II-2

3030 Words
– Allons, du courage ! dit Nana, engourdie de paresse, bâillant et s’étirant de nouveau. Je devrais être là-bas. Pourtant, elle ne bougeait point. Elle suivait le jeu de sa tante, qui venait d’annoncer cent d’as. Le menton dans la main, elle s’absorbait. Mais elle eut un sursaut, en entendant sonner trois heures. – Nom de Dieu ! lâcha-t-elle brutalement. Alors, madame Maloir, qui comptait les brisques, l’encouragea de sa voix molle. – Ma petite, il vaudrait mieux vous débarrasser de votre course tout de suite. – Fais vite, dit madame Lerat en battant les cartes. Je prendrai le train de quatre heures et demie, si tu es ici avec l’argent avant quatre heures. – Oh ! Ça ne traînera pas, murmura-t-elle. En dix minutes, Zoé l’aida à passer une robe et à mettre un chapeau. Ça lui était égal, d’être mal fichue. Comme elle allait descendre, il y eut un nouveau tintement de la sonnerie. Cette fois, c’était le charbonnier. Eh bien ! il tiendrait compagnie au loueur de voitures ; ça les distrairait, ces gens. Seulement, craignant une scène, elle traversa la cuisine et fila par l’escalier de service. Elle y passait souvent, elle en était quitte pour relever ses jupes. – Quand on est bonne mère, ça fait tout pardonner, dit sentencieusement madame Maloir, restée seule avec madame Lerat. – J’ai quatre-vingt de roi, répondit celle-ci, que le jeu passionnait. Et toutes deux s’enfoncèrent dans une partie interminable. La table n’avait pas été desservie. Une buée trouble emplissait la pièce, l’odeur du déjeuner, la fumée des cigarettes. Ces dames s’étaient remises à prendre des canards. Il y avait vingt minutes qu’elles jouaient en sirotant, lorsque, à un troisième appel de la sonnerie, Zoé entra brusquement et les bouscula, comme des camarades à elle. – Dites donc, on sonne encore… Vous ne pouvez pas rester là. S’il vient beaucoup de monde, il me faut tout l’appartement… Allons, houp ! houp ! Madame Maloir voulait finir la partie ; mais Zoé ayant fait mine de sauter sur les cartes, elle se décida à enlever le jeu, sans rien déranger, pendant que madame Lerat déménageait la bouteille de cognac, les verres et le sucre. Et toutes deux coururent à la cuisine, où elles s’installèrent sur un bout de la table, entre les torchons qui séchaient et la bassine encore pleine d’eau de vaisselle. – Nous avons dit trois cent quarante… À vous. – Je joue du cœur. Lorsque Zoé revint, elle les trouva de nouveau absorbées. Au bout d’un silence, comme madame Lerat battait les cartes, madame Maloir demanda : – Qui est-ce ? – Oh ! personne, répondit la bonne négligemment, un petit jeune homme… Je voulais le renvoyer, mais il est si joli, sans un poil de barbe, avec ses yeux bleus et sa figure de fille, que j’ai fini par lui dire d’attendre…. Il tient un énorme bouquet dont il n’a jamais consenti à se débarrasser… Si ce n’est pas à lui allonger des claques, un morveux qui devrait être encore au collège ! Madame Lerat alla chercher une carafe d’eau, pour faire un grog ; les canards l’avaient altérée. Zoé murmura que, tout de même, elle en boirait bien un aussi. Elle avait, disait-elle, la bouche amère comme du fiel. – Alors, vous l’avez mis… ? reprit madame Maloir. – Tiens ! dans le cabinet du fond, la petite pièce qui n’est pas meublée… Il y a tout juste une malle à madame et une table. C’est là que je loge les pignoufs. Et elle sucrait fortement son grog, lorsque la sonnerie électrique la fit sauter. Nom d’un chien ! est-ce qu’on ne la laisserait pas boire tranquillement ? Ça promettait, si le carillon commençait déjà. Pourtant, elle courut ouvrir. Puis, à son retour, voyant madame Maloir qui l’interrogeait du regard : – Rien, un bouquet. Toutes trois se rafraîchirent, en se saluant d’un signe de tête. Il y eut, coup sur coup, deux autres sonneries, pendant que Zoé desservait enfin la table, rapportant les assiettes sur l’évier, une à une. Mais tout cela n’était pas sérieux. Elle tenait la cuisine au courant, elle répéta deux fois sa phrase dédaigneuse : – Rien, un bouquet. Cependant, ces dames, entre deux levées de cartes, eurent un rire, en lui entendant raconter la tête des créanciers, dans l’antichambre, lorsque les fleurs arrivaient. Madame trouverait ses bouquets sur sa toilette. Dommage que ce fût si cher et qu’on ne pût en tirer seulement dix sous. Enfin, il y avait bien de l’argent perdu. – Moi, dit madame Maloir, je me contenterais par jour de ce que les hommes dépensent en fleurs pour les femmes, à Paris. – Je crois bien, vous n’êtes pas difficile, murmura madame Lerat. On aurait seulement l’argent du fil… Ma chère, soixante de dames. Il était quatre heures moins dix. Zoé s’étonnait, ne comprenant pas que madame restât si longtemps dehors. D’ordinaire, lorsque madame se trouvait forcée de sortir, l’après-midi, elle emballait ça, et rondement. Mais madame Maloir déclara qu’on ne faisait pas toujours les choses comme on voulait. Certainement, il y avait des anicroches dans la vie, disait madame Lerat. Le mieux était d’attendre ; si sa nièce s’attardait, ça devait être que ses occupations la retenaient, n’est-ce pas ? D’ailleurs, on ne peinait guère. Il faisait bon dans la cuisine. Et, comme elle n’avait plus de cœur, madame Lerat jeta du carreau. La sonnerie recommençait. Quand Zoé reparut, elle était tout allumée. – Mes enfants, le gros Steiner ! dit-elle dès la porte, en baissant la voix. Celui-là, je l’ai mis dans le petit salon. Alors, madame Maloir parla du banquier à madame Lerat, qui ne connaissait pas ces messieurs. Est-ce qu’il était en train de lâcher Rose Mignon ? Zoé hochait la tête, elle savait des choses. Mais, de nouveau, il lui fallut aller ouvrir. – Bon ! une tuile ! murmura-t-elle en revenant. C’est le moricaud ! J’ai eu beau lui répéter que madame était sortie, il s’est installé dans la chambre à coucher… Nous ne l’attendions que ce soir. À quatre heures un quart, Nana n’était pas encore là. Que pouvait-elle faire ? Ça n’avait pas de bon sens. On apporta deux autres bouquets. Zoé, ennuyée, regarda s’il restait du café. Oui, ces dames finiraient volontiers le café, ça les réveillerait. Elles s’endormaient, tassées sur leurs chaises, à prendre continuellement des cartes au talon, du même geste. La demie sonna. Décidément, on avait fait quelque chose à madame. Elles chuchotaient entre elles. Tout à coup, s’oubliant, madame Maloir annonça d’une voix éclatante : – J’ai le cinq cents !… Quinte majeur d’atout ! – Taisez-vous donc ! dit Zoé avec colère. Que vont penser tous ces messieurs ? Et, dans le silence qui régna, dans le murmure étouffé des deux vieilles femmes se querellant, un bruit de pas rapides monta de l’escalier de service. C’était Nana enfin. Avant qu’elle eût ouvert la porte, on entendit son essoufflement. Elle entra très rouge, le geste brusque. Sa jupe, dont les tirettes avaient dû casser, essuyait les marches, et les volants venaient de tremper dans une mare, quelque pourriture coulée du premier étage, où la bonne était un vrai souillon. – Te voilà ! ce n’est pas malheureux ! dit madame Lerat, les lèvres pincées, encore vexée des cinq cents de madame Maloir. Tu peux te flatter de faire poser les gens ! – Madame n’est pas raisonnable, vraiment ! ajouta Zoé. Nana, déjà mécontente, fut exaspérée par ces reproches. Si c’était comme ça qu’on l’accueillait, après l’embêtement qu’elle venait d’avoir ! – Fichez-moi la paix, hein ! cria-t-elle. – Chut ! madame, il y a du monde, dit la bonne. Alors, baissant la voix, la jeune femme bégaya, haletante : – Est-ce que vous croyez que je me suis amusée ? Ça n’en finissait plus. J’aurais bien voulu vous y voir… Je bouillais, j’avais envie de ficher des claques… Et pas un fiacre pour revenir. Heureusement, c’est à deux pas. N’importe, j’ai joliment couru. – Tu as l’argent ? demanda la tante. – Tiens ! cette question ! répondit Nana. Elle s’était assise sur une chaise, contre le fourneau, les jambes coupées par sa course ; et, sans reprendre haleine, elle tira de son corsage une enveloppe, dans laquelle se trouvaient quatre billets de cent francs. On voyait les billets par une large déchirure, qu’elle avait faite d’un doigt brutal, pour s’assurer du contenu. Les trois femmes, autour d’elle, regardaient fixement l’enveloppe, un gros papier froissé et sali, entre ses petites mains gantées. Il était trop tard, madame Lerat n’irait que le lendemain à Rambouillet. Nana entrait dans de grandes explications. – Madame, il y a du monde qui attend, répéta la femme de chambre. Mais elle s’emporta de nouveau. Le monde pouvait attendre. Tout à l’heure, quand elle ne serait plus en affaire. Et, comme sa tante avançait la main vers l’argent : – Ah ! non, pas tout, dit-elle. Trois cents francs à la nourrice, cinquante francs pour ton voyage et ta dépense, ça fait trois cent cinquante… Je garde cinquante francs. La grosse difficulté fut de trouver de la monnaie. Il n’y avait pas dix francs dans la maison. On ne s’adressa même pas à madame Maloir, qui écoutait d’un air désintéressé, n’ayant jamais sur elle que les six sous d’un omnibus. Enfin, Zoé sortit en disant qu’elle allait voir dans sa malle, et elle rapporta cent francs, en pièces de cent sous. On les compta sur un bout de la table. Madame Lerat partit tout de suite, après avoir promis de ramener Louiset le lendemain. – Vous dites qu’il y a du monde ? reprit Nana, toujours assise, se reposant. – Oui, madame, trois personnes. Et elle nomma le banquier le premier. Nana fit une moue. Si ce Steiner croyait qu’elle se laisserait ennuyer, parce qu’il lui avait jeté un bouquet la veille ! – D’ailleurs, déclara-t-elle, j’en ai assez. Je ne recevrai pas. Allez dire que vous ne m’attendez plus. – Madame réfléchira, madame recevra monsieur Steiner, murmura Zoé sans bouger, d’un air grave, fâchée de voir sa maîtresse sur le point de faire encore une bêtise. Puis, elle parla du Valaque, qui devait commencer à trouver le temps long, dans la chambre. Alors, Nana, furieuse, s’entêta davantage. Personne, elle ne voulait voir personne ! Qui est-ce qui lui avait fichu un homme aussi collant ! – Flanquez tout ça dehors ! Moi, je vais faire un bezigue avec madame Maloir. J’aime mieux ça. La sonnerie lui coupa la parole. Ce fut le comble. Encore un raseur ! Elle défendit à Zoé d’aller ouvrir. Celle-ci, sans l’écouter, était sortie de la cuisine. Quand elle reparut, elle dit d’un air d’autorité, en remettant deux cartes : – J’ai répondu que madame recevait… Ces messieurs sont dans le salon. Nana s’était levée rageusement. Mais les noms du marquis de Chouard et du comte Muffat de Beuville, sur les cartes, la calmèrent. Elle resta un instant silencieuse. – Qu’est-ce que c’est que ceux-là ? demanda-t-elle enfin. Vous les connaissez ? – Je connais le vieux, répondit Zoé en pinçant la bouche d’une façon discrète. Et, comme sa maîtresse continuait à l’interroger des yeux, elle ajouta simplement : – Je l’ai vu quelque part. Cette parole sembla décider la jeune femme. Elle quitta la cuisine à regret, ce refuge tiède où l’on pouvait causer et s’abandonner dans l’odeur du café, chauffant sur un reste de braise. Derrière son dos, elle laissait madame Maloir, qui, maintenant, faisait des réussites ; elle n’avait toujours pas ôté son chapeau ; seulement, pour se mettre à l’aise, elle venait de dénouer les brides et de les rejeter sur ses épaules. Dans le cabinet de toilette, où Zoé l’aida vivement à passer un peignoir, Nana se vengea des ennuis qu’on lui causait, en mâchant de sourds jurons contre les hommes. Ces gros mots chagrinaient la femme de chambre, car elle voyait avec peine que madame ne se décrassait pas vite de ses commencements. Elle osa même supplier madame de se calmer. – Ah ! ouiche ! répondit Nana crûment, ce sont des salauds, ils aiment ça. Pourtant, elle prit son air de princesse, comme elle disait. Zoé l’avait retenue, au moment où elle se dirigeait vers le salon ; et, d’elle-même, elle introduisit dans le cabinet de toilette le marquis de Chouard et le comte Muffat. C’était beaucoup mieux. – Messieurs, dit la jeune femme avec une politesse étudiée, je regrette de vous avoir fait attendre. Les deux hommes saluèrent et s’assirent. Un store de tulle brodé ménageait un demi-jour dans le cabinet. C’était la pièce la plus élégante de l’appartement, tendue d’étoffe claire, avec une grande toilette de marbre, une psyché marquetée, une chaise longue et des fauteuils de satin bleu. Sur la toilette, les bouquets, des roses, des lilas, des jacinthes, mettaient comme un écroulement de fleurs, d’un parfum pénétrant et fort ; tandis que, dans l’air moite, dans la fadeur exhalée des cuvettes, traînait par instant une odeur plus aiguë, quelques brins de patchouli sec, brisés menu au fond d’une coupe. Et, se pelotonnant, ramenant son peignoir mal attaché, Nana semblait avoir été surprise à sa toilette, la peau humide encore, souriante, effarouchée au milieu de ses dentelles. – Madame, dit gravement le comte Muffat, vous nous excuserez d’avoir insisté… Nous venons pour une quête… Monsieur et moi, sommes membres du bureau de bienfaisance de l’arrondissement. Le marquis de Chouard se hâta d’ajouter, d’un air galant : – Quand nous avons appris qu’une grande artiste habitait cette maison, nous nous sommes promis de lui recommander nos pauvres d’une façon particulière… Le talent ne va pas sans le cœur. Nana jouait la modestie. Elle répondait par de petits mouvements de tête, tout en faisant de rapides réflexions. Ça devait être le vieux qui avait amené l’autre ; ses yeux étaient trop polissons. Pourtant, il fallait aussi se méfier de l’autre, dont les tempes se gonflaient drôlement ; il aurait bien pu venir tout seul. C’était ça, le concierge l’avait nommée, et ils se poussaient, chacun pour son compte. – Certainement, messieurs, vous avez eu raison de monter, dit-elle, pleine de bonne grâce. Mais la sonnerie électrique la fit tressaillir. Encore une visite, et cette Zoé qui ouvrait toujours ! Elle continua : – On est trop heureux de pouvoir donner. Au fond, elle était flattée. – Ah ! madame, reprit le marquis, si vous saviez, quelle misère ! Notre arrondissement compte plus de trois mille pauvres, et encore est-il un des plus riches. Vous ne vous imaginez pas une pareille détresse : des enfants sans pain, des femmes malades, privées de tout secours, mourant de froid… – Les pauvres gens ! cria Nana, très attendrie. Son apitoiement fut tel, que des larmes noyèrent ses beaux yeux. D’un mouvement, elle s’était penchée, ne s’étudiant plus ; et son peignoir ouvert laissa voir son cou, tandis que ses genoux tendus dessinaient, sous la mince étoffe, la rondeur de la cuisse. Un peu de sang parut aux joues terreuses du marquis. Le comte Muffat, qui allait parler, baissa les yeux. Il faisait trop chaud dans ce cabinet, une chaleur lourde et enfermée de serre. Les roses se fanaient, une griserie montait du patchouli de la coupe. – On voudrait être très riche dans ces occasions, ajoutait Nana. Enfin, chacun fait ce qu’il peut… Croyez bien, messieurs, que si j’avais su… Elle était sur le point de lâcher une bêtise, dans son attendrissement. Aussi n’acheva-t-elle pas la phrase. Un instant, elle resta gênée, ne se rappelant plus où elle venait de mettre ses cinquante francs, en ôtant sa robe. Mais elle se souvint, ils devaient être au coin de la toilette, sous un pot de pommade renversé. Comme elle se levait, la sonnerie retentit longuement. Bon ! encore un ! Ça ne finirait pas. Le comte et le marquis s’étaient également mis debout, et les oreilles de ce dernier avaient remué, se pointant vers la porte ; sans doute il connaissait ces coups de sonnette. Muffat le regarda ; puis, ils détournèrent les yeux. Ils se gênaient, ils redevinrent froids, l’un carré et solide, avec sa chevelure fortement plantée, l’autre redressant ses épaules maigres, sur lesquelles tombait sa couronne de rares cheveux blancs. – Ma foi ! dit Nana, qui apportait les dix grosses pièces d’argent, en prenant le parti de rire, je vais vous charger, messieurs… C’est pour les pauvres… Et le petit trou adorable de son menton se creusait. Elle avait son air bon enfant, sans pose, tenant la pile des écus sur sa main ouverte, l’offrant aux deux hommes, comme pour leur dire : « Voyons, qui en veut ? » Le comte fut le plus leste, il prit les cinquante francs ; mais une pièce resta, et il dut, pour l’avoir, la ramasser sur la peau même de la jeune femme, une peau tiède et souple qui lui laissa un frisson. Elle, égayée, riait toujours. – Voilà, messieurs, reprit-elle. Une autre fois, j’espère donner davantage. Ils n’avaient plus de prétexte, ils saluèrent, en se dirigeant vers la porte. Mais, au moment où ils allaient sortir, de nouveau la sonnerie éclata. Le marquis ne put cacher un pâle sourire, tandis qu’une ombre rendait le comte plus grave. Nana les retint quelques secondes, pour permettre à Zoé de trouver encore un coin. Elle n’aimait pas qu’on se rencontrât chez elle. Seulement, cette fois, ça devait être bondé. Aussi fut-elle soulagée, lorsqu’elle vit le salon vide. Zoé les avait donc fourrés dans les armoires ? – Au revoir, messieurs, dit-elle, en s’arrêtant sur le seuil du salon. Elle les enveloppait de son rire et de son regard clair. Le comte Muffat s’inclina, troublé malgré son grand usage du monde, ayant besoin d’air, emportant un vertige de ce cabinet de toilette, une odeur de fleur et de femme qui l’étouffait. Et, derrière lui, le marquis de Chouard, certain de n’être pas vu, osa adresser à Nana un clignement d’œil, la face tout d’un coup décomposée, la langue au bord des lèvres. Lorsque la jeune femme rentra dans le cabinet, où Zoé l’attendait avec des lettres et des cartes de visite, elle cria, en riant plus fort : – En voilà des panés qui m’ont fait mes cinquante francs ! Elle n’était point fâchée, cela lui semblait drôle que des hommes lui eussent emporté de l’argent. Tout de même, c’étaient des cochons, elle n’avait plus le sou. Mais la vue des cartes et des lettres lui rendit sa mauvaise humeur. Les lettres, passe encore ; elles venaient de messieurs qui, après l’avoir applaudie la veille, lui adressaient des déclarations. Quant aux visiteurs, ils pouvaient aller se promener. Zoé en avait mis partout ; et elle faisait remarquer que l’appartement était très commode, chaque pièce ouvrant sur le corridor. Ce n’était pas comme chez madame Blanche, où il fallait passer par le salon. Aussi madame Blanche avait-elle eu bien des ennuis. – Vous allez tous les renvoyer, reprit Nana, qui suivait son idée. Commencez par le moricaud. – Celui-là, madame, il y a beau temps que je l’ai congédié, dit Zoé avec un sourire. Il voulait simplement dire à madame qu’il ne pouvait venir ce soir. Ce fut une grosse joie. Nana battit des mains. Il ne venait pas, quelle chance ! Elle serait donc libre ! Et elle poussait des soupirs de soulagement, comme si on l’avait graciée du plus abominable des supplices. Sa première pensée fut pour Daguenet. Ce pauvre chat, auquel justement elle avait écrit d’attendre le jeudi ! Vite, madame Maloir allait faire une seconde lettre ! Mais Zoé dit que madame Maloir avait filé sans qu’on s’en aperçût, comme à son habitude. Alors, Nana, après avoir parlé d’envoyer quelqu’un, resta hésitante. Elle était bien lasse. Toute une nuit à dormir, ce serait si bon ! L’idée de ce régal finit par l’emporter. Pour une fois, elle pouvait se payer ça. – Je me coucherai en rentrant du théâtre, murmurait-elle d’un air gourmand, et vous ne me réveillerez pas avant midi. Puis, haussant la voix : – Houp ! maintenant, poussez-moi les autres dans l’escalier ! Zoé ne bougeait pas. Elle ne se serait pas permis de donner ouvertement des conseils à madame ; seulement, elle s’arrangeait pour faire profiter madame de son expérience, quand madame paraissait s’emballer avec sa mauvaise tête. – Monsieur Steiner aussi ? demanda-t-elle d’une voix brève. – Certainement, répondit Nana. Lui avant les autres. La bonne attendit encore pour donner à madame le temps de la réflexion. Madame ne serait donc pas fière d’enlever à sa rivale, Rose Mignon, un monsieur si riche, connu dans tous les théâtres ?
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