XIX - Troisième collaborateur-2

1492 Words
– Collaborer ! répétèrent à la fois Étienne et Maurice, l’un riant, l’autre sérieusement scandalisé. – Pourquoi pas ? fit M. Bruneau, dont le sourire épais eut comme une arrière-nuance de moquerie. Je vous dis que j’ai des histoires… des tas d’histoires ! – Mais… voulut dire Maurice. – J’entends bien. Vous ne m’avez pas confié que vous cherchiez un drame partout, comme les chiffonniers, sauf respect, remuent les ordures. Vous êtes deux jolis jeunes gens… qui laissez des papiers dans les poches de vos redingotes. – Vous avez trouvé des plans ? interrompit Étienne. – Des lettres ? ajouta Maurice qui pâlit légèrement. – Pour sûr, je n’ai pas trouvé d’actions de la Banque de France. Si ça était, je vous le dirais bien, allez, et nous partagerions, car ce qui est vendu est vendu, pas vrai ? J’ai payé les deux redingotes et leurs doublures. Mais j’aime la jeunesse. Tenez, monsieur Schwartz, voici votre correspondance. » Il tendit une lettre pliée à Maurice, qui changea de couleur. « Je ne l’ai pas lue, reprit M. Bruneau avec une sorte de dignité, mais je connais l’écriture. – Monsieur, je vous remercie, prononça Maurice d’un air contraint. – Il n’y a pas de quoi, entre voisins. Quant à M. Roland, voici : deux contre-marques et une reconnaissance du Mont-de-Piété. » Étienne prit le tout et fit un grand salut en disant : « Voisin, ce n’était pas la peine de vous déranger. – Est-ce que vous connaissez intimement cette demoiselle Sarah ? demanda doucement M. Bruneau, en s’adressant à lui. – Comment ! – Voyez le reçu : une montre de femme, au nom de Mlle Sarah Jacob. – Un hasard !… balbutia Étienne. – Je ne suis pas votre tuteur, monsieur Roland, mais j’ai connu autrefois votre père, qui est un homme respectable… et j’ai vu de bien jolis jeunes gens que les mauvaises fréquentations menaient où ils ne voulaient point aller. » Étienne dit à son tour et très sèchement : « Je vous remercie, monsieur. – Pas de quoi… à votre service. Reste à savoir comment j’ai appris que vous étiez auteurs. Ce n’est pas malin. J’habite une chambre où l’on entend les trois quarts de ce que vous dites… – Nous changerons de logement ! s’écrièrent en même temps les deux amis. – Et les deux termes ? – Vous savez aussi ?… – Je sais à peu près tout. Quand vous ne travaillez pas à Sophie, Édouard et Olympe Verdier, vous causez de vos petits embarras. Je ne compte pas trop sur votre lettre de change, au moins. M. Michel est franc comme l’or, mais quand on sort si matin et qu’on rentre si tard… Ça n’offre pas beaucoup de prise, non. Mais voyons : combien me donneriez-vous, j’entends sur vos droits d’auteur, si je vous apportais une machine toute faite pour le théâtre de l’Ambigu ? – Rien, répondit Maurice, nous faisons nos pièces nous-mêmes. – Vos pièces ! répéta M. Bruneau ; en avez-vous donc beaucoup comme ça en magasin ? – Je ne permettrai pas à un homme comme vous… commença le joli blond qui avait ses raisons particulières de perdre patience. – Je suis un homme comme tout le monde allez, interrompit M. Bruneau à son tour avec une mansuétude si parfaite, que Maurice eut la parole coupée. » Étienne, cependant, lui disait tout bas : « Il est bête comme une oie, tu vois bien ! Ne vas-tu pas prendre la mouche ? Ce sont ceux-là qui ont des idées… outre qu’on en trouve quelquefois, comme il dit, dans les poches des vieilles affaires. » M. Bruneau consulta sa montre. « Vingt ans… et vingt-deux ans… murmura-t-il. À cet âge-là on a bon cœur ou jamais ! » C’était la deuxième fois qu’il parlait ainsi. Nos deux amis avaient entendu parfaitement. La bizarrerie de la situation les prenait ; Maurice devenait curieux et Étienne concevait de vagues inquiétudes. « Monsieur Bruneau, dit le premier en le regardant fixement, vous n’êtes pas venu pour nous conter ces sornettes, et il y a quelque chose de sérieux là-dessous ! – Tout est sérieux, répondit le marchand d’habits sans rien perdre de sa flegmatique tranquillité : le dessus et le dessous. Nous étions trois tout à l’heure dans la pièce voisine ; moi qui venais pour ce que vous allez voir et ces deux pauvres garçons. Ah ! les drôles de corps ! Nous sommes entrés tous les trois à tâtons, moi les voyant, car je regarde assez volontiers où je mets le pied, eux ne me voyant pas. J’ai cru qu’ils avaient un mauvais dessein : ce sont de si pauvres créatures ! Mais point du tout ! J’en ris encore, tenez ! Ils avaient de bonnes intentions ! Ils voulaient tout uniment poignarder quelqu’un pour votre compte, afin de ne pas rester à rien faire. Méfiez-vous de ce comique-là pour votre drame. C’est par trop parisien : Paris n’y croit pas. » Notez que M. Bruneau ne riait pas le moins du monde. « C’est moi, mes jeunes messieurs, reprit-il, qui ferais un personnage curieux, arrivant de but en blanc dans la chambre où deux auteurs en herbe se creusent la cervelle et leur disant : me voilà, je sais votre drame par cœur ; le drame que vous n’avez pas encore combiné, je le sais depuis le prologue jusqu’au dénouement. Voulez-vous que je vous le raconte ? – Au fait, dit Étienne, c’est original. » Maurice gardait le silence. « Dans ce drame-là, poursuivit M. Bruneau, dont les traits immobiles eurent presque un sourire, je suis peut-être acteur… vous aussi, sans vous en douter… Ah ! c’est un drame comme on en voit peu, savez-vous ? Je connais tous nos collègues, les autres acteurs, et aussi mesdames les actrices. Je connais le comte Verdier et sa femme, je connais Édouard, je connais Sophie. (En parlant, il fixait ses yeux ternes sur le tableau tracé à la craie au revers de la porte). Je connais Alba, la chère enfant ; je connais M. Médoc, ce grand rôle de genre ; je connais la marquise Gitana… – Et l’Habit-Noir ? l’interrompit tout bas Maurice, qui cachait sa curiosité croissante sous un voile de moquerie. – Mélingue vous tiendra ça aux oiseaux ! » répondit M. Bruneau en amateur. Puis, tournant le dos au tableau : « Je connais encore certains autres messieurs et certaines autres dames qui sont là-dedans jusqu’au cou. J’ai des histoires… des tas ! Voulez-vous savoir ce que font vos marionnettes à l’heure où nous sommes ? Ce qu’elles faisaient hier ? ce qu’elles feront demain ? – Que fait Alba ? demanda étourdiment Maurice. – Elle danse, répondit le marchand d’habits. Le comte Verdier est venu à Paris dans son coupé, la comtesse Olympe dans sa calèche, et la marquise Gitana est au lit d’un mourant. – Est-elle méchante ou bonne, celle-là ? interrogea, Étienne. – Il faudra précisément que le spectateur se fasse cette question, répliqua M. Bruneau, pour que le drame marche. – Et Sophie, que fait-elle ? – Elle pleure. Elle ne sait pas que l’opulence et le bonheur sont au seuil de sa pauvre chambrette… – Oh ! oh ! firent ensemble les deux jeunes gens. – Je vous dis que c’est palpitant d’intérêt ! prononça M. Bruneau, qui souligna d’un sarcasme sérieux ces derniers mots. – Vous êtes donc un sorcier, vous ? dit Étienne incrédule. – Non pas. Il n’y a plus de sorciers. Je suis mieux qu’un sorcier : les sorciers devinaient les histoires ; moi, je les sais sur le bout du doigt. – Et Olympe ? que fait-elle à Paris ? – Elle est en train de se perdre. – Et son mari ? – Othello millionnaire commande à Iago une fausse clef du secrétaire de Desdemone. – Et Michel ? – Édouard, voulez-vous dire ? – Oui, Édouard. Est-ce qu’il aime Olympe Verdier ? » Ce fut Maurice qui fit cette question. M. Bruneau répondit : « N’est-elle pas assez belle pour cela ? » Pour la première fois, un semblant d’émotion agita sa voix. Il détourna les yeux, atteignit sa grosse montre pour se donner une contenance et toussa sec. Ce fut la toux peut-être qui fit monter à ses joues une légère et fugitive rougeur. Le temps de la remarquer, il n’y paraissait plus ; et de même que rien ne désigne l’endroit où quelque objet tombé souleva naguère dans l’eau stagnante la série des ondes circulaires, de même, sur la physionomie froide et lourde du Normand, aucune trace de l’émoi passager ne resta. « C’est un beau jeune homme, dit-il d’un ton morne. Mais il n’y a pas de poteau indicateur à l’entrée de la route qui conduit au bagne. » Ce mot fit sauter Étienne et Maurice sur leurs chaises. « Monsieur, déclara le petit blond résolument, vous allez nous dire qui vous êtes ! » M. Bruneau, ayant poli avec soin le verre de sa montre sur son genou, consulta le cadran d’un air distrait. « Mes jeunes amis, répliqua-t-il avec douceur, vous ne me verriez pas ici s’il n’était encore temps de mettre une barrière en travers de son chemin… et du vôtre. C’est un beau jeune homme. Avant de nous quitter, ce soir, nous reparlerons de lui. Pour ce qui est de moi, nous ne sommes pas encore au prologue de notre drame, et certaines énigmes ne montrent leur mot qu’aux environs du dénouement. Patience. L’heure a marché pendant que nous bavardions ; le temps nous presse désormais. Abordons le sujet de ma visite. Avez-vous pris connaissance de ceci ? » Il désignait du doigt sur la table le cahier de papier gris mal imprimé, portant pour titre : Procès curieux, André Maynotte ou le perfide Brassard. Vol de la caisse Bancelle (de Caen), juin 1825. « Depuis un quart d’heure, murmura Maurice, je songeais que vous étiez l’auteur de cet envoi. » Étienne rapprocha son siège. Quoi qu’ils en eussent, Étienne et Maurice lui-même prenaient un intérêt croissant à cette scène bizarre. L’entretien, il faut en convenir, s’emmanchait de façon à poser une de ces charades audacieuses qui font la joie des auteurs dramatiques. À supposer que l’histoire du mystérieux brassard fût un prologue, par quel lien ces romanesques prémisses aboutissaient-elles à l’action compliquée dont nos jeunes amis sentaient vaguement les rouages fonctionner autour d’eux ? Ce Normand à l’allure bourgeoise prenait pour eux de plus en plus des proportions étranges. Et derrière l’épaisseur lourde de son masque, cette autre physionomie dont nous avons parlé, cette seconde peau, ce latent caractère de hardiesse vigoureuse et d’implacable intelligence lentement se dégageait…
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