Chapitre 1-2

2077 Words
– Allons, mon oncle, allons, trêve de plaisanteries. Gardez-les pour faire passer votre ale tournée, et voyons quel accueil cordial vous allez faire à un neveu qui a roulé dans le monde pendant dix-huit ans, qui a vu le soleil se lever où il se couche, et qui a voyagé jusqu’à ce que l’occident devînt l’orient pour lui. – A ce que je vois, Michel, tu en as rapporté un des talens du voyageur, et bien certainement tu n’avais pas besoin de faire tant de chemin pour l’acquérir. Je me souviens qu’entre toutes tes bonnes qualités, tu avais celle de ne jamais dire un mot de vérité. – Voyez-vous ce païen de mécréant, messieurs, dit Michel Lambourne en s’adressant à ceux qui étaient témoins de cette étrange entrevue de l’oncle et du neveu, et dont quelques uns, nés dans le village même, n’ignoraient pas les hauts faits de sa jeunesse ; c’est sans doute là ce qu’on appelle à Cumnor tuer le veau gras. Mais sachez, mon oncle, que je ne viens pas de garder les pourceaux. Je me soucie fort peu de votre accueil bon ou mauvais. Je porte avec moi de quoi me faire bien recevoir partout. En parlant ainsi il tira une bourse assez bien remplie de pièces d’or dont la vue produisit un effet remarquable sur la compagnie. Quelques uns secouèrent la tête, et chuchotèrent entre eux ; deux ou trois des moins scrupuleux commencèrent à le reconnaître comme concitoyen et camarade d’école, tandis que d’autres personnages plus graves se levèrent, et sortirent de l’auberge en disant, entre eux à demi-voix que, si Giles Gosling voulait continuer à prospérer, il fallait qu’il chassât de chez lui le plus tôt possible son vaurien de neveu. Gosling se conduisit lui-même comme s’il partageait cette opinion, et même la vue de l’or fit sur le brave homme moins d’impression qu’elle n’en produit ordinairement sur un homme de sa profession. – Mon neveu Michel, lui dit-il, mets ta bourse dans ta poche ; le fils de ma sœur n’a point d’écot à payer chez moi pour y souper ni pour y coucher une nuit ; car je suppose que tu n’as pas envie de rester plus long-temps dans un endroit où tu n’es que trop connu. – Quant à cela, mon oncle, répondit le voyageur, je consulterai mon inclination et mes affaires. En attendant, je désire donner à souper à mes braves concitoyens, qui ne sont pas trop fiers pour se souvenir de Michel Lambourne. Si vous voulez me fournir un souper pour mon argent, soit ; sinon, il n’y a que deux minutes de chemin d’ici au Lièvre qui bat du tambour, et je me flatte que mes bons voisins voudront bien m’y accompagner. – Non, Michel, non, lui dit son oncle ; comme dix-huit ans ont passé sur ta tête, et que je me flatte que tu as un peu amendé ta vie, tu ne quitteras pas ma maison à l’heure qu’il est, et tu auras tout ce que tu voudras raisonnablement demander ; mais je voudrais être sûr que cette bourse que tu viens d’étaler a été aussi légitimement gagnée qu’elle semble bien remplie. – Entendez-vous l’infidèle, mes bons voisins ? dit Lambourne en s’adressant de nouveau à l’auditoire. Voilà un vieux coquin d’oncle qui veut remettre au jour les folies de son neveu, après qu’elles ont une vingtaine d’années de date. Quant à cet or, messieurs, j’ai été dans le pays où il croît, où l’on n’a que la peine de le ramasser ; j’ai été dans le Nouveau-Monde, mes amis, dans l’Eldorado, où les enfans jouent à la fossette avec des diamans, où les paysannes portent des colliers de rubis, et où les maisons sont couvertes de tuiles d’or, et les rues pavées en argent. – Sur mon crédit, ami Michel, dit Laurent Goldthred, qui figurait au premier rang parmi les merciers d’Abingdon, ce serait un excellent pays pour y trafiquer. Combien rapporteraient les toiles, les rubans et les soieries, dans une contrée où l’or est si commun ? – Un profit incalculable, répondit Lambourne, surtout si un jeune marchand bien tourné y portait sa pacotille lui-même ; car les dames de ce pays sont des égrillardes, et, comme elles sont un peu brûlées par le soleil, elles prennent feu comme de l’amadou quand elles voient un teint frais comme le tien, avec des cheveux tournant un peu sur le roux. – Je voudrais bien pouvoir y commercer, dit le mercier avec un gros rire. – Rien n’est plus facile, si tu le veux, dit Michel, et si tu es encore le gaillard déterminé qui m’aidas autrefois à voler des pommes dans le jardin de l’abbaye. Il ne faut qu’un procédé chimique fort simple pour transmuter ta maison et tes terres en argent comptant, et faire ensuite de cet argent un grand navire garni de voiles, d’ancres, de cordages et de tous ses agrès. Alors tu emmagasines toutes tes marchandises à fond de cale, tu mets à bord cinquante bons garçons, j’en prends le commandement ; nous mettons à la voile, et vogue la galère ! nous voilà en chemin pour le Nouveau-Monde. – Tu lui apprends là un secret, mon neveu, dit Giles Gosling, pour transmuter, si c’est là le mot, ses livres en sous et ses toiles en fils. Ecoutez l’avis d’un fou, voisin Goldthred. Ne tentez pas la mer, car c’est un élément qui dévore volontiers tout ce qui le cherche. Que les cartes et les femmes fassent de leur pire, les balles de votre père dureront un an ou deux avant que vous alliez à l’hôpital, mais la mer a un appétit insatiable ; en une matinée elle avalerait toutes les richesses de Lombard-Street [6] aussi aisément que j’avalerais un œuf poché ou un verre de bordeaux. Quant à l’Eldorado de Michel, ne vous fiez jamais à moi, s’il n’est pas vrai qu’il l’ait trouvé dans les poches de quelque oison de votre espèce. Allons, ne bourre pas ton nez de tabac pour cela ; assieds-toi, tu es le bienvenu : aussi bien, voilà le souper qui arrive, et j’y invite tous ceux qui voudront en prendre leur part, en l’honneur du retour d’un neveu si promettant, et dans l’espoir qu’il revient tout autre qu’il n’est parti. En conscience, mon neveu, tu ressembles à ma pauvre sœur, comme jamais fils n’a ressemblé à sa mère. – Il ne ressemble pas tant au vieux. Benoît Lambourne son mari, dit le mercier. Vous souvenez-vous, Michel, de ce que vous dîtes à votre maître d’école un jour qu’il levait sur vous la férule, parce que vous aviez fait tomber les béquilles sur lesquelles votre père s’appuyait ? – C’est un enfant bien habile, dîtes-vous, que celui qui peut connaître son père. Le docteur Bricham rit tant qu’il en pleura, et ses pleurs vous empêchèrent d’en verser d’autres. – C’était reculer pour mieux sauter, dit Lambourne, il me l’a bien fait payer depuis ce temps. Et comment se porte le digne pédagogue ? – Mort, répondit Giles Gosling, et il y a déjà bien du temps. – Mort, répéta le sacristain de la paroisse ; j’étais près de son lit quand il mourut, et il mourut comme il avait vécu. – Morior, – mortuus sum vel fui, – mori, – telles furent ses dernières paroles ; et il eut à peine la force d’ajouter : Voilà mon dernier verbe conjugué. – Eh bien, que la paix soit faite avec lui, dit Michel ; il ne me doit rien. – Non vraiment, dit Goldthred, et il avait coutume de dire que chaque coup de lanière qu’il te donnait était autant de besogne qu’il épargnait au bourreau. – On aurait cru, reprit le sacristain, qu’il ne voulait lui laisser rien à faire, et cependant on sait que Goodman Thong n’a pas eu une sinécure avec notre ami. La patience sembla échapper à Lambourne. Il prit son chapeau sur la table, et l’enfonça sur ses sourcils de manière que l’ombre de son large bord donnait à des traits et à des yeux qui naturellement ne promettaient rien de bon, l’expression de physionomie sinistre d’un spadassin espagnol. – Voto à Dios [7], messieurs, s’écria-t-il, tout est permis entre amis et entre soi, et je vous ai déjà laissés tous, ainsi que mon digne oncle, vous divertir aux dépens des espiègleries de ma jeunesse ; mais songez pourtant que je porte le sabre et le poignard, et que j’ai la main légère dans l’occasion. Depuis que j’ai servi en Espagne, je suis devenu chatouilleux sur le point d’honneur ; et je serais fâché que vos provocations me portassent à quelque extrémité. – Et que feriez-vous ? demanda le sacristain. – Oui, monsieur, que feriez-vous ? dit le mercier en se rengorgeant de l’autre côté de la table. – Je vous couperais le sifflet, monsieur le sacristain, ce qui vous gênerait pour faire des cadences à l’église le dimanche. Et vous, mon digne marchand de toiles, de rubans et de soieries, je vous bâtonnerais de manière à vous empaqueter dans une de vos balles. – Allons, allons, dit l’hôte jugeant à propos d’intervenir, point de bruit dans ma maison. Mon neveu, il ne faut pas être si prompt à vous offenser, et vous, messieurs, vous feriez bien de songer que, si vous êtes dans une auberge, vous êtes en ce moment les convives de l’aubergiste ; par conséquent vous devez épargner l’honneur de sa famille. Diable ! tout ce tapage me fait perdre la tête à moi-même. J’oublie mon hôte silencieux, comme je l’appelle, car voilà deux jours qu’il est ici, et il n’a pas encore ouvert la bouche, si ce n’est pour demander ce qu’il lui faut et ce qu’il doit payer. Il ne donne pas plus d’embarras que si c’était un paysan, et cependant il paie comme un prince du sang royal. Il ne regarde que le total de sa carte, et il ne sait pas quand il partira. C’est un bijou qu’un tel hôte. Et moi, en vrai chien à pendre, je le laisse assis là-bas dans un coin, comme une brebis galeuse, sans lui faire la politesse de lui demander s’il veut souper ou boire un coup avec nous. Il ne me traiterait que comme je le mérite s’il s’en allait au Lièvre avant que la nuit soit plus avancée. Arrangeant avec grâce une serviette blanche sous son bras gauche, et tenant de la main droite son plus beau flacon d’argent, il ôta un instant son bonnet de velours, et s’avança vers l’individu solitaire dont il venait de parler, et sur qui les yeux de toute la compagnie se fixèrent à l’instant. C’était un homme de vingt-cinq à trente ans, d’une taille au-dessus de la moyenne, vêtu avec simplicité mais avec décence, ayant un air d’aisance qui tenait de la dignité, et qui semblait prouver que ses vêtemens n’étaient pas ceux qui auraient convenu à son rang. Il avait l’air pensif et réservé, les cheveux bruns, et des yeux noirs qui brillaient d’un éclat peu commun lorsqu’une vive émotion l’animait momentanément, mais qui, en toute autre occasion, annonçaient, comme tous ses autres traits, un homme tranquille et réfléchi. Les curieux du village avaient travaillé de leur mieux à découvrir son nom, sa qualité, et l’affaire qui l’avait amené à Cumnor, sans que rien eût transpiré qui pût les satisfaire. Giles Gosling, qui était le coq de l’endroit, zélé partisan de la reine Elisabeth et de la religion protestante, fut d’abord tenté de soupçonner son hôte d’être un jésuite, un prêtre, tel qu’il en venait alors un assez grand nombre de Rome et d’Espagne pour figurer sur un gibet en Angleterre ; mais il ne lui était guère possible de conserver une telle prévention contre un hôte qui donnait si peu d’embarras, qui payait son écot avec tant de régularité, et qui semblait se proposer de faire quelque séjour à l’auberge de l’ Ours-Noir. – Tous les papistes, pensa Giles Gosling, sont, unis comme les cinq doigts de la main. Si cet homme en était un, il aurait trouvé à se loger chez le riche squire de Bessellsley, ou chez le vieux chevalier à Wooton, ou dans quelque antre de leurs cavernes romaines, au lieu de venir dans une maison publique, en honnête homme et en bon chrétien. D’ailleurs, vendredi dernier, il mangea du bœuf aux carottes, quoiqu’il y eût sur la table des anguilles grillées aussi bonnes qu’on en pêcha jamais dans l’Isis [8].
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