Chapitre 3
« Non, vous prêchez en vain ; je tiendrai la gageure ;
« Je ne recule point en pareille aventure.
« J’étais, en la faisant, dites-vous, un peu gris ?
« N’importe ! on fait à jeun ce qu’ivre on a promis.
La Table de jeu.
– Et comment va votre neveu, mon bon hôte ? dit Tressilian le lendemain matin, quand Giles Gosling descendit dans la grand’salle, théâtre de l’orgie de la veille. Est-il bien portant ? tient-il encore sa gageure ?
– Bien portant ! oh ! oui. Il a déjà couru pendant deux heures, monsieur, et visité je ne sais quels repaires de ses anciens camarades. Il vient de rentrer, et déjeune avec des œufs frais et du vin muscat. Quant à sa gageure, je vous conseille en ami de ne pas vous en mêler, ni de toute autre chose que puisse proposer Michel. Ainsi donc, vous ferez bien de prendre pour votre déjeuner un coulis chaud, qui donnera du ton à votre estomac, et de laisser mon neveu et M. Goldthred se tirer de leur gageure comme ils l’entendront.
– Il me semble, mon hôte, que vous ne savez trop comment vous devez parler de ce neveu, et que vous ne pouvez ni le blâmer ni le louer sans quelque reproche de conscience.
– Vous dites vrai, M. Tressilian. L’affection naturelle me dit à une oreille : Giles ! Giles ! pourquoi nuire à la réputation du fils de ta sœur ? pourquoi diffamer ton neveu ? pourquoi salir ton propre nid ? pourquoi déshonorer ton sang ? Mais arrive ensuite la justice qui me crie à l’autre oreille : Voici un hôte aussi respectable qu’il en vint jamais à l’ Ours-Noir, un homme qui n’a jamais disputé sur son écot ; je le dis devant vous, M. Tressilian, et ce n’est pas que vous ayez jamais eu lieu de le faire ; – un voyageur qui, autant qu’on peut en juger, ne sait ni pourquoi il est venu, ni quand il s’en ira ; et toi qui es aubergiste ; toi qui, depuis trente ans, paies les taxes à Cumnor ; toi qui es en ce moment Headborough [17], souffriras-tu que ce phénix des hôtes, des hommes et des voyageurs, tombe dans les filets de ton neveu, connu pour un vaurien, un chenapan, un brigand, qui vit grâce aux cartes et aux dés, un professeur des sept sciences damnables, si jamais personne y a pris ses degrés ? Non, de par le ciel ! Tu peux fermer les yeux quand il tend ses rets pour attraper une mouche comme Goldthred ; mais, pour le voyageur, il doit être prévenu, et, armé de tes conseils, s’il veut t’écouter, toi, son hôte fidèle…
– Eh bien ! mon bon hôte, vos avis ne seront pas méprisés ; mais je dois tenir dans cette gageure, puisque je me suis avancé jusque là. Donnez-moi pourtant, je vous prie, quelques renseignemens. Qui est ce Foster ? Que fait-il ? Pourquoi garde-t-il une femme avec tant de mystère ?
– En vérité, je ne puis ajouter que bien peu de choses à ce que vous avez appris hier. C’était un des Papistes de la reine Marie ; et aujourd’hui c’est un des Protestans de la reine Elisabeth. Il était vassal de l’abbé d’Abingdon, et maintenant il est maître d’un beau domaine qui appartenait à l’abbaye. Enfin il était pauvre, et il est devenu riche. On dit qu’il y a dans cette vieille maison des appartemens assez bien meublés pour être occupés par la reine ; que Dieu la protège ! Les uns pensent qu’il a trouvé un trésor dans le verger, les autres qu’il s’est donné au diable pour obtenir des richesses, quelques uns prétendent qu’il a volé toute l’argenterie cachée par le prieur dans la vieille abbaye lors de la réformation. Quoi qu’il en soit, il est riche, et Dieu, sa conscience et le diable peut-être, savent seuls comment il l’est devenu. Il a l’humeur sombre, et il a rompu toute liaison avec les habitans de la ville, comme s’il avait quelque étrange secret à garder, ou comme s’il se croyait pétri d’une autre argile que nous. Si Michel prétend renouer connaissance avec lui, je regarde comme très probable qu’ils auront une querelle, et je suis fâché que vous, mon digne M. Tressilian, vous songiez à accompagner mon neveu dans cette visite.
Tressilian lui répondit qu’il agirait avec la plus grande prudence, et qu’il ne fallait avoir aucune inquiétude relativement à lui. En un mot, il lui donna toutes ces assurances que ne manquent jamais de prodiguer ceux qui sont décidés à faire un acte de témérité en dépit des conseils de leurs amis.
Cependant il accepta l’invitation de son hôte, et il venait de finir l’excellent déjeuner qui lui avait été servi ainsi qu’à Gosling par la gentille Cicily, la beauté du comptoir, quand le héros de la soirée précédente, Michel Lambourne, entra dans l’appartement. Il avait donné quelques soins à sa toilette, car il avait quitté ses habits de voyage pour en prendre d’autres taillés d’après la mode la plus nouvelle ; et l’on remarquait une sorte de recherche dans tout son extérieur.
– Sur ma foi, mon oncle, dit-il, vous nous avez bien arrosés la nuit dernière ; mais je trouve le matin bien sec. Je vous ferai volontiers raison le verre à la main. Comment ! voilà ma jolie cousine Cicily ! je vous ai laissée au berceau, et je vous retrouve en corset de velours, aussi fraîche qu’aucune fille d’Angleterre. Reconnaissez un ami et un parent, Cicily, et approchez-vous pour que je vous embrasse et que je vous donne ma bénédiction.
– Un moment, un moment, mon neveu, dit Giles Gosling ; ne vous inquiétez pas de Cicily, et laissez-la songer à ses affaires ; quoique votre mère fût ma sœur, il ne s’ensuit pas que vous deviez être cousins.
– Quoi, mon oncle ! me prenez-vous pour un mécréant ? Croyez-vous que je voudrais oublier ce que je dois à ma famille ?
– Je ne dis rien de tout cela, Michel, mais j’aime à prendre mes précautions ; c’est mon humeur. Il est vrai que vous voilà aussi bien doré qu’un serpent qui vient de changer de peau au printemps ; mais, malgré cela, vous ne vous glisserez pas dans mon Eden ; je veillerai sur mon Eve ; comptez sur cela, Michel. Mais comme vous voilà brave ! en vous regardant, et en vous comparant avec M. Tressilian que voici, on croirait que vous êtes le gentilhomme, et que c’est lui qui est le neveu de l’aubergiste.
– Il n’y a que des gens de votre village, mon oncle, qui puissent parler ainsi, parce qu’ils n’en savent pas davantage. Je vous dirai, et peu m’importe qui m’entende, qu’il y a dans le véritable gentilhomme quelque chose qui n’appartient qu’à lui, et qu’on ne peut atteindre sans être né dans cette condition. Je ne saurais dire en quoi cela consiste ; mais quoique je sache entrer dans une table d’hôte d’un air effronté, appeler les garçons en grondant, boire sec, jurer rondement, et jeter mon argent par les fenêtres, tout aussi bien qu’aucun des gentilshommes à éperons dorés et à plumet blanc qui s’y trouvent, du diable si je puis me donner leur tournure, quoique je l’aie essayé cent fois. Le maître de la maison me place au bas bout de la table, et me sert le dernier ; et le garçon me répond : On y va, l’ami, sans me témoigner ni égards ni respect. Mais que m’importe ? Je m’en moque, laissons les chats mourir de chagrin. J’ai l’air assez noble pour damer le pion à Tony Foster, et assurément c’est tout ce qu’il me faut aujourd’hui.
– Vous tenez donc à votre projet d’aller rendre visite à votre ancienne connaissance ? dit Tressilian.
– Oui sans doute, répondit l’aventurier. Quand une gageure est faite, il faut la tenir jusqu’au bout. C’est une loi reconnue dans tout l’univers. Mais vous, monsieur, à moins que ma mémoire ne me trompe, et je conviens que je l’ai hier presque noyée dans le vin des Canaries, il me semble que vous risquez aussi quelque chose dans cette aventure.
– Je me propose de vous accompagner dans cette visite, répondit Tressilian, si vous consentez à m’accorder cette faveur, et j’ai déjà déposé entre les mains de notre digne hôte la moitié du montant de la gageure.
– C’est la vérité, dit Giles Gosling, et en nobles d’or dignes d’être échangés contre un excellent vin. Ainsi donc je vous, souhaite beaucoup de succès dans votre entreprise, puisque vous êtes déterminés à faire une visite à Tony Foster. Mais, croyez-moi, buvez encore un coup avant de partir, car je crois que vous aurez chez lui une réception un peu sèche ; et si vous vous trouvez exposés à quelque danger, n’ayez pas recours à vos armes, mais faites-m’en avertir, moi Giles Gosling, le constable de Cumnor : tout fier qu’est Tony, je puis encore être en état de le mettre à la raison.
Michel, en neveu soumis, obéit à son oncle en buvant une seconde rasade, et dit qu’il ne se trouvait jamais l’esprit si ouvert qu’après s’être bien rincé le gosier dans la matinée ; après quoi il partit avec Tressilian pour se rendre chez Tony Foster.
Le village de Cumnor est agréablement situé sur une colline ; dans un parc bien boisé qui en était voisin se trouvait l’ancien édifice qu’habitait alors Tony Foster, et dont les ruines existent peut-être encore. Ce parc était, à cette époque, rempli de grands arbres, et surtout de vieux chênes dont les rameaux gigantesques s’étendaient au-dessus des hautes murailles qui entouraient cette habitation, ce qui lui donnait un air sombre, retiré et monastique. On y entrait par une porte à deux battans, de forme antique, en bois de chêne très épais, et garnie de clous à grosses têtes, comme la porte d’une ville.
– Il ne sera pas très facile de prendre la place d’assaut, dit Lambourne en examinant la force de la porte, si l’humeur soupçonneuse du coquin refuse de nous l’ouvrir, comme cela est très possible si la sotte visite de notre mercier sans cervelle lui a donné de l’inquiétude. Mais non, ajouta-t-il en poussant la porte, qui céda au premier effort, elle nous invite à entrer, et nous voilà sur le terrain défendu, sans autres obstacles à vaincre, que la résistance passive d’une lourde porte de bois de chêne, qui tourne sur des gonds rouillés.
Ils étaient alors dans une avenue ombragée par de grands arbres, semblables à ceux dont nous venons de parler, et qui avait été autrefois bordée des deux côtés par une haie d’ifs et de houx. Mais ces arbustes, n’ayant pas été taillés depuis nombre d’années, avaient formé de grands buissons d’arbres nains dont les rameaux noirs et mélancoliques usurpaient alors le terrain de l’avenue qu’ils avaient jadis protégée comme un rideau. L’herbe y croissait partout, et dans deux ou trois endroits on y trouvait des amas de menu bois coupé dans le parc, et qu’on y avait placé pour le laisser sécher. Cette avenue était traversée par d’autres allées également obstruées par des broussailles, des ronces et de mauvaises herbes. Outre le sentiment pénible qu’on éprouve toujours quand on voit les nobles ouvrages de l’homme se détruire par suite de la négligence, et les marques de la vie sociale s’effacer graduellement par l’influence d’une végétation que l’art ne dirige plus, la taille immense des arbres et leurs branches touffues répandaient un air sombre sur cette scène, même quand le soleil était à son plus haut point, et produisaient une impression proportionnée sur l’esprit de ceux qui la voyaient. Michel Lambourne lui-même n’en fut pas exempt, quoiqu’il ne fût pas dans l’habitude de se laisser émouvoir par autre chose que ce qui s’adressait directement à ses passions.
– Ce bois est noir comme la gueule d’un loup, dit-il à Tressilian en s’avançant dans cette avenue solitaire, d’où l’on apercevait la façade de l’édifice monastique, avec ses fenêtres cintrées, ses murailles de briques, couvertes de lierre et d’autres plantes grimpantes, et ses hautes cheminées de pierre. – Et cependant, continua-t-il, je ne puis trop blâmer Foster ; car puisqu’il ne veut voir personne, il a raison de tenir son habitation en tel état qu’elle ne puisse inspirer l’envie d’y entrer à qui que ce soit. Mais, s’il était encore ce que je l’ai connu autrefois, il y a longtemps que ces grands chênes auraient garni les chantiers de quelque honnête marchand de bois ; les matériaux de cette maison auraient servi à en bâtir d’autres, tandis que Foster en aurait étalé le prix sur un vieux tapis vert, dans quelque recoin obscur des environs de White-Friars [18].