclues de rhumatismes. Aussi le docteur et la jeune fille, étant allés le voir dans l’écurie, lui mirent-ils un gros b****r à gauche et à droite des naseaux, en lui disant de se reposer sur une botte de bonne paille, que la servante apporta. Et ils décidèrent qu’ils iraient à pied. Clotilde, gardant sa robe de toile blanche, à pois rouges, avait simplement noué sur ses cheveux un large chapeau de paille, couvert d’une touffe de lilas ; et elle était charmante, avec ses grands yeux, son visage de lait et de rose, dans l’ombre des vastes bords. Quand elle sortait ainsi, au bras de Pascal, elle mince, élancée et si jeune, lui rayonnant, le visage éclairé par la blancheur de la barbe, d’une vigueur encore qui la lui faisait soulever pour franchir les ruisseaux, on souriait sur leur passage, on se retournait en les suivant du regard, tant ils étaient beaux et joyeux. Ce jour-là, comme ils débouchaient du chemin des Fenouillères, à la porte de Plassans, un groupe de commères s’arrêta net de causer. On aurait dit un de ces anciens rois qu’on voit dans les tableaux, un de ces rois puissants et doux qui ne vieillissent plus, la main posée sur l’épaule d’une enfant belle comme le jour, dont la jeunesse éclatante et soumise les soutient. Ils tournaient sur le cours Sauvaire, pour gagner la rue de la Banne, lorsqu’un grand garçon brun, d’une trentaine d’années, les arrêta. – Ah ! maître, vous m’avez oublié. J’attends toujours votre note, sur la phtisie. C’était le docteur Ramond, installé depuis deux années à Plassans, et qui s’y faisait une belle clientèle. De tête superbe, dans tout l’éclat d’une virilité souriante, il était adoré des femmes, et il avait heureusement beaucoup d’intelligence et beaucoup de sagesse. – Tiens ! Ramond, bonjour !… Mais pas du tout, cher ami, je ne vous oublie pas. C’est cette petite fille à qui j’ai donné hier la note à copier et qui n’en a encore rien fait. Les deux jeunes gens s’étaient serré la main, d’un air d’intimité cordiale. – Bonjour, mademoiselle Clotilde. – Bonjour, monsieur Ramond. Pendant une fièvre muqueuse, heureusement bénigne, que la jeune fille avait eue l’année précédente, le docteur Pascal s’était affolé, au point de douter de lui ; et il avait exigé que son jeune confrère l’aidât, le rassurât. C’était ainsi qu’une familiarité, une sorte de camaraderie s’était nouée entre les trois.
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