Chapter 3

2018 Words
CHAPITRE II.Le premier jour de voyage et la première soirée d’aventures, avec leurs conséquences. Le soleil, ce ponctuel factotum de l’univers, venait de se lever et commençait à éclairer le matin du 13 mai 1831, quand M. Samuël Pickwick, semblable à cet astre radieux, sortit des bras du sommeil, ouvrit la croisée de sa chambre, et laissa tomber ses regards sur le monde, qui s’agitait au-dessous de lui. La rue Goswell était à ses pieds, la rue Goswell était à sa droite, la rue Goswell était à sa gauche, aussi loin que l’œil pouvait s’étendre, et en face de lui se trouvait encore la rue Goswell. « Telles, pensa M. Pickwick, telles sont les vues étroites de ces philosophes, qui, satisfaits d’examiner la surface des choses, ne cherchent point à en étudier les mystères cachés. Comme eux, je pourrais me contenter de regarder toujours sur la rue Goswell, sans faire aucun effort pour pénétrer dans les contrées inconnues qui l’environnent. » Ayant laissé tomber cette pensée sublime, M. Pickwick s’occupe de s’habiller et de serrer ses effets dans son portemanteau. Les grands hommes sont rarement très-scrupuleux pour leur costume : aussi la barbe, la toilette, le déjeuner se succédèrent-ils rapidement. Au bout d’une heure M. Pickwick était arrivé à la place des voitures de Saint-Martin le Grand, ayant son portemanteau sous son bras, son télescope dans la poche de sa redingote, et dans celle de son gilet son mémorandum, toujours prêt à recevoir les découvertes dignes d’être notées. « Cocher ! cria M. Pickwick. – Voilà, monsieur ! répondit un étrange spécimen du genre homme, lequel avec son sarrau et son tablier de toile, portant au cou une plaque de cuivre numérotée, avait l’air d’être catalogué dans quelque collection d’objets rares. C’était le garçon de place. Voilà, monsieur. Hé ! cabriolet en tête ! » Et le cocher étant sorti de la taverne où il fumait sa pipe, M. Pickwick et son portemanteau furent hissés dans la voiture. – Golden-Cross, dit M. Pickwick. – Ce n’est qu’une méchante course d’un shilling, Tom, cria le cocher d’un ton de mauvaise humeur, pour l’édification du garçon de place, comme la voiture partait. – Quel âge a cette bête-là, mon ami ? demanda M. Pickwick en se frottant le nez avec le shilling qu’il tenait tout prêt pour payer sa course. – Quarante-deux ans, répliqua le cocher, après avoir lorgné M. Pickwick du coin de l’œil. – Quoi ! s’écria l’homme illustre en mettant la main sur son carnet. » Le cocher réitéra son assertion ; M. Pickwick le regarda fixement au visage ; mais il ne découvrit aucune hésitation dans ses traits, et nota le fait immédiatement. « Et combien de temps reste-t-il hors de l’écurie, continua M. Pickwick, cherchant toujours à acquérir quelques notions utiles. – Deux ou trois semaines. – Deux ou trois semaines hors de l’écurie ! dit le philosophe plein d’étonnement ; et il tira de nouveau son portefeuille. – Les écuries, répliqua froidement le cocher, sont à Pentonville ; mais il y entre rarement à cause de sa faiblesse. – À cause de sa faiblesse ? répéta M. Pickwick avec perplexité. – Il tombe toujours quand on l’ôte du cabriolet. Mais au contraire quand il y est bien attelé, nous tenons les guides courtes et il ne peut pas broncher. Nous avons une paire de fameuses roues ; aussi, pour peu qu’il bouge, elles roulent après lui, et il faut bien qu’il marche. Il ne peut pas s’en empêcher. » M. Pickwick enregistra chaque parole de ce récit, pour en faire part à son club, comme d’une singulière preuve de la vitalité des chevaux dans les circonstances les plus difficiles. Il achevait d’écrire, lorsque le cabriolet atteignit Golden-Cross. Aussitôt le cocher saute en bas, M. Pickwick descend avec précaution, et MM. Tupman, Snodgrass et Winkle, qui attendaient avec anxiété l’arrivée de leur illustre chef, s’approchent de lui pour le féliciter. « Tenez, cocher, » dit M. Pickwick en tendant le shilling à son conducteur. Mais quel fut l’étonnement du savant personnage lorsque cet homme inconcevable, jetant l’argent sur le pavé, déclara, en langage figuré, qu’il ne demandait d’autre payement que le plaisir de boxer avec M. Pickwick tout son shilling. « Vous êtes fou, dit M. Snodgrass. – Ivre, reprit M. Winkle. – Tous les deux, ajouta M. Tupman. – Avancez ! disait le cocher, lançant dans l’espace une multitude de coups de poings préparatoires. Avancez tous les quatre ! – En voilà une bonne ! s’écrièrent une demi-douzaine d’autres cochers : À la besogne, John ! et ils se rangèrent en cercle avec une grande satisfaction. – Qu’est-ce qu’y a, John ? demanda un gentleman, porteur de manches de calicot noir. – Ce qu’y a ! répliqua le cocher. Ce vieux a pris mon numéro ! – Je n’ai pas pris votre numéro, dit M. Pickwick d’un ton indigné. – Pourquoi l’avez-vous noté, alors ? demanda le cocher. – Je ne l’ai pas noté ! s’écria M. Pickwick, avec indignation. – Croiriez-vous, continua le cocher, en s’adressant à la foule ; croiriez-vous que ce mouchard-là monte dans mon cabriolet, prend mon numéro, et couche sur le papier chaque parole que j’ai dite ? » (Le mémorandum revint comme un trait de lumière dans la mémoire de M. Pickwick.) « Il a fait ça ? cria un autre cocher. – Oui, il a fait ça. Après m’avoir induit par ses vexations à l’attaquer, voilà qu’il a trois témoins tout prêts pour déposer contre moi. Mais il me le payera, quand je devrais en avoir pour six mois ! Avancez donc. » Et dans son exaspération, avec un dédain superbe pour ses propres effets, le cocher lança son chapeau sur le pavé, fit sauter les lunettes de M. Pickwick, envoya un coup de poing sous le nez de M. Pickwick, un autre coup de poing dans la poitrine de M. Pickwick, un troisième dans l’œil de M. Snodgrass, un quatrième pour varier dans le gilet de M. Tupman ; puis s’en alla d’un saut au milieu de la rue, puis revint sur le trottoir, et finalement enleva à M. Winkle le peu d’air respirable que renfermaient momentanément ses poumons, le tout en une douzaine de secondes. « Où y a-t-il un constable ? dit M. Snodgrass. – Mettez-les sous la pompe, suggéra un marchand de pâtés chauds. – Vous me le payerez, dit M. Pickwick respirant avec difficulté. – Mouchards ! crièrent quelques voix dans la foule. – Avancez donc, beugla le cocher, qui pendant ce temps avait continué de lancer des coups de poings dans le vide. » Jusqu’alors la populace avait contemplé passivement cette scène ; mais le bruit que les pickwickiens étaient des mouchards s’étant répandu de proche en proche, les assistants commencèrent à discuter avec beaucoup de chaleur s’il ne conviendrait pas de suivre la proposition de l’irascible marchand de pâtés. On ne peut dire à quelles voies de fait ils se seraient portés, si l’intervention d’un nouvel arrivant n’avait terminé inopinément la bagarre. « Qu’est-ce qu’il y a ? demanda un grand jeune homme effilé, revêtu d’un habit vert, et qui sortait du bureau des voitures. – Mouchards ! hurla de nouveau la foule. – C’est faux ! cria M. Pickwick avec un accent qui devait convaincre tout auditeur exempt de préjugés. – Bien vrai ? bien vrai ? » demanda le jeune homme, en se faisant passage à travers la multitude, par l’infaillible procédé qui consiste à donner des coups de coude à droite et à gauche. M. Pickwick, en quelques phrases précipitées, lui expliqua le véritable état des choses. « S’il en est ainsi, venez avec moi, dit l’habit vert, entraînant l’homme illustre et parlant tout le long du chemin. Ici, n° 924, prenez le prix de votre course, et allez vous-en. Respectable gentleman, je réponds de lui. Pas de sottises. Par ici, monsieur. Où sont vos amis ? Erreur à ce que je vois. N’importe. Des accidents. Ça arrive à tout le monde. Courage ! on n’en meurt pas ; il faut faire contre fortune bon cœur. Citez-le devant le commissaire ; qu’il mette cela dans sa poche si cela lui va. Damnés coquins ! et débitant avec une volubilité extraordinaire un long chapelet de sentences semblables, l’étranger introduisit M. Pickwick et ses disciples dans la chambre d’attente des voyageurs. – Garçon ! cria l’étranger en tirant la sonnette avec une violence formidable, des verres pour tout le monde ; du grog à l’eau-de-vie chaud, fort sucré, et qu’il y en ait beaucoup. L’œil endommagé, monsieur ? Garçon, un bifteck cru, pour l’œil de monsieur. Rien comme le bifteck cru pour une contusion, monsieur. Un candélabre à gaz, excellent, mais incommode. Diablement drôle de se tenir en pleine rue une demi-heure, l’œil appuyé sur un candélabre à gaz. La bonne plaisanterie, hein ! Ha ! ha ! » Et l’étranger, sans s’arrêter pour reprendre haleine, avala d’un seul trait une demi-pinte de grog brûlant, puis il s’étala sur une chaise, avec autant d’aisance que si rien de remarquable n’était arrivé. M. Pickwick eut le temps d’observer le costume et la tournure de cette nouvelle connaissance, tandis que ses trois compagnons étaient occupés à lui offrir leurs remerciements. C’était un homme d’une taille moyenne ; mais comme il avait le corps mince et les jambes très-longues, il paraissait beaucoup plus grand qu’il ne l’était en réalité. Son habit vert avait été un vêtement élégant dans les beaux jours des habits à queue de morue ; malheureusement, dans ce temps-là, il avait sans doute été fait pour un homme beaucoup plus petit que l’étranger, car les manches salies et fanées lui descendaient à peine aux poignets. Sans égard pour l’âge respectable de cet habit, il l’avait boutonné jusqu’au menton, au hasard imminent d’en faire craquer le dos. Son cou était décoré d’un vieux col noir, mais on n’y apercevait aucun vestige d’un col de chemise. Son étroit pantalon étalait çà et là des places luisantes qui indiquaient de longs services ; il était fortement tendu par des sous-pieds sur des souliers rapiécés, afin de cacher, sans doute, des bas, jadis blancs, qui se trahissaient encore malgré cette précaution inutile. De chaque côté d’un chapeau à bords retroussés tombaient en boucles négligées les longs cheveux noirs du personnage, et l’on entrevoyait la chair de ses poignets entre ses gants et les parements de son habit. Enfin son visage était maigre et pâle, et dans toute sa personne régnait un air indéfinissable d’impudence hâbleuse et d’aplomb imperturbable. Tel était l’individu que M. Pickwick examinait à travers ses lunettes (heureusement retrouvées), et auquel il offrit, en termes choisis, ses remercîments, après que ses trois amis eurent épuisé les leurs. « N’en parlons plus, dit l’étranger, coupant court aux compliments, ça suffit. Fameux gaillard, ce cocher, il jouait bien des poings, mais si j’avais été votre ami à l’habit de chasse vert, Dieu me damne ! j’aurais brisé la tête du cocher en moins de rien ; celle du pâtissier aussi, parole d’honneur ! » Ce discours tout d’une haleine fut interrompu par le cocher de Rochester, annonçant que le Commodore était prêt à partir. « Commodore ! murmura l’étranger en se levant : ma voiture, place retenue. Place d’impériale. Payez l’eau-de-vie et l’eau ; faudrait changer un billet de cinq livres ; il circule beaucoup de pièces fausses, monnaie de Birmingham ; connu. Et il secoua la tête d’un air fin. » Or, M. Pickwick et ses trois compagnons avaient précisément projeté de faire leur première halte à Rochester. Ils déclarèrent donc à leur nouvelle connaissance qu’ils suivaient la même route, et convinrent d’occuper le siège de derrière de la voiture, où ils pourraient tenir tous les cinq. « Allons ! haut ! dit l’étranger, en aidant M. Pickwick à grimper sur l’impériale, avec une précipitation qui dérangea matériellement la gravité ordinaire du philosophe. – Aucun bagage, monsieur ? demanda le cocher. – Qui ? moi ? répliqua l’étranger : Paquet de papier gris, voilà ! le reste parti par eau ; grosses caisses clouées, grosses comme des maisons, lourdes, lourdes, diablement lourdes ! » Et il enfonça dans sa poche, le plus qu’il put, le paquet de papier gris, qui, à en juger d’après les apparences paraissait contenir une chemise et un mouchoir. « Gare ! gare les têtes ! cria le babillard étranger, quand ils arrivèrent sous la voûte, par laquelle entraient ou sortaient les voitures ; terrible endroit, très-dangereux ; l’autre jour ; cinq enfants ; mère ; grande femme, mangeant des sandwiches, oublie la voûte ; crac ! les enfants se retournent ; la tête de la mère enlevée ! les sandwiches dans sa main ; pas de bouche pour les mettre, le chef de la famille n’y était plus. Horrible ! horrible ! Vous regardez Whitehall, monsieur ? beau palais, petite croisée ; la tête de quelqu’un tombée là 6 … Eh ! Il n’avait pas pris garde non plus ! Eh ! monsieur, eh ! – Je ruminais, dit M. Pickwick, sur l’étrange mutabilité des choses de ce monde. – Ah ! je devine : on entre par la porte du palais un jour ; on en sort par la fenêtre le lendemain. Philosophe, monsieur ? – Observateur de la nature humaine, monsieur. – Moi aussi, comme la plupart des hommes, quand ils n’ont pas grand’chose à faire, et encore moins à gagner. Poëte, monsieur ? – Mon ami, M. Snodgrass, a une disposition poétique très-prononcée, répondit M. Pickwick. – Moi aussi, reprit l’étranger, poëme épique ; dix mille vers ; révolution de juillet ; composé sur place ; Mars le jour, Apollon la nuit ; déchargeant le fusil, pinçant la lyre. – Vous étiez présent à cette glorieuse scène ? demanda M. Snodgrass. – Présent ! un peu 7 , j’ajustais un Suisse ; j’ajustais un vers ; j’entre chez un marchand de vin et je l’écris ; je retourne dans la rue, pouf ! pan ! une autre idée ; je rentre dans la boutique, plume et encre ; dans la rue, d’estoc et de taille. Noble temps, monsieur ! Chasseur, monsieur ? se tournant brusquement vers M. Winkle.
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