CHAPITRE I-4

2124 Words
Mais, dans les grandes rues couvertes, la vie affluait. Le long des trottoirs, aux deux bords, des maraîchers étaient encore là, de petits cultivateurs, venus des environs de Paris, étalant sur des paniers leur récolte de la veille au soir, bottes de légumes, poignées de fruits. Au milieu du va-et-vient incessant de la foule, des voitures entraient sous les voûtes, en ralentissant le trot sonnant de leurs chevaux. Deux de ces voitures, laissées en travers, barraient la rue. Florent, pour passer, dut s’appuyer contre un des sacs grisâtres, pareils à des sacs de charbon, et dont l’énorme charge faisait plier les essieux ; les sacs, mouillés, avaient une odeur fraîche d’algues marines ; un d’eux, crevé par un bout, laissait couler un tas noir de grosses moules. À tous les pas, maintenant, ils devaient s’arrêter. La marée arrivait, les camions se succédaient, charriant les hautes cages de bois pleines de bourriches, que les chemins de fer apportent toutes chargées de l’océan. Et, pour se garer des camions de la marée de plus en plus pressés et inquiétants, ils se jetaient sous les roues des camions du beurre, des œufs et des fromages, de grands chariots jaunes, à quatre chevaux, à lanternes de couleur ; des forts enlevaient les caisses d’œufs, les paniers de fromages et de beurre, qu’ils portaient dans le pavillon de la criée, où des employés en casquette écrivaient sur des calepins, à la lueur du gaz. Claude était ravi de ce tumulte ; il s’oubliait à un effet de lumière, à un groupe de blouses, au déchargement d’une voiture. Enfin, ils se dégagèrent. Comme ils longeaient toujours la grande rue, ils marchèrent dans une odeur exquise qui traînait autour d’eux et semblait les suivre. Ils étaient au milieu du marché des fleurs coupées. Sur le carreau, à droite et à gauche, des femmes assises avaient devant elles des corbeilles carrées, pleines de bottes de roses, de violettes, de dahlias, de marguerites. Les bottes s’assombrissaient, pareilles à des taches de sang, pâlissaient doucement avec des gris argentés d’une grande délicatesse. Près d’une corbeille, une bougie allumée mettait là, sur tout le noir d’alentour, une chanson aiguë de couleur, les panachures vives des marguerites, le rouge saignant des dahlias, le bleuissement des violettes, les chairs vivantes des roses. Et rien n’était plus doux ni plus printanier que les tendresses de ce parfum rencontrées sur un trottoir, au sortir des souffles âpres de la marée et de la senteur pestilentielle des beurres et des fromages. Claude et Florent revinrent sur leurs pas, flânant, s’attardant au milieu des fleurs. Ils s’arrêtèrent curieusement devant des femmes qui vendaient des bottes de fougère et des paquets de feuilles de vigne, bien réguliers, attachés par quarterons. Puis ils tournèrent dans un bout de rue couverte, presque désert, où leurs pas sonnaient comme sous la voûte d’une église. Ils y trouvèrent, attelé à une voiture grande comme une brouette, un tout petit âne qui s’ennuyait sans doute, et qui se mit à braire en les voyant, d’un ronflement si fort et si prolongé, que les vastes toitures des Halles en tremblaient. Des hennissements de chevaux répondirent ; il y eut des piétinements, tout un vacarme au loin, qui grandit, roula, alla se perdre. Cependant, en face d’eux, rue Berger, les boutiques nues des commissionnaires, grandes ouvertes, montraient, sous la clarté du gaz, des amas de paniers et de fruits, entre les trois murs sales couverts d’additions au crayon. Et comme ils étaient là, ils aperçurent une dame bien mise, pelotonnée d’un air de lassitude heureuse dans le coin d’un fiacre, perdu au milieu de l’encombrement de la chaussée, et filant sournoisement. – C’est Cendrillon qui rentre sans pantoufles, dit Claude avec un sourire. Ils causaient maintenant, en retournant sous les Halles. Claude, les mains dans les poches, sifflant, racontait son grand amour pour ce débordement de nourriture, qui monte au beau milieu de Paris, chaque matin. Il rôdait sur le carreau des nuits entières, rêvant des natures mortes colossales, des tableaux extraordinaires. Il en avait même commencé un ; il avait fait poser son ami Marjolin et cette gueuse de Cadine ; mais c’était dur, c’était trop beau, ces diables de légumes, et les fruits, et les poissons, et la viande ! Florent écoutait, le ventre serré, cet enthousiasme d’artiste. Et il était évident que Claude, en ce moment-là, ne songeait même pas que ces belles choses se mangeaient. Il les aimait pour leur couleur. Brusquement, il se tut, serra d’un mouvement qui lui était habituel la longue ceinture rouge qu’il portait sous son paletot verdâtre, et reprit d’un air fin : – Puis, je déjeune ici, par les yeux au moins, et cela vaut encore mieux que de ne rien prendre. Quelquefois, quand j’oublie de dîner, la veille, je me donne une indigestion, le lendemain, à regarder arriver toutes sortes de bonnes choses. Ces matins-là, j’ai encore plus de tendresses pour mes légumes… Non, tenez, ce qui est exaspérant, ce qui n’est pas juste, c’est que ces gredins de bourgeois mangent tout ça ! Il raconta un souper qu’un ami lui avait payé chez Baratte, un jour de splendeur ; ils avaient eu des huîtres, du poisson, du gibier. Mais Baratte était bien tombé ; tout le carnaval de l’ancien marché des Innocents se trouvait enterré, à cette heure ; on en était aux Halles centrales, à ce colosse de fonte, à cette ville nouvelle, si originale. Les imbéciles avaient beau dire, toute l’époque était là. Et Florent ne savait plus s’il condamnait le côté pittoresque où la bonne chère de Baratte. Puis, Claude déblatéra contre le romantisme ; il préférait ses tas de choux aux guenilles du Moyen Âge. Il finit par s’accuser de son eau-forte de la rue Pirouette comme d’une faiblesse. On devait flanquer les vieilles cambuses par terre et faire du moderne. – Tenez, dit-il en s’arrêtant, regardez, au coin du trottoir. N’est-ce pas un tableau tout fait, et qui serait plus humain que leurs sacrées peintures poitrinaires ? Le long de la rue couverte, maintenant, des femmes vendaient du café, de la soupe. Au coin du trottoir, un large rond de consommateurs s’était formé autour d’une marchande de soupe aux choux. Le seau de fer-blanc étamé, plein de bouillon, fumait sur le petit réchaud bas, dont les trous jetaient une lueur pâle de braise. La femme, armée d’une cuiller à pot, prenant de minces tranches de pain au fond d’une corbeille garnie d’un linge, trempait la soupe dans des tasses jaunes. Il y avait là des marchandes très propres, des maraîchers en blouse, des porteurs sales, le paletot gras des charges de nourriture qui avaient traîné sur les épaules, de pauvres diables déguenillés, toutes les faims matinales des Halles, mangeant, se brûlant, écartant un peu le menton pour ne pas se tacher de la bavure des cuillers. Et le peintre ravi clignait les yeux, cherchait le point de vue, afin de composer le tableau dans un bon ensemble. Mais cette diablesse de soupe aux choux avait une odeur terrible. Florent tournait la tête, gêné par ces tasses pleines, que les consommateurs vidaient sans mot dire, avec un regard de côté d’animaux méfiants. Alors, comme la femme servait un nouvel arrivé, Claude lui-même fut attendri par la vapeur forte d’une cuillerée qu’il reçut en plein visage. Il serra sa ceinture, souriant, fâché ; puis, se remettant à marcher, faisant allusion au verre de punch d’Alexandre, il dit à Florent d’une voix un peu basse : – C’est drôle, vous avez dû remarquer cela, vous ?… On trouve toujours quelqu’un pour vous payer à boire, on ne rencontre jamais personne qui vous paye à manger. Le jour se levait. Au bout de la rue de la Cossonnerie, les maisons du boulevard Sébastopol étaient toutes noires ; et, au-dessus de la ligne nette des ardoises, le cintre élevé de la grande rue couverte taillait, dans le bleu pâle, une demi-lune de clarté. Claude, qui s’était penché au-dessus de certains regards, garnis de grilles, s’ouvrant, au ras du trottoir, sur des profondeurs de cave où brûlaient des lueurs louches de gaz, regardait en l’air maintenant, entre les hauts piliers, cherchant sur les toits bleuis, au bord du ciel clair. Il finit par s’arrêter encore, les yeux levés sur une des minces échelles de fer qui relient les deux étages de toiture et permettent de les parcourir. Florent lui demanda ce qu’il voyait là-haut. – C’est ce diable de Marjolin, dit le peintre sans répondre. Il est, pour sûr, dans quelque gouttière, à moins qu’il n’ait passé la nuit avec les bêtes de la cave aux volailles… J’ai besoin de lui pour une étude. Et il raconta que son ami Marjolin fut trouvé, un matin, par une marchande, dans un tas de choux, et qu’il poussa sur le carreau, librement. Quand on voulut l’envoyer à l’école, il tomba malade, il fallut le ramener aux Halles. Il en connaissait les moindres recoins, les aimait d’une tendresse de fils, vivait avec des agilités d’écureuil, au milieu de cette forêt de fonte. Ils faisaient un joli couple, lui et cette gueuse de Cadine, que la mère Chantemesse avait ramassée, un soir, au coin de l’ancien marché des Innocents. Lui, était splendide, ce grand bêta, doré comme un Rubens, avec un duvet roussâtre qui accrochait le jour ; elle, la petite, futée et mince, avait un drôle de museau, sous la broussaille noire de ses cheveux crépus. Claude, tout en causant, hâtait le pas. Il ramena son compagnon à la pointe Saint-Eustache. Celui-ci se laissa tomber sur un banc, près du bureau des omnibus, les jambes cassées de nouveau. L’air fraîchissait. Au fond de la rue Rambuteau, des lueurs roses marbraient le ciel laiteux, sabré, plus haut, par de grandes déchirures grises. Cette aube avait une odeur si balsamique, que Florent se crut un instant en pleine campagne, sur quelque colline. Mais Claude lui montra, de l’autre côté du banc, le marché aux aromates. Le long du carreau de la triperie, on eût dit des champs de thym, de lavande, d’ail, d’échalote ; et les marchandes avaient enlacé, autour des jeunes platanes du trottoir, de hautes branches de laurier qui faisaient des trophées de verdure. C’était l’odeur puissante du laurier qui dominait. Le cadran lumineux de Saint-Eustache pâlissait, agonisait, pareil à une veilleuse surprise par le matin. Chez les marchands de vin, au fond des rues voisines, les becs de gaz s’éteignaient un à un, comme des étoiles tombant dans la lumière. Et Florent regardait les grandes Halles sortir de l’ombre, sortir du rêve, où il les avait vues, allongeant à l’infini leurs palais à jour. Elles se solidifiaient, d’un gris verdâtre, plus géantes encore, avec leur mâture prodigieuse, supportant les nappes sans fin de leurs toits. Elles entassaient leurs masses géométriques ; et, quand toutes les clartés intérieures furent éteintes, qu’elles baignèrent dans le jour levant, carrées, uniformes, elles apparurent comme une machine moderne, hors de toute mesure, quelque machine vapeur, quelque chaudière destinée à la digestion d’un peuple, gigantesque ventre de métal, boulonné, rivé, fait de bois, de verre et de fonte, d’une élégance et d’une puissance de moteur mécanique, fonctionnant là, avec la chaleur du chauffage, l’étourdissement, le branle furieux des roues. Mais Claude était monté debout sur le banc, d’enthousiasme. Il força son compagnon à admirer le jour se levant sur les légumes. C’était une mer. Elle s’étendait de la pointe Saint-Eustache à la rue des Halles, entre les deux groupes de pavillons. Et, aux deux bouts, dans les deux carrefours, le flot grandissait encore, les légumes submergeaient les pavés. Le jour se levait lentement, d’un gris très doux, lavant toutes choses d’une teinte claire d’aquarelle. Ces tas moutonnants comme des flots pressés, ce fleuve de verdure qui semblait couler dans l’encaissement de la chaussée, pareil à la débâcle des pluies d’automne, prenaient des ombres délicates et perlées, des violets attendris, des roses teintés de lait, des verts noyés dans des jaunes, toutes les pâleurs qui font du ciel une soie changeante au lever du soleil ; et, à mesure que l’incendie du matin montait en jets de flammes au fond de la rue Rambuteau, les légumes s’éveillaient davantage, sortaient du grand bleuissement traînant à terre. Les salades, les laitues, les scaroles, les chicorées, ouvertes et grasses encore de terreau, montraient leurs cœurs éclatants ; les paquets d’épinards, les paquets d’oseille, les bouquets d’artichauts, les entassements de haricots et de pois, les empilements de romaines, liées d’un brin de paille, chantaient toute la gamme du vert, de la laque verte des cosses au gros vert des feuilles ; gamme soutenue qui allait en se mourant, jusqu’aux panachures des pieds de céleris et des bottes de poireaux. Mais les notes aiguës, ce qui chantait plus haut, c’étaient toujours les taches vives des carottes, les taches pures des navets, semées en quantité prodigieuse le long du marché, l’éclairant du bariolage de leurs deux couleurs. Au carrefour de la rue des Halles, les choux faisaient des montagnes ; les énormes choux blancs, serrés et durs comme des boulets de métal pâle ; les choux frisés, dont les grandes feuilles ressemblaient à des vasques de bronze ; les choux rouges, que l’aube changeait en des floraisons superbes, lie-de-vin, avec des meurtrissures de carmin et de pourpre sombre. À l’autre bout, au carrefour de la pointe Saint-Eustache, l’ouverture de la rue Rambuteau était barrée par une barricade de potirons orangés, sur deux rangs, s’étalant, élargissant leurs ventres. Et le vernis mordoré d’un panier d’oignons, le rouge saignant d’un tas de tomates, l’effacement jaunâtre d’un lot de concombres, le violet sombre d’une grappe d’aubergines, çà et là, s’allumaient ; pendant que de gros radis noirs, rangés en nappes de deuil, laissaient encore quelques trous de ténèbres au milieu des joies vibrantes du réveil.
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