Lettre XLVIIIMéterville, 1.er septembre, VI.
Dans quelque indifférence que l’on traîne ses années, il arrive pourtant que l’on aperçoive le ciel dans une nuit sans nuages. On voit les astres immenses ; ce n’est pas une fantaisie de l’imagination, ils sont là sous nos yeux : on voit leurs distances bien plus vastes, et ces soleils qui semblent montrer des mondes où des êtres différents de nous naissent, sentent et meurent.
La tige du jeune sapin est auprès de moi, droite et fixe, elle s’avance dans l’air, elle semble n’avoir ni vie ni mouvement ; mais elle subsiste, et si elle se connaît elle-même, son secret et sa vie sont dans elle ; elle croît invisiblement. Elle est la même dans la nuit, et dans le jour ; elle est la même sous la froide neige, et sous le soleil des étés. Elle tourne avec la terre ; elle tourne immobile parmi tous ces mondes. La cigale s’agite pendant le repos de l’homme, elle mourra : le sapin tombera ; les mondes changeront. Où seront nos livres, nos renommées, nos craintes, notre prudence, et la maison que l’on voudrait bâtir, et le blé que la grêle n’a pas couché ? Pour quel temps amassez-vous ? pour quel siècle est votre espérance ? Encore la révolution d’un astre, encore une heure de sa durée, et tout ce qui est vous ne sera plus : tout ce qui est vous, sera plus perdu, plus anéanti, plus impossible que s’il n’eût jamais été. Celui dont le malheur vous accable, sera mort. Celle qui est belle, sera morte. Le fils qui vous survivra sera mort.
Vous avez rassemblé les moyens des arts ; vous voyez sur la lune comme si elle était près de vos télescopes ; vous y cherchez du mouvement ; il n’y en a point : il y en a eu, mais elle est morte. Et le lieu, le globe où vous êtes sera mort comme elle. À quoi vous arrêtez-vous ? Vous auriez pu faire un mémoire pour votre procès, ou finir une ode dont on eût parlé demain au soir. Intelligence des mondes ! qu’ils sont vains les soins de l’homme ! Quelles risibles sollicitudes pour des incidents d’une heure ! Quels tourments insensés pour arranger les détails de cette vie qu’un souffle du temps va dissiper ! Regarder, jouir de ce qui passe, imaginer, s’abandonner ; ce serait là tout notre être. Mais, régler, établir, connaître, posséder ; que de démence !
Cependant celui qui ne veut point s’inquiéter pour des jours incertains, n’aura pas le repos qui laisse l’homme à lui-même, ou le délassement qui peut distraire de ces dégoûts qu’on préfère à la vie tranquille : il n’aura pas, quand il la voudra, la coupe pleine de café ou de vin qui doit écarter pour un moment le mortel ennui. Il n’y aura point d’ordre et de suite dans ce qu’il sera forcé de faire : il n’y aura pas de sécurité pour les siens. Parce que sa pensée aura embrassé le monde dans ses hautes conceptions, il arrivera que son génie, éteint par la langueur, n’aura plus même ces hautes conceptions : parce que sa pensée aura cherché trop de vérités dans la nature des choses, il ne sera plus donné à sa pensée elle-même de se maintenir selon, sa propre nature.
On ne parle que de réprimer ses passions, et d’avoir la force de faire ce qu’il faut : mais, au milieu de tant d’impénétrabilité, montrez donc ce qu’il faut. Pour moi, je ne le sais pas, et j’ose soupçonner que plusieurs autres l’ignorent. Tous les sectaires ont prétendu le dire, et le montrer avec évidence ; leurs preuves surnaturelles nous ont laissé dans un doute plus grand. Peut-être une connaissance certaine et un but connu, ne sont-ils ni selon notre nature, ni selon nos besoins. Cependant il faut vouloir. C’est une triste nécessité, c’est une sollicitude intolérable d’être toujours contraint d’avoir une volonté, quand on ne sait sur quoi la régler.
Souvent je me repose dans cette idée que le cours accidentel des choses et les effets directs de nos intentions ne sauraient être qu’une apparence, et que toute chose humaine est nécessaire et déterminée par la marche irrésistible de l’ensemble des choses. Il me semble que c’est une vérité dont j’ai le sentiment : mais quand je perds de vue les considérations générales, je m’inquiète et je projette comme un autre. Quelquefois au contraire, je m’efforce d’approfondir tout ceci, pour savoir si ma volonté peut avoir une base, et si mes vues peuvent se rapporter à un plan suivi. Vous pensez bien que dans cette obscurité impénétrable, tout m’échappe, jusqu’aux probabilités elles-mêmes : je me lasse bientôt ; je me rebute ; et je ne vois rien de certain, si ce n’est peut-être l’inévitable incertitude de ce que les hommes voudraient connaître.
Ces conceptions étendues qui rendent l’homme si superbe, et si avide d’empire, d’espérances et de durée, sont-elles plus vastes que les cieux réfléchis sur la surface d’un peu d’eau de pluie qui s’évapore au premier vent ? Le métal que l’art a poli, reçoit l’image d’une partie de l’univers ; nous la recevons comme lui. – Mais il n’a pas le sentiment de ce contact. – Ce sentiment a quelque chose d’étonnant qui nous plaît d’appeler divin. Et ce chien qui vous suit, n’a-t-il pas le sentiment des forêts, des piqueurs et du fusil, dont son œil reçoit l’empreinte en répercutant les figures ? Cependant après avoir poursuivi quelques lièvres, léché la main de ses maîtres, et déterré quelques taupes, il meurt ; vous l’abandonnez aux corbeaux, dont l’instinct perçoit les propriétés des cadavres, et vous avouez qu’il n’a plus ce sentiment.
Ces conceptions dont l’immensité surprend notre faiblesse, et remplit d’enthousiasme nos cœurs bornés, sont peut-être moins pour la nature que le plus imparfait des miroirs pour l’industrie humaine : et pourtant l’homme le brise sans regret. Dites qu’il est affreux à notre âme avide de n’avoir qu’une existence accidentelle ; dites qu’il est sublime d’espérer la réunion au principe de l’ordre impérissable : n’affirmez rien de plus.
L’homme qui travaille à s’élever, est tomme ces ombres du soir qui s’étendent pendant une heure, qui deviennent plus vastes que leurs causes, qui semblent grandir en s’épuisant ; et qu’une seconde fait disparaître.
Et moi aussi j’ai des moments d’oubli, de force, de grandeur : j’ai des besoins démesurés ; sepulchri immemor ! Mais je vois les monuments des générations effacées ; je vois le caillou soumis à la main de l’homme, et qui existera cent siècles après lui. J’abandonne les soins de ce qui passe, et ces pensées du présent déjà perdu. Je m’arrête étonné : j’écoute ce qui subsiste encore ; je voudrais entendre ce qui subsistera : je cherche dans le mouvement de la forêt, dans le bruit des pins, quelques-uns des accents de la langue éternelle.
Force vivante ! Dieu du monde ! J’admire ton œuvre, si l’homme doit rester ; et j’en suis atterré, s’il ne reste pas.