I-4

1920 Words
– Je ne connais pas ceux-là, dit Silvère. L’homme à cheval doit être le chef dont on m’a parlé. Il a amené avec lui les contingents de Faverolles et des villages voisins. Il faudrait que toute la colonne fût équipée de la sorte. Il n’eut pas le temps de reprendre haleine. – Ah ! Voici les campagnes ! Cria-t-il. Derrière les gens de Faverolles, s’avançaient de petits groupes composés chacun de dix à vingt hommes au plus. Tous portaient la veste courte des paysans du Midi. Ils brandissaient en chantant des fourches et des faux ; quelques-uns même n’avaient que de larges pelles de terrassier. Chaque hameau avait envoyé ses hommes valides. Silvère, qui reconnaissait les groupes à leurs chefs, les énuméra d’une voix fiévreuse. – Le contingent de Chavanoz ! Dit-il. Il n’y a que huit hommes, mais ils sont solides ; l’oncle Antoine les connaît… Voici Nazères ! Voici Poujols ! Tous y sont, pas un n’a manqué à l’appel… Valqueyras ! Tiens, monsieur le curé est de la partie ; on m’a parlé de lui ; c’est un bon républicain. Il se grisait. Maintenant que chaque bataillon ne comptait plus que quelques insurgés, il lui fallait les nommer à la hâte, et cette précipitation lui donnait un air fou. – Ah ! Miette, continua-t-il, le beau défilé ! Rozan ! Vernoux ! Corbière ! Et il y en a encore, tu vas voir… Ils n’ont que des faux, ceux-là, mais ils faucheront la troupe aussi rase que l’herbe de leurs prés… Saint-Eutrope ! Mazet ! Les Gardes ! Marsanne ! Tout le versant nord de la Seille !… Va, nous serons vainqueurs ! Le pays entier est avec nous. Regarde les bras de ces hommes, ils sont durs et noirs comme du fer… Ça ne finit pas. Voici Pruinas ! Les Roches-Noires ! Ce sont des contrebandiers, ces derniers ; ils ont des carabines… Encore des faux et des fourches, les contingents des campagnes continuent. Castel-le-Vieux ! Sainte-Anne ! Graille ! Estourmel ! Murdaran ! Et il acheva, d’une voix étranglée par l’émotion, le dénombrement de ces hommes, qu’un tourbillon semblait prendre et enlever à mesure qu’il les désignait. La taille grandie, le visage en feu, il montrait les contingents d’un geste nerveux. Miette suivait ce geste. Elle se sentait attirée vers le bas de la route, comme par les profondeurs d’un précipice. Pour ne pas glisser le long du talus, elle se retenait au cou du jeune homme. Une ivresse singulière montait de cette foule grisée de bruit, de courage et de foi. Ces êtres entrevus dans un rayon de lune, ces adolescents, ces hommes mûrs, ces vieillards brandissant des armes étranges, vêtus des costumes les plus divers, depuis le sarreau du manœuvre jusqu’à la redingote du bourgeois ; cette file interminable de têtes, dont l’heure et la circonstance faisaient des masques inoubliables d’énergie et de ravissement fanatiques, prenaient à la longue devant les yeux de la jeune fille une impétuosité vertigineuse de torrent. À certains moments, il lui semblait qu’ils ne marchaient plus, qu’ils étaient charriés par la Marseillaise elle-même, par ce chant rauque aux sonorités formidables. Elle ne pouvait distinguer les paroles, elle n’entendait qu’un grondement continu, allant de notes sourdes à des notes vibrantes, aiguës comme des pointes qu’on aurait, par saccades, enfoncées dans sa chair. Ce rugissement de la révolte, cet appel à la lutte et à la mort, avec ses secousses de colère, ses désirs brûlants de liberté, son étonnant mélange de massacres et d’élans sublimes, en la frappant au cœur, sans relâche, et plus profondément à chaque brutalité du rythme, lui causait une de ces angoisses voluptueuses de vierge martyre se redressant et souriant sous le fouet. Et toujours, roulée dans le flot sonore, la foule coulait. Le défilé, qui dura à peine quelques minutes, parut aux jeunes gens ne devoir jamais finir. Certes, Miette était une enfant. Elle avait pâli à l’approche de la b***e, elle avait pleuré ses tendresses envolées ; mais elle était une enfant de courage, une nature ardente que l’enthousiasme exaltait aisément. Aussi l’émotion qui l’avait peu à peu gagnée, la secouait-t-elle maintenant tout entière. Elle devenait un garçon. Volontiers elle eût pris une arme et suivi les insurgés. Ses dents blanches, à mesure que défilaient les fusils et les faux, se montraient plus longues et plus aiguës, entre ses lèvres rouges, pareilles aux crocs d’un jeune loup qui aurait des envies de mordre. Et lorsqu’elle entendit Silvère dénombrer d’une voix de plus en plus pressée les contingents des campagnes, il lui sembla que l’élan de la colonne s’accélérait encore, à chaque parole du jeune homme. Bientôt ce fut un emportement, une poussière d’hommes balayée par une tempête. Tout se mit à tourner devant elle. Elle ferma les yeux. De grosses larmes chaudes coulaient sur ses joues. Silvère avait, lui aussi, des pleurs au bord des cils. – Je ne vois pas les hommes qui ont quitté Plassans cette après-midi, murmura-t-il. Il tâchait de distinguer le bout de la colonne, qui se trouvait encore dans l’ombre. Puis il cria avec une joie triomphante : – Ah ! Les voici !… Ils ont le drapeau, on leur a confié le drapeau ! Alors il voulut sauter du talus pour aller rejoindre ses compagnons ; mais, à ce moment, les insurgés s’arrêtèrent. Des ordres coururent le long de la colonne. La Marseillaise s’éteignit dans un dernier grondement, et l’on n’entendit plus que le murmure confus de la foule, encore toute vibrante. Silvère, qui écoutait, put comprendre les ordres que les contingents se transmettaient, et qui appelaient les gens de Plassans en tête de la b***e. Comme chaque bataillon se rangeait au bord de la route, pour laisser passer le drapeau, le jeune homme, entraînant Miette, se mit à remonter le talus. – Viens, lui dit-il, nous serons avant eux de l’autre côté du pont. Et quand ils furent en haut, dans les terres labourées, ils coururent jusqu’à un moulin dont l’écluse barre la rivière. Là, ils traversèrent la Viorne sur une planche que les meuniers y ont jetée. Puis ils coupèrent en biais les prés Sainte-Claire, toujours se tenant par la main, toujours courant, sans échanger une parole. La colonne faisait, sur le grand chemin, une ligne sombre qu’ils suivirent le long des haies. Il y avait des trous dans les aubépines. Silvère et Miette sautèrent sur la route par un de ces trous. Malgré le détour qu’ils venaient de faire, ils arrivèrent en même temps que les gens de Plassans. Silvère échangea quelques poignées de main ; on dut penser qu’il avait appris la marche nouvelle des insurgés et qu’il était venu à leur rencontre. Miette, dont le visage était caché à demi par le capuchon de la pelisse, fut regardée curieusement. – Eh ! C’est la Chantegreil, dit un homme du faubourg, la nièce de Rébufat, le méger du Jas-Meiffren. – D’où sors-tu donc, coureuse ? cria une autre voix. Silvère, gris d’enthousiasme, n’avait pas songé à la singulière figure que ferait son amoureuse devant les plaisanteries certaines des ouvriers. Miette, confuse, le regardait comme pour implorer aide et secours. Mais, avant même qu’il eût pu ouvrir les lèvres, une nouvelle voix s’éleva du groupe, disant avec brutalité : – Son père est au bagne, nous ne voulons pas avec nous la fille d’un voleur et d’un assassin. Miette pâlit affreusement. – Vous mentez, murmura-t-elle ; si mon père a tué, il n’a pas volé. Et comme Silvère serrait les poings, plus pâle et plus frémissant qu’elle : – Laisse, reprit-elle, ceci me regarde… Puis se retournant vers le groupe, elle répéta avec éclat : – Vous mentez, vous mentez ! Il n’a jamais pris un sou à personne. Vous le savez bien. Pourquoi l’insultez-vous, quand il ne peut être là ? Elle s’était redressée, superbe de colère. Sa nature ardente, à demi sauvage, paraissait accepter avec assez de calme l’accusation de meurtre ; mais l’accusation de vol l’exaspérait. On le savait, et c’est pourquoi la foule lui jetait souvent cette accusation à la face, par méchanceté bête. L’homme qui venait d’appeler son père voleur, n’avait, d’ailleurs, répété que ce qu’il entendait dire depuis des années. Devant l’attitude violente de l’enfant, les ouvriers ricanèrent. Silvère serrait toujours les poings. La chose allait mal tourner, lorsqu’un chasseur de la Seille, qui s’était assis sur un tas de pierres, au bord de la route, en attendant qu’on se remit en marche, vint au secours de la jeune fille. – La petite a raison, dit-il. Chantegreil était un des nôtres. Je l’ai connu. Jamais on n’a bien vu clair dans son affaire. Moi, j’ai toujours cru à la vérité de ses déclarations devant les juges. Le gendarme qu’il a descendu, à la chasse, d’un coup de fusil, devait déjà le tenir lui-même au bout de sa carabine. On se défend, que voulez-vous ! Mais Chantegreil était un honnête homme, Chantegreil n’a pas volé. Comme il arrive en pareil cas, l’attestation de ce braconnier suffit pour que Miette trouvât des défenseurs. Plusieurs ouvriers voulurent avoir également connu Chantegreil. – Oui, oui, c’est vrai, dirent-ils. Ce n’était pas un voleur. Il y a, à Plassans, des canailles qu’il faudrait envoyer au bagne à sa place… Chantegreil était notre frère… Allons, calme-toi, petite. Jamais Miette n’avait entendu dire du bien de son père. On le traitait ordinairement devant elle de gueux, de scélérat, et voilà qu’elle rencontrait de braves cœurs qui avaient pour lui des paroles de pardon et qui le déclaraient un honnête homme. Alors elle fondit en larmes, elle retrouva l’émotion que la Marseillaise avait fait monter à sa gorge, elle chercha comment elle pourrait remercier ces hommes doux aux malheureux. Un moment, il lui vint l’idée de leur serrer la main à tous, comme un garçon. Mais son cœur trouva mieux. À côté d’elle se tenait debout l’insurgé qui portait le drapeau. Elle toucha la hampe du drapeau, et, pour tout remerciement, elle dit d’une voix suppliante : – Donnez-le-moi, je le porterai. Les ouvriers, simples d’esprit, comprirent le côté naïvement sublime de ce remerciement. – C’est cela, crièrent-ils, la Chantegreil portera le drapeau. Un bûcheron fit remarquer qu’elle se fatiguerait vite qu’elle ne pourrait aller loin. – Oh ! Je suis forte, dit-elle orgueilleusement en retroussant ses manches, et en montrant ses bras ronds, aussi gros déjà que ceux d’une femme faite. Et comme on lui tendait le drapeau : – Attendez, reprit-elle. Elle retira vivement sa pelisse, qu’elle remit ensuite, après l’avoir tournée du côté de la doublure rouge. Alors elle apparut, dans la blanche clarté de la lune, drapée d’un large manteau de pourpre qui lui tombait jusqu’aux pieds. Le capuchon, arrêté sur le bord de son chignon, la coiffait d’une sorte de bonnet phrygien. Elle prit le drapeau, en serra la hampe contre sa poitrine, et se tint droite, dans les plis de cette bannière sanglante qui flottait derrière elle. Sa tête d’enfant exaltée, avec ses cheveux crépus, ses grands yeux humides, ses lèvres entrouvertes par un sourire, eut un élan d’énergique fierté, en se levant à demi vers le ciel. À ce moment, elle fut la vierge Liberté. Les insurgés éclatèrent en applaudissements. Ces Méridionaux, à l’imagination vive, étaient saisis et enthousiasmés par la brusque apparition de cette grande fille toute rouge qui serrait si nerveusement leur drapeau sur son sein. Des cris partirent du groupe : – Bravo, la Chantegreil ! Vive la Chantegreil ! Elle restera avec nous, elle nous portera bonheur ! On l’eût acclamée longtemps si l’ordre de se remettre en marche n’était arrivé. Et, pendant que la colonne s’ébranlait, Miette pressa la main de Silvère, qui venait de se placer à son côté, et lui murmura à l’oreille : – Tu entends ! Je resterai avec toi. Tu veux bien ? Silvère, sans répondre, lui rendit son étreinte. Il acceptait. Profondément ému, il était d’ailleurs incapable de ne pas se laisser aller au même enthousiasme que ses compagnons. Miette lui était apparue si belle, si grande, si sainte ! Pendant toute la montée de la côte, il la revit devant lui, rayonnante, dans une gloire empourprée. Maintenant, il la confondait avec son autre maîtresse adorée, la république. Il aurait voulu être arrivé, avoir son fusil sur l’épaule. Mais les insurgés montaient lentement. L’ordre était donné de faire le moins de bruit possible. La colonne s’avançait entre les deux rangées d’ormes, pareille à un serpent gigantesque dont chaque anneau aurait eu d’étranges frémissements. La nuit glacée de décembre avait repris son silence, et seule la Viorne paraissait gronder d’une voix plus haute. Dès les premières maisons du faubourg, Silvère courut en avant pour aller chercher son fusil à l’aire Saint-Mittre, qu’il retrouva endormie sous la lune. Quand il rejoignit les insurgés, ils étaient arrivés devant la porte de Rome. Miette se pencha, et lui dit avec son sourire d’enfant : – Il me semble que je suis à la procession de la Fête-Dieu, et que je porte la bannière de la Vierge.
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