CHAPITRE V-1

2005 Words
CHAPITRE V Étranger ! j’ai fui le séjour de la douleur, pour tomber devant le sépulcre de Connoch Moran ; j’ai trouvé le casque de mon chef, son arc encore suspendu à notre mur. CAMPBELL. — Un amphibie ! s’écria Roswell Gardiner, dans un aparté en s’adressant à Marie, lorsque l’étranger entra conduit par Baiting Joe. Ce dernier ne venait que pour avoir son verre d’eau et de rhum ; et dès que le n***e le lui eut donné, il s’essuya la bouche avec le dos de la main, salua et sortit. Quant à l’étranger, l’expression dont s’était servi Roswell Gardiner était très significative ; elle mérite une courte explication. Le mot d’amphibie est ou était appliqué à un grand nombre de marins, pêcheurs de baleines ou chasseurs de veaux marins, habitant l’extrémité orientale de Long-Island, le Vineyard, les environs de Bonington et peut-être le voisinage de New-Bedford. La classe d’hommes auxquels cette dénomination pouvait strictement convenir étaient matelots, sans être marins dans le sens du mot. Un marin de Delaware Bay aurait méprisé leur ignorance nautique ; mais quand il se serait agi de ramer, de lutter contre le mauvais temps, ou de déployer le courage que réclame cette profession, il aurait admiré ceux dont, sous d’autres rapports, il aurait été disposé à rire. Pour bien caractériser ces hommes, on peut dire qu’il y a entre eux et le marin de profession le même rapport qu’entre le soldat et le volontaire. On invita, comme de raison, l’étranger à se mettre à table. Il accepta sans beaucoup de cérémonies, et Marie, d’après l’appétit qu’il montra, dut croire qu’il rendait justice à son talent culinaire. L’étranger était venu porter le dernier coup au sheep’s head, et, après ce dernier assaut, il en resta peu sur le plat. Il finit ensuite son verre d’eau et de rhum, et parut disposé à traiter l’affaire qui l’avait amené. Jusque-là il n’avait fait aucune allusion au motif de sa visite, laissant le diacre livré à ses conjectures. — Le poisson de Peconic est fort bon, dit froidement l’étranger, après avoir prouvé le droit qu’il avait d’exprimer une opinion à cet égard ; nous nous croyons assez bien pourvus sous ce rapport, dans le Vineyard. — Dans le Vineyard ? interrompit le diacre sans attendre ce que l’étranger pouvait dire ensuite. — Oui, Monsieur, dans le Vineyard, car c’est de là que je viens. Peut-être aurais-je dû me présenter à vous d’une manière un peu plus particulière. Je viens du Vineyard, et mon nom est Dagget. Le diacre, qui dans ce moment étendait du beurre sur du pain, laissa tomber son couteau sur son assiette. Dagget et le Vineyard étaient deux noms qui retentissaient fatalement à son oreille. Était-il possible que le docteur Sage eût eu le temps d’envoyer si vite un message au Vineyard ? et cet habitant amphibie de l’île voisine venait-il déjà lui ravir son trésor ? D’abord le diacre fut si ému qu’il ne put voir clair dans sa position ; il crut même que tout ce qu’il avait dépensé pour le Lion de Mer était perdu, et qu’il pourrait avoir à rendre compte devant une cour de chancellerie des renseignements qu’il s’était fait donner par le défunt. En réfléchissant un peu, cependant, il triompha de cette faiblesse, et il salua l’étranger en lui faisant une légère inclination de tête, comme pour lui dire qu’il était le bienvenu. Personne, excepté le diacre, ne savait quelles pensées l’agitaient, et au bout de quelques instants l’étranger expliqua l’objet de sa visite. — Les Daggets sont très nombreux au Vineyard, continua l’étranger ; et lorsque vous en nommez un, il n’est pas très facile de savoir à quelle famille il appartient. Un de nos navires est venu à Holmey Hole il y a quelques semaines, et nous a rapporté qu’il avait hélé un brick de New-Haven, dont il apprit que l’équipage de ce bâtiment avait débarqué sur le rivage d’Oyster-Pond un marin du nom de Thomas Dagget, qui était du Vineyard et qui revenait après cinquante ans d’absence. La nouvelle se répandit dans l’île et fit beaucoup de bruit parmi tous les Daggets. Il y a beaucoup de nos gens du Vineyard, errants de par le monde, et il y en a qui ne retournent dans l’île que pour mourir. Comme la plupart de ceux qui reviennent apportent quelque chose, on regarde toujours leur arrivée comme de bon augure. Après avoir causé avec les vieux de l’endroit, nous avons conclu que ce Thomas Dagget était le frère de mon père, qui s’était embarqué il y a environ cinquante ans, et dont on n’avait plus entendu parler. C’est la seule personne du nom dont nous ne puissions nous rendre compte, et la famille m’a envoyé à sa recherche. — Je suis fâché, monsieur Dagget, que vous arriviez si tard, dit le diacre lentement, comme s’il craignait d’affliger l’étranger. Si vous étiez venu la semaine dernière, vous auriez pu voir votre parent et causer avec lui ; ou, si vous étiez venu ce matin de bonne heure, vous auriez assisté à son enterrement. Il est venu chez nous en étranger, et nous nous sommes efforcés d’imiter la conduite du bon Samaritain. Il a eu, je crois, tous les soins que nous avons pu lui donner à Oyster-Pond ; le docteur Sage de Sag-Harbour l’a soigné dans sa dernière maladie. Vous connaissez, sans doute, le docteur Sage ? — Je le connais de réputation, et je ne doute pas qu’on n’ait fait tout ce qu’il y avait à faire. Tandis que le sloop que j’ai nommé, voguait de conserve avec le brick dans un moment de calme, les deux capitaines ont eu une longue conversation, et celui du Vineyard nous avait préparés à apprendre la mort prochaine de notre parent. Nous pensions bien qu’aucune science humaine ne pouvait le sauver. Puisqu’il avait un médecin si habile et qui venait de si loin, je suppose que mon oncle doit avoir laissé quelque chose ? C’était un appel bien direct, mais heureusement pour le diacre sa réponse était prête. — Les marins que des vaisseaux ramènent de lointains parages et débarquent sur quelque point de nos rives, reprit-il en souriant, sont rarement surchargés de biens temporels. Quand un homme de cette profession a fait fortune, il aborde au quai de quelque grand port, et prend une voiture qui le conduit à une des premières tavernes. — J’espère que mon parent, dit le neveu, n’a été un fardeau pour personne. — Non, répondit le diacre. Il a vendu d’abord quelques objets qui lui appartenaient, et il a ainsi vécu. Comme la Providence l’avait conduit dans la demeure d’une pauvre veuve, j’ai cru que je serais agréable aux amis du défunt, et tout le monde a les siens, en m’occupant de régler avec elle. C’est ce que j’ai fait ce matin, et elle m’a donné reçu du tout, comme vous voyez, ajouta-t-il, en passant le papier à l’étranger. Pour avoir une sorte de garantie de mes avances ; j’ai fait transporter chez moi la valise du défunt, et elle est maintenant en haut, prête à être examinée. Elle est légère, et je ne crois pas qu’elle contienne beaucoup d’or ou d’argent. À vrai dire, le marin du Vineyard paraissait assez désappointé. Il était si naturel qu’un homme qui avait été absent cinquante années rapportât les fruits de ses travaux, qu’il avait espéré quelque résultat de la peine qu’il s’était donnée en venant à Oyster-Pond. Mais ce n’était point là l’objet spécial de sa visite, comme on le verra plus tard. Le neveu de Dagget, qui avait toujours en vue son but principal, continuait à faire des questions un peu indirectes, et à recevoir des réponses qui n’étaient pas moins évasives et prudentes. C’est là un des caractères de la race circonspecte dont ils étaient sortis l’un et l’autre : les Américains, lorsqu’il s’agit d’affaires, ne disent pas un mot sans calculer toutes les inductions que d’autres pourraient en tirer. Après un quart d’heure de conversation, où toute l’histoire de la valise fut racontée, on décida qu’on ferait immédiatement l’inventaire de ce qu’avait laissé Dagget. Tout le monde, sans en excepter Marie, se réunit donc dans la chambre du diacre, au milieu de laquelle on plaça la valise. Tous les yeux étaient fixés sur cette valise ; car chacun, à part le diacre, supposait que le contenu en était secret. La veuve White aurait pu dire le contraire pour y avoir fouillé une douzaine de fois, sans y prendre, il est vrai, une épingle. C’était la curiosité bien plus que la cupidité qui l’avait fait agir. Il est vrai que la bonne femme éprouvait quelque sollicitude pour ses propres intérêts, et qu’elle n’était pas sans inquiétude à l’égard de la pension que lui devait le marin, laquelle s’élevait seulement à 1 dollar et 50 cent par semaine. Mais la vente de divers objets qui appartenaient à Dagget ayant suffi pour payer la pension assez régulièrement, l’anxiété de la veuve n’était pas extrême sous ce rapport. C’était surtout la curiosité qui l’inspirait dans ses recherches. Non seulement elle avait manié tous les objets qui se trouvaient dans la valise, mais elle avait lu et relu tous les papiers qu’elle renfermait, y compris une demi-douzaine de lettres, sur lesquelles elle avait fait ses propres conjectures. Toutes ces recherches n’avaient rien appris à la bonne femme. Elle ne savait rien du grand secret, à part quelques mots qu’elle avait recueillis, et dont elle ne comprenait pas la signification. Mais là s’arrêtait son ignorance. Elle avait examiné chaque trou qui se trouvait à une chemise, chaque raccommodage qu’avait subi un pantalon, chaque reprise faite à une paire de bas, et elle avait établi ses calculs sur la valeur des objets d’après ces différentes circonstances. La seule chose qui eût échappé à son examen était une petite caisse soigneusement fermée. Elle aurait bien voulu y regarder, et il y avait des moments, où elle aurait donné un doigt pour l’examiner. Cette veste, se disait la veuve White, se vendrait 1 dollar, si elle n’avait pas un trou dans le coude, et, bien raccommodée, elle irait jusqu’à 75 cent. Ces pantalons doivent avoir coûté 2 dollars, mais ils n’en valent pas maintenant la moitié. Cette veste verte est ce qu’il y a de mieux dans la valise ; et si on la vendait au port au moment du départ des vaisseaux, on en tirerait de quoi payer un mois des dépenses de Dagget. — Voici la clef, dit le diacre en la prenant dans le tiroir d’une table, comme s’il l’y avait gardée soigneusement jusque-là. Je crois qu’elle ouvrira la serrure ; il me souvient d’avoir vu Dagget s’en servir lui-même deux ou trois fois. Ce fut Roswell Gardiner qui, étant le plus jeune homme de la réunion, prit la clef et ouvrit la valise. Chacun, excepté le diacre, parut désappointé du spectacle qui s’offrit à tous les regards. Non seulement la valise était à moitié vide, mais les objets qu’elle contenait étaient de l’espèce la plus commune : c’étaient des vêtements de marin qui avaient vu de meilleurs jours, mais qui n’avaient pu appartenir qu’à un matelot. — Il n’y a guère là de quoi indemniser de la traversée du Vineyard à Oyster-Pond, dit Roswell Gardiner un peu sèchement, car il n’aimait pas l’esprit de cupidité qui se montrait dans le tardif intérêt qu’éprouvait le neveu pour le sort de son oncle. Que faire de tout cela, diacre ? — Ce qu’il y aurait de mieux à faire, ce serait de retirer tous les objets de la valise, article par article, et de les examiner à part. Maintenant que nous avons commencé l’inventaire, il vaut mieux le continuer. Le jeune homme obéit, et appela chaque objet en le tirant de la valise, et le passa ensuite à celui qui se présentait comme l’héritier du matelot. Le nouveau venu jetait un coup d’œil scrutateur sur chaque vêtement, et mettait prudemment la main dans toutes les poches pour s’assurer qu’elles étaient vides, avant de jeter l’objet sur le plancher. Longtemps il ne découvrit rien, mais il finit par trouver une petite clef dans le gousset d’un vieux pantalon. Comme il y avait dans la valise une caisse dont nous avons déjà parlé, et qu’à cette caisse il se trouvait une serrure, le neveu de Dagget garda la clef sans rien dire. — Il ne paraît pas que le défunt ait été très affligé des biens temporels, dit le révérend Whittle, qui était un peu trompé dans son attente. Cela aura mieux valu pour lui au moment de quitter cette vie. — Je ne doute pas, reprit Gardiner, qu’il n’eût porté le fardeau de très bonne grâce s’il avait joui d’un peu plus d’aisance. — Vos idées sur l’état moral et matériel qu’il faut souhaiter à l’homme lorsqu’il approche de sa fin ne sont peut-être pas les plus sages, capitaine Gar’ner, dit le ministre ; la mer ne produit pas les théologiens les plus orthodoxes. Le jeune marin rougit, regarda Marie, et se mit à siffler tout bas. Il eut oublié en un instant la réprimande qu’il avait reçue, et continua en riant son inventaire : — Eh bien, ajouta-t-il, voilà une défroque un peu plus pauvre que ne l’est d’habitude celle de Jacques 1. Je ne pense pas, capitaine Dagget, que vous preniez la peine de transporter ces effets au Vineyard.
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