Chapitre 1
Toujours est-il qu’elle ne s’attarda point sur ce sujet périlleux, et qu’elle passa vite de cette question de l’Idéal dans l’art à cet autre problème, plus féminin, de l’Idéal dans l’amour. Elle sut prendre, en prononçant ce mot : « l’Amour, » dans lequel se résument tant choses contradictoires, une physionomie si discrète que René eut comme la délicieuse émotion d’une confidence échangée. C’était là une matière réservée et sur laquelle cette femme, évidemment supérieure à toute galanterie, devait se taire quand elle n’était pas en plein courant de sympathie. — « Ce qui me plaît encore tellement dans le Sigisbée, » disait-elle, avec sa voix d’une musique fine, « c’est la foi dans l’amour qui s’y révèle, et l’horreur des coquetteries, des mensonges, de toutes les vilenies qui déshonorent le plus divin des sentiments de l’âme humaine… Oui, croyez-moi, » ajouta-t-elle en appuyant son front sur sa main, par un geste de réflexion profonde et enveloppant le jeune homme d’un regard si sérieux qu’elle semblait y empreindre toute sa pensée. « Croyez-moi, le jour où vous douterez de l’amour, vous cesserez d’être poète… Mais il y a un Dieu pour veiller sur le génie, » continua-t-elle avec une espèce d’exaltation contenue. « Ce Dieu ne permettra pas que les magnifiques dons qu’il vous a prodigués soient stérilisés par le scepticisme… Car vous êtes religieux, j’en suis sûre, et bon catholique ? » — « Je l’ai été, » répondit-il. — « Et maintenant ? » fit-elle avec une expression presque souffrante de son visage. — « J’ai bien des journées de doute, » répliqua-t-il avec simplicité. Elle se tut, et lui se mit à regarder, sans parler et avec une admiration stupide, cette femme qui trouvait en elle, parmi le tourbillon de la vie élégante, de quoi respirer dans une atmosphère de si hautes, de si généreuses idées. Il ne se dit pas qu’il y a quelque chose d’avilissant, et comme un cabotinage sentimental de l’ordre le plus bas, à étaler ainsi, devant un inconnu, — et qu’était-il pour elle ? — les plus intimes, les plus vivantes d’entre les convictions du cœur. Lui qui connaissait pourtant dans son oncle, l’abbé Taconet, un exemplaire accompli d'une âme vraiment chrétienne, il ne fut pas étonné que Mme Moraines eut mêlé ensemble, dans une même phrase, deux choses aussi complètement étrangères l’une à l’autre : la croyance en Dieu et le don d’écrire des pièces de théâtre en vers. Il ne savait rien, sinon que, pour entendre cette voix lui parler encore, pour surprendre dans ces yeux bleus cette expression de foi profonde, pour regarder ces lèvres sinueuses se mouvoir, pour sentir la présence de cette femme auprès de lui, longtemps, toujours, il aurait, dès cette minute, affronté les pires dangers. À travers ce silence, le bruit de la théière que le domestique avait apportée dans un coin du petit salon, aussitôt après avoir introduit René, se fit plus perceptible. Suzanne passa sur ses yeux sa main dont les ongles brillèrent ; elle eut un sourire qui semblait demander pardon pour elle, pauvre ignorante, d’avoir osé aborder de si sérieux problèmes, devant lui, un si grand esprit ; puis elle reprit, avec la grâce que les femmes savent mettre à ces enfantines volte-face, quand elles vous offrent une rôtie après vous avoir parlé de l’immortalité de l’âme : — « Mais vous n’êtes pas venu ici pour écouter un sermon, et moi j’oublie que je ne suis qu’une femme du monde… Voulez-vous une tasse de thé ? … Allons, venez m’aider à le préparer… » Elle se leva. Son pas était si léger, si souple, et René se trouvait dans un état de si complet ensorcellement, que cette démarche, à peine appuyée, lui parut quelque chose d’unique, comme si les moindres gestes de cette femme eussent continué la délicatesse de sa conversation. Il s’était levé aussi, et il dut se rasseoir près de la petite table sur laquelle chantait l’eau de la bouilloire. Il la regardait, en train de faire adroitement aller et venir ses mains fines, des mains soignées comme des objets, parmi toutes les fragiles porcelaines dont le plateau était surchargé. Et elle causait, mais, cette fois, de toutes sortes de menus détails de la vie, versant le thé très noir d’abord dans la tasse, et lui racontant d’où elle avait ce thé, — puis l’eau bouillante, et le questionnant sur la manière dont il préparait son café, quand il voulait travailler. Elle finit par s’asseoir elle-même à côté de lui, après avoir disposé pour tous deux les serviettes où mettre les tasses, les assiettes des rôties, les tranches de gâteaux, le pot de crème. C’était une vraie dînette de pensionnaire qu’elle avait improvisée de la sorte, avec cette intimité de gâterie où excellent les femmes. Elles savent si bien que les plus farouches ont des besoins enfantins d’être câlinés, enveloppés de petits soins, et qu’avec cette monnaie de la fausse affection elles leur prendront le cœur si vite ! Celle-ci interrogeait le poète maintenant. Elle se faisait raconter les impressions qu’il avait éprouvées à la première représentation du Sigisbée. Elle achevait son œuvre de séduction en le contraignant de parler sur lui-même. Toute sauvagerie avait disparu de René, auquel il semblait qu’il connaissait cette femme depuis des jours et des jours, tant cette première visite la gravait plus avant dans son cœur à chaque minute. Ce fut donc la plus cruelle sensation du réveil d’un divin songe, lorsque la porte s’ouvrit pour livrer passage à un nouvel arrivant : — « Ah ! Quel ennui !… » fit Suzanne presque à voix basse. Comme cette exclamation fut douce au poète, grâce au pli triste du sourire et au coquet haussement d’épaules qui l’accompagnait ! Et il se leva pour prendre congé, mais non sans que Mme Moraines l’eût présenté au visiteur importun. — « Monsieur le baron Desforges, » dit-elle, « Monsieur Vincy… » L’écrivain eut le temps de dévisager un homme de taille moyenne, très bien pris dans le drap sombre d’une redingote ajustée. Cet homme pouvait avoir aussi bien cinquante-cinq ans que quarante-cinq, — en réalité il en avait cinquante-six, — tant sa face immobile se laissait peu déchiffrer. La moustache était demeurée blonde encore ; les cheveux devenus franchement gris, indiquaient par leur couleur que le baron ne mettait aucune vaine coquetterie à cacher son âge, et par leur épaisseur qu’il avait su éviter l’universelle calvitie parisienne. La face était seulement un peu plus sanguine que ne le comportait l’élégance générale du personnage. Ses yeux clairs sondèrent René avec ce regard d’une acuité indifférente que les diplomates de profession recherchent volontiers, et qui semble dire à l’homme ainsi examiné : « S’il me plaisait de vous connaître, je vous connaîtrais… Je ne daigne pas. » Était-ce la sensation de ce regard ? Était-ce simplement la contrariété de voir interrompue une heure exquise ? Le poète éprouva une antipathie immédiate et profonde pour le baron, qui s’était, à son nom, incliné sans qu’un mot laissât deviner s’il savait ou s’il ignorait qui était l’écrivain. Mais qu’importait à ce dernier, puisque Mme Moraines avait encore trouvé le moyen de lui dire, en lui envoyant un dernier salut du sourire et de la main : — « Et merci de votre bonne visite. J’ai été si heureuse de me trouver chez moi… » Heureuse ? — Et quel terme emploierait-il, lui qui, dans une griserie indéterminée et toute voisine des larmes, venait de sentir, en descendant l’escalier de la maison où vivait cette femme délicieuse, qu’avant ce jour et avant cette heure, il n’avait jamais aimé ? L'autre profil de la madone — « Mais c’est le petit poète de Mme Komof… » dit Suzanne, aussitôt que la porte se fut refermée sur le jeune homme. La manière dont elle répondait, par avance, à une interrogation devinée sur le visage du nouveau visiteur, marquait la place occupée par ce dernier dans l’intimité de la maison. Et, avec ce sourire gai de petite fille qu’elle savait prendre, un de ces sourires auxquels les hommes les plus défiants croiront toujours, car ils ont vu leurs sœurs sourire ainsi, elle continua : — « C’est vrai, vous avez boudé la comtesse hier… J’étais jolie, jolie… Je vous aurais fait honneur. J’avais la coiffure que vous aimez. J’espérais vous voir quand même. On m’a présenté ce jeune homme qui est l’auteur de la pièce. Le pauvre garçon est venu me mettre des cartes. Il ne savait pas mes heures, et il est monté. Ah ! Vous lui avez rendu un fier service en le débarrassant de sa corvée. Il n’osait plus s’en aller… » — « Vous voyez bien que j’avais raison de désapprouver cette soirée, » dit le baron, « et voilà un nouvel homme de lettres dans le monde ! Il est venu chez vous. Il ira chez telle ou telle de vos amies. Il reviendra. On l’invitera. On parlera devant lui, comme devant vous ou devant moi, sans réfléchir qu’au sortir de votre maison il s’en ira, par vanité, entretenir quelque bureau de rédaction, ou quelque café, des potins qu’il aura surpris ainsi… Et puis les femmes du monde s’étonneront de se trouver toutes vives imprimées dans quelque chronique à scandale ou dans un roman à clef !… Les écrivains dans les salons, c’est une des plus sottes manies de la soi-disant société d’aujourd’hui. Nous leur faisons du tort en leur prenant leur temps, ils nous font du mal en nous diffamant. On me racontait ce joli mot, l’autre jour, de la fille d’un des confrères de ce monsieur qui aide son papa dans ses livres : — Nous n’allons jamais dans le monde sans en rapporter deux pages de notes utiles. — Moi, j’en suis à comprendre ce goût de causer devant des phonographes, — et des phonographes bêtes et méchants !… » — « Ah ! » dit Suzanne, en prenant la main du baron entre les siennes et le regardant avec des yeux où se lisait une admiration trop vive pour n’être pas sincère, « que je suis heureuse de vous avoir rencontré pour me diriger dans la vie ! Quel coup d’œil vous avez, quelle finesse !… » — « Un peu de jugeotte, » repartit Desforges en hochant la tête, « cela empêche de commettre les trois quarts des mauvaises actions qui ne sont que des bêtises. Toute ma science de la vie, c’est d’essayer de jouir de mon reste… Il est compté, ce reste… Savez-vous que j’aurai cinquante-six ans dans six jours, Suzanne ? » Elle secoua sa jolie tête blonde, et s’approcha encore de lui qui venait, tout en parlant, de faire quelques pas de long en large à travers la chambre. Par un geste dont on n’aurait pu dire s’il était lascif ou pur, car une grande fille aurait mendié ainsi un b****r à son père, elle mit sous les lèvres du baron un de ses yeux d’abord, puis le coin de sa fine bouche où se creusait une fossette. — « Allons, » dit-elle, « voulez-vous du thé ? Quand vous vous vantez de votre âge, c’est mauvais signe. Vous vous êtes ennuyé à la Chambre ou dans un de vos conseils d’administration… » En prononçant ces mots, elle avait marché vers la petite table, sur laquelle ses yeux purent rencontrer les deux tasses de son goûter avec René. Se souvint-elle alors du rôle de madone qu’elle avait joué à cette place, un quart d’heure auparavant, et du beau jeune homme à qui elle avait prodigué les grâces les plus délicates de ses attitudes ? Si cette pensée traversa son front lisse et que ses cheveux blonds encadraient de leurs bandeaux clairs, éprouva-t-elle un peu de honte, — quelque regret du moins que le poète fût parti, ou bien une impression malicieuse, comme ces hardies comédiennes en ressentent dans leurs minutes d’intime hypocrisie ? Elle prépara le thé avec le même soin qu’elle avait mis tout à l’heure à ce savant dosage. Le baron s’était tout naturellement abandonné dans le fauteuil où René avait pris place. Suzanne de son côté s’assit sur la chaise qu’elle occupait auprès du jeune homme, et elle écoutait Desforges causer. Cet homme aimable avait le défaut de dogmatiser par instants. Il savait la vie, c’était sa grande prétention, et justifiée. Il y mettait seulement un peu trop de prix. — « C’est vrai que la séance au Palais-Bourbon a été cruelle, » disait-il. « J’y ai assisté pour entendre cet excellent de Sauve partir à fond contre le ministère. Il croit aux discours encore, aux triomphes oratoires dans le Parlement. Quant à moi, depuis que j’ai refusé d’être ministre au SeizeMai, c’est entendu, je suis un sceptique, un frondeur, un pessimiste… On veut bien de moi sur les listes électorales, parce que mon grand-père a été préfet sous le grand empereur, et moi, conseiller d’État sous l’autre… Le nom fait bien au bas d’une affiche… Quant à m’écouter, c’est une autre affaire. Et ils ont une peur de moi ! Au cercle, quand j’y passe vers les cinq heures, ils sont là une demi-douzaine de mes jeunes et de mes vieux amis qui restaurent la monarchie, en regardant passer les femmes, l’été, sur la terrasse, ou l’hiver, dans le fond du salon, entre deux parties de bésigue… J’arrive… Si vous voyiez leur mine, et comme ils changent vite de conversation !… Toujours la jugeotte… Je serais allé leur dire quelques vérités, aujourd’hui, pour me soulager, mais j’ai mieux aimé passer rue de la Paix, et prendre vos boucles d’oreilles, qui devaient être prêtes… » Il sortit de sa poche un petit écrin, à l’intérieur duquel ne se trouvait aucune marque qui pût donner l’adresse du joaillier, et il le tendit, tout ouvert, à la jeune femme, en faisant jouer les feux des diamants, deux pierres de la plus rare beauté qu’elle regarda, elle aussi, avec un éclair dans ses prunelles. L’écrin passa des mains du baron dans les siennes, et, après une minute de cette contemplation, elle referma la mignonne boîte qu’elle glissa parmi d’autres objets, sur une encoignure, à côté d’elle. Rien que ce geste eût suffi à prouver combien elle était habituée à de semblables cadeaux. Puis elle tourna vers Desforges son joli visage rose de plaisir. — « Que vous êtes bon ! » dit-elle. — « Ne me remerciez pas. C’est de l’égoïsme encore, » fit ce dernier, visiblement heureux du succès que les boucles d’oreilles avaient obtenu auprès de Suzanne. « C’est moi qui vous suis redevable de ce que vous voudrez bien porter ces pauvres pierres. J’aime tant à vous voir belle… Ah ! » continua-t-il, « j’oubliais de vous dire, le fameux porto rouge dont je dois vous céder la moitié est arrivé ; et, pour comble de chances, le joli Watteau dont vous avez envie ? … Nous l’aurons pour un morceau de pain. » — « Demain, rue du Mont-Thabor, vous ne m’empêcherez pas de vous remercier, » répondit-elle en lui lançant un regard, — « à quatre heures, n’est-ce pas ? » — Et elle baissa les paupières. Si, doué du pouvoir de seconde vue, le pauvre René, qui revenait chez lui en ce moment même, enivré d’idolâtrie, l’avait aperçue à travers l’espace, sans rien entendre de la conversation, il aurait certes trouvé sur ce noble visage l’expression de la plus divine pudeur. Sans doute, pour le baron, ces paupières baissées et le regard d’auparavant représentaient des souvenirs d’un ordre moins pur ; car ses yeux, à lui, s’allumèrent, le sang afflua sur ses joues dont la couperose révélait l’amour de la chère trop délicate, vice dangereux que Desforges manœuvrait comme il faisait tout dans la vie : « Je suis, » disait-il, « un équilibriste de la goutte et de l’ataxie… » Il flatta de la main sa moustache, et avec un ton de voix un peu plus sourd, où sa maîtresse put deviner, une fois de plus, combien elle était puissante sur les sens de ce viveur vieillissant, il reprit, changeant le tour de la causerie : — « Qui avez-vous à l’Opéra ce soir ? » — « Mais, Mme Éthorel, toute seule. » — « Et comme fond de loge ? » — « Mon mari d’abord. Éthorel s’est excusé… Crucé, naturellement. » — « Ce que cette liaison a dû lui rapporter, rien qu’en commissions ! » exclama Desforges. « Il vient encore de lui servir un cartel Louis XIV qu’elle a payé vingt mille francs… Je parierais qu’il en a touché dix mille… » — « Quelle canaille ! » s’écria Suzanne. — « Elle est si sotte, » dit le baron, « et puis Crucé s’y connaît, et ce pauvre Éthorel, s’il ne l’avait pas, payerait aussi cher des bibelots de quatre sous… Tout est pour le mieux dans le meilleur des demi-mondes… Et puis ? » — « Le petit de Brèves et vous… Bon ! » fit-elle en interrompant son discours pour tendre l’oreille. « Quelqu’un entre, vous savez, je connais si bien ma maison. » Et, comme pour René tout à l’heure, elle ajouta, en regardant le baron avec une moue coquette : « Mon Dieu ! quel ennui !… » Puis tout haut, avec son rire d’enfant : « Hé ! ce n’est rien, c’est mon mari. Bonjour, Paul… — « Voilà un cri du cœur, » dit l’homme sur qui le domestique refermait la porte, un grand garçon à la fière tournure, aux beaux yeux francs, bien ouverts, dans un de ces visages d’une chaude pâleur bistrée qui révèlent l’énergie. Ses traits présentaient ce caractère de noble régularité qui ne se rencontre guère à Paris que dans la première jeunesse. Une physionomie de cette espèce, chez un homme de plus de trente-cinq ans, indique la paix d’une conscience irréprochable. Rien qu’à la manière dont Moraines regarda sa femme, il était facile de voir qu’il nourrissait pour elle un amour profond, comme, à la façon dont il serra la main de Desforges, la plus sincère sympathie se reconnaissait. Après avoir ri gaiement du mot de Suzanne, il ajouta, s’inclinant avec une gravité plaisante : — « Suis-je de trop, Madame, et dois-je me retirer ? » — « Voulez-vous du thé ? » répondit simplement Suzanne, « je vous avertis qu’il doit être froid. Merci oui, ou merci non ? » — « Merci non, » fit Moraines en se laissant tomber sur un des fauteuils, et, comme un visiteur qui se prépare à produire un effet, il jeta cette parole : « Il y a vraiment des maris trop bêtes, et je rougis pour la corporation… Vous connaissez l’histoire de Hacqueville, qu’on m’a racontée au cercle ? » et, avec une visible joie : « Non ? … Hé bien ! Il ouvre par hasard, ce matin même, une lettre adressée à sa femme, et qui ne lui laisse aucun doute sur la vertu de la dame… »