II - L’empire du silence-2

3066 Words
Il tourna de nouveau les yeux vers le balcon ouvert ; il vit les jardins brunir, les maisons s’éclairer, une étoile sourdre de la tristesse du ciel, une longue épée pâle reluire au fond de la lagune, les collines se confondre avec la lisière de la nuit, les lointains s’étendre vers des contrées riches de biens inconnus. Il y avait par le monde des actions à faire, des conquêtes à poursuivre, des rêves à exalter, des destins à forcer, des énigmes à deviner, des lauriers à cueillir. Il y avait là-bas des chemins hantés par le mystère d’imprévoyables rencontres. Des bonheurs voilés y passaient sans que personne les rencontrât ou les reconnût. À cette heure, quelque part dans le monde, il existait peut-être un égal, un frère ou un ennemi lointain, sur le front de qui, après une journée d’attente laborieuse, descendait l’inspiration fulgurante d’où naît l’œuvre éternelle. À cette heure, quelqu’un peut-être venait d’achever un noble labeur ou de trouver enfin une raison héroïque de vivre. Mais lui, il était là prisonnier de son corps, gisant sous le poids de cette femme désespérée. Cette destinée magnifique de douleur et de puissance, pareille à un vaisseau chargé de fer et d’or, venait se briser contre lui comme contre un écueil. Et que faisait, que pensait dans le soir Donatella Arvale, sur sa colline toscane, dans sa maison solitaire, près de son père dément ? Trempait-elle sa volonté pour une lutte résolue ? Approfondissait-elle son secret ? Était-elle pure ? Il devint inerte sous l’étreinte ; il sentit ses bras entravés par le cercle rigide. Une répulsion muette et immobile occupa tout son être. Forte comme une angoisse, une mélancolie s’amassa autour de son cœur. Il lui sembla que le silence attendait un cri. Dans ses membres engourdis sous le fardeau, les veines battirent douloureusement. Peu à peu, l’étreinte se relâchait, comme si la vie s’en fût allée. Les paroles déchirantes lui revinrent dans l’âme. Un effroi subit l’assaillit, à l’apparition d’une image funèbre. Et cependant il ne bougea pas, ne parla pas, n’essaya pas de dissiper cette nuée d’angoisse qui s’accumulait sur l’un et sur l’autre. Il resta inerte. Il perdit la connaissance des lieux, la mesure du temps. Il vit cette femme et lui-même au milieu d’une plaine sans fin, parsemée d’herbes arides, sous un ciel blanc. Et ils attendaient, ils attendaient qu’une voix les appelât, qu’une voix les réconfortât… Un rêve confus naissait de sa torpeur, ondulait, se transformait, s’attristait sous l’incube. Maintenant, il croyait gravir des rochers avec sa compagne ; et ils étaient haletants, et la terrible anxiété de son amie rendait sa propre anxiété plus affreuse… Mais il tressaillit et rouvrit les paupières, au son d’une cloche. C’était la cloche de San-Simeone-Profeta, si voisine qu’elle semblait sonner à la voûte de la chambre. Le son métallique transperçait les oreilles comme une lame aiguë. – Tu t’étais assoupie, toi aussi ? – demanda-t-il à la femme, qu’il sentait abandonner comme si déjà elle eût été morte. Et il leva une main, il lui effleura les cheveux, la joue, le menton. Comme si cette main lui eût brisé le cœur, elle éclata en sanglots. Elle sanglotait, sanglotait, là sur la poitrine de l’aimé, sans y mourir. J’ai un cœur, Stelio, – dit-elle en le regardant au fond des pupilles, avec un effort pénible qui fit trembler sa lèvre comme si, pour prononcer ces paroles, elle avait dû vaincre une timidité farouche. – Je souffre d’un cœur qui est là vivant, Stelio : vivant et avide et angoissé comme vous ne le saurez jamais… Elle sourit de ce faible sourire dont elle voilait sa souffrance ; elle hésita ; elle tendit la main vers un bouquet de violettes, le prit, l’approcha de ses narines. Ses paupières s’abaissèrent ; son front demeura visible entre les cheveux et les fleurs, merveilleusement beau et triste. – Vous le blessez quelquefois, – dit-elle doucement, la bouche dans les violettes. – Quelquefois, vous êtes cruel pour lui… Il semblait que cette humble chose odorante l’aidât à confesser sa peine, à voiler mieux encore le timide reproche qu’elle adressait à son ami. Elle se tut. Il courba la tête. On entendait les tisons pétiller sur les chenets ; on entendait la pluie monotone battre le jardin en deuil. – Une soif de bonté, ah ! vous ne saurez jamais quelle soif !… La bonté, mon ami, la vraie, la profonde, celle qui ne sait pas parler mais qui sait comprendre, celle qui sait donner tout dans un seul regard, dans un petit geste, et qui est forte, et qui est sûre, toujours dressée contre la vie qui séduit et qui souille… Cette bonté la connaissez-vous ? Sa voix était tour à tour ferme et vacillante, si chaude de lumière intérieure, si pleine d’âme révélée, que le jeune homme la sentait passer à travers tout son sang, non pas comme un son, mais comme une essence spirituelle. – En vous, oui, en vous je la connais ! Il lui prit les deux mains qui tenaient sur les genoux les violettes ; il se courba et les baisa toutes les deux avec soumission. Il resta devant elle, à ses pieds, dans cette attitude soumise. Le parfum délicat ennoblissait sa tendresse. Pendant la pause, le feu et l’eau parlèrent. Elle demanda d’une voix limpide : – Croyez-vous que je sois pour vous une amie sûre ? – Ne m’as-tu pas regardé dormir sur ton cœur ? – répondit-il d’une voix altérée, saisi tout à coup d’une émotion nouvelle ; car, dans cette question, il voyait l’âme se présenter à lui nue et droite ; et il sentait au fond de son orgueil un besoin secret de croire et de s’appuyer. – Oui ; mais qu’est-ce que cela prouve ? Sur n’importe quel oreiller, la jeunesse a le sommeil tranquille. Tu es jeune… – Je t’aime et je crois en toi ; je m’abandonne tout entier. Tu es ma compagne. Ta main est forte. Il avait vu l’angoisse bien connue décomposer les lignes de ce cher visage ; et son accent avait tremblé d’amour. – La bonté ! – reprit-elle en lui caressant les cheveux sur les tempes, d’un geste léger. – Tu sais être bon ; tu as le besoin de consoler, doux ami ! Mais une faute a été commise, et elle exige une expiation. D’abord, il me semblait que j’aurais pu faire pour toi les choses les plus humbles et les plus hautes ; et maintenant, il me semble que je ne puis faire qu’une seule chose : m’en aller, disparaître, te laisser libre avec ton destin… Il l’interrompit en se soulevant pour prendre le cher visage entre ses paumes. – Je la puis cette chose que l’amour ne peut pas ! – dit-elle à voix basse, toute pâle. Et elle le regarda comme jamais elle ne l’avait regardé. Il sentit que dans le creux de ses paumes il tenait une âme, une source vive, infiniment belle et précieuse. – Foscarina, Foscarina, mon âme, ma vie ! Ah ! oui, plus que l’amour, tu peux, je le sais bien, me donner plus que l’amour ; et rien ne vaut pour moi ce que tu peux me donner ; et nulle autre offrande ne pourrait me consoler de ne plus t’avoir à mon flanc sur ma route. Crois-moi, crois-moi ! Je te l’ai répété si souvent, te souvient-il ? même lorsque tu n’étais pas encore à moi tout entière, même lorsque ce pacte nous séparait encore… Et, la tenant toujours prise entre ses paumes, il se pencha, la baisa passionnément sur les lèvres. Elle frissonna jusqu’aux os : le fleuve glacé passait de nouveau sur elle et la transissait. – Non, non ! – pria-t-elle, toute blanche. Elle se détourna du jeune homme. Sa poitrine haletait. Elle se baissa, comme en rêve, pour ramasser les violettes tombées. – Le pacte ! – dit-elle, après un intervalle de silence. Un sifflement sourd partait d’un tison rebelle à la morsure de la flamme ; la pluie crépitait sur les pierres et sur les branches. De temps à autre, ces bruits imitaient l’agitation de la mer, évoquaient les solitudes hostiles, les lointains inhospitaliers, les êtres errants sous la rigueur des cieux. – Pourquoi l’avons-nous v***é ? Stelio avait les yeux fixés sur la splendeur mobile du foyer ; mais dans ses mains ouvertes persistait la sensation prodigieuse, le vestige du miracle, la trace de ce visage humain où, à travers la pâleur lamentable, avait passé cette onde de beauté sublime. – Pourquoi ? – répéta la femme, douloureusement. – Ah ! confessez, confessez que vous aussi, cette nuit-là, avant que l’aveugle fureur nous eût assaillis et affolés, vous aussi vous aviez le pressentiment que tout allait être dévasté, perdu ; vous aussi vous aviez le pressentiment que nous ne devions pas céder, si nous voulions sauver le bien qui était né de nous deux, cette chose forte et enivrante qui me semblait la seule richesse de ma vie. Confessez-le, Stelio, dites la vérité ! Je pourrais presque vous rappeler l’instant précis où la voix bonne vous parla. Ne fût-ce pas sur l’eau, à l’heure du retour, pendant que nous avions avec nous Donatella ? Avant de prononcer ce nom, elle avait hésité une seconde ; et ensuite, elle avait éprouvé une amertume presque physique, une amertume qui était descendue de ses lèvres au fond de son âme, comme si les syllabes eussent été pour elle un poison. Elle souffrait, en attendant la réponse de son ami. – Je ne sais plus regarder vers le passé, Fosca, – répondit le jeune homme ; – et d’ailleurs je ne voudrais pas le faire. Mon bien, je ne l’ai pas perdu. Il me plaît que ton âme ait une bouche pesante et que ton sang abandonne ton visage quand je te touche et que tu pressens mon désir… – Tais-toi, tais-toi ! – supplia-t-elle. – Cesse de me troubler ! N’empêche pas que je te raconte ma peine ! Pourquoi ne viens-tu pas à mon aide ? Elle se retira un peu en arrière, parmi les coussins où elle était assise ; et elle se contracta comme sous une violence brutale, regardant fixement la flamme pour ne pas regarder celui qu’elle aimait. – Plus d’une fois j’ai vu dans tes yeux quelque chose qui m’a fait horreur, – put-elle dire enfin, avec un effort qui rendit sa voix rauque. Il tressaillit, mais il n’osa pas la contredire. – Oui, horreur ! – répéta-t-elle d’une voix plus nette, implacable contre elle-même, ayant désormais triomphé de sa crainte et ressaisi son courage. Ils étaient l’un et l’autre en face de la vérité, avec leurs cœurs palpitants et nus. Elle parla sans faiblesse. – La première fois, ce fut là-bas, dans le jardin, la nuit que tu sais… Je comprends ce qu’alors tu voyais en moi : toute la fange sur laquelle j’ai marché, toute l’infamie que mes pieds ont foulée, toute l’impureté dont j’ai eu le dégoût… Ah ! tu n’aurais pas pu avouer les visions qui alors allumaient ta fièvre ! Tu avais les yeux cruels et la bouche convulsée. Quand tu sentis que tu me blessais, la pitié te vint… Mais ensuite, ensuite… Elle s’était couverte de rougeur, et sa voix s’était faite impétueuse, et ses prunelles brillaient. – Avoir nourri durant des années, avec le meilleur de moi-même, un sentiment de dévotion et d’admiration sans limites, de près, de loin, dans la joie, dans la tristesse ; avoir accepté avec le plus pur acte de grâces toute la consolation offerte aux hommes par votre poésie, et avoir anxieusement attendu d’autres dons toujours plus hauts et toujours plus consolateurs ; avoir cru en la force grande de votre génie depuis son aurore, et n’avoir jamais détaché les yeux de votre ascension, et l’avoir accompagnée d’un vœu qui a été ma prière du matin et du soir durant des années ; avoir silencieusement et avec ferveur soutenu un continuel effort pour donner à mon esprit quelque beauté, quelque harmonie qui le rendissent moins indigne de s’approcher du vôtre ; tant de fois, sur la scène, devant une salle ardente, avoir prononcé avec un frisson quelque parole immortelle en pensant à celles qu’un jour il vous plaira peut-être de communiquer à la foule par le moyen de ma bouche ; avoir travaillé sans trêve, avoir essayé toujours d’arriver à un art plus simple et plus intense, avoir aspiré continuellement à la perfection par crainte de ne pas vous plaire, de paraître trop inférieure à votre rêve ; avoir aimé ma gloire fugitive seulement pour qu’elle pût un jour servir à la vôtre ; avoir hâte avec la ferveur de la foi la plus assurée vos nouvelles révélations, pour pouvoir m’offrir à vous comme un instrument de votre victoire avant ma décadence ; et avoir contre tout et contre tous défendu ce bien de mon âme secrète, contre tous et aussi contre moi-même, et plus courageusement et plus durement encore contre moi-même que contre les autres ; avoir fait de vous ma mélancolie, mon espérance tenace, mon épreuve héroïque, le signe de toutes les choses bonnes et libres, ah ! Stelio, Stelio… Elle s’arrêta une seconde, suffoquée par son cœur trop plein, offensée par le souvenir comme par une honte nouvelle. –… et arriver à cette aube-là, et vous voir partir ainsi de ma maison, dans ce matin horrible ! Elle blêmit, perdit tout le sang de sa face. – T’en souvient-il ? – J’étais heureux, heureux ! – s’écria le jeune homme d’une voix qui s’étranglait, bouleversé, pâlissant aussi. – Non, non… T’en souvient-il ? Tu te levas de mon lit comme du lit d’une courtisane, rassasié, après quelques heures de v*****t plaisir… – Tu te trompes, tu te trompes ! – Avoue ! Dis la vérité ! La vérité seule peut nous sauver encore. – J’étais heureux ; j’avais tout le cœur épanoui ; je rêvais, j’espérais, je croyais renaître… – Oui, oui, heureux de respirer, de te retrouver libre, de te sentir jeune encore dans le vent et dans le jour. Ah ! tu avais mêlé trop d’âcres choses à tes caresses, trop de poisons à ton plaisir. Que voyais-tu en celle qui tant de fois avait agonisé, – tu le sais bien ! – oui, agonisé, plutôt que de profaner le rêve qu’elle emportait avec elle dans sa course errante à travers le monde ? Dis : que voyais-tu, sinon la créature corrompue, la chair de volupté, le reste des amours de hasard, l’actrice vagabonde qui est dans son lit comme sur la scène, à tous et à personne… – Foscarina ! Foscarina ! Il se jeta sur elle, lui ferma les lèvres avec sa main tremblante. – Non, non, ne dis pas cela ! Tais-toi ! Tu es folle, tu es folle… – C’est horrible ! – murmura-t-elle en se renversant sur les coussins, défaillante, brisée par sa passion, submergée sous ce flot d’amertume qui avait jailli du plus profond de son cœur. Mais elle gardait les yeux ouverts et dilatés, immobiles comme deux cristaux, durs comme s’ils n’avaient plus eu de cils, fixés sur lui. Ces yeux empêchaient Stelio de parler, de nier ou d’atténuer la vérité qu’ils avaient découverte. Au bout de quelques instants, ils lui devinrent intolérables. Il les ferma du bout des doigts, comme on ferme ceux des morts. Elle vit ce geste, qui était d’une mélancolie infinie ; elle sentit sur ses paupières les doigts qui la touchaient comme savent toucher seulement l’amour et la pitié. Son amertume se dissipa, l’âpre nœud de sa gorge se dénoua, ses cils devinrent humides. Elle étendit les bras, lui enlaça le cou, s’y suspendit pour se soulever un peu. Et il sembla qu’elle se resserrait toute sur elle-même, qu’elle redevenait encore une fois légère et faible, et pleine d’une silencieuse imploration. – Ainsi donc, il faut que je m’en aille ! – soupira-t-elle, la voix mouillée par les larmes intérieures. – N’y a-t-il pas de remède ? N’y a-t-il pas de pardon ? – Je t’aime, dit l’aimé. Elle dégagea un bras et allongea vers le foyer sa main ouverte, comme pour conjurer le sort. Puis, de nouveau, elle enveloppa le jeune homme dans un étroit embrassement. – Oui, encore un peu, encore un peu ! Laisse-moi rester encore un peu. Et puis, je m’en irai, je m’en irai mourir là-bas, très loin, sous un arbre, sur une pierre. Laisse-moi rester encore un peu ! – Je t’aime, dit l’aimé. Les forces aveugles et indomptables de la vie tourbillonnaient sur leurs têtes, sur leur embrassement. Comme ils les sentaient présentes, l’effroi resserrait leur étreinte ; et du contact de leurs corps il naissait pour leurs âmes un bien et un mal déchirants qui se confondaient, n’étaient plus séparables. La voix des éléments parlait dans le silence un langage obscur, qui était comme une réponse incomprise à leur muette interrogation. Près d’eux, loin d’eux, le feu et l’eau discouraient, répondaient, racontaient. Peu à peu, ils attirèrent l’esprit de l’animateur, le séduisirent, le charmèrent, l’entraînèrent dans le monde des mythes innombrables qui étaient nés de leur éternité. Il eut dans les oreilles la sensation réelle et profonde des deux mélodies qui exprimaient l’intime essence des deux Volontés élémentaires : les deux mélodies merveilleuses qu’il avait déjà trouvées pour les ourdir dans la trame symphonique de la tragédie nouvelle. Soudain, la douleur et l’inquiétude cessèrent en lui comme pour une trêve heureuse, pour un intervalle d’enchantement. Et les bras de la femme se dénouèrent aussi, comme s’ils obéissaient à un ordre mystérieux de libération. – Il n’y a pas de remède ! – se dit-elle à elle-même, comme pour répéter la formule d’un arrêt que ses oreilles auraient entendu de la même façon que l’autre avait entendu les grandes mélodies. Elle se courba, elle appuya son menton sur sa paume et son coude sur son genou ; et, dans cette attitude, elle resta les yeux fixés sur le foyer, fronçant les sourcils. Il la regarda, fut ressaisi par sa peine. La trêve était finie, trop brève ; mais son esprit s’était orienté vers son œuvre, et il lui restait une excitation qui ressemblait à de l’impatience. Maintenant, cette peine lui semblait inutile ; l’angoisse de cette femme lui semblait presque importune, puisqu’il l’aimait, puisqu’il la désirait, et que ses caresses étaient ardentes, et qu’ils étaient libres tous les deux, et que le lieu où ils vivaient était propice à leurs rêves et à leurs plaisirs. Il aurait voulu trouver une manière subite de rompre ce cercle de fer, de dissiper cette triste vapeur, de ramener son amie à la joie. Il fit appel à sa grâce ingénieuse pour qu’elle lui fournît une intervention délicate qui attirerait l’affligée au sourire, qui l’apaiserait. Mais il n’avait plus maintenant cette mélancolie pleine d’abandon et cette pitié tremblante qui avaient donné à ses doigts un toucher si suave lorsqu’il avait fermé les yeux désespérés. Son instinct ne lui suggérait que le geste sensuel, la caresse qui stupéfie l’âme, le b****r qui confond les pensées. Il hésita ; il la regarda. Elle demeurait dans la même attitude, courbée, le menton appuyé sur la paume, les sourcils froncés. La flamme lui éclairait le visage et les cheveux de ses lueurs dansantes. Le front était beau comme un beau front viril ; mais il y avait quelque chose de farouche dans le pli naturel et dans le reflet fauve des grandes mèches massives, à leur naissance près des tempes : quelque chose de fier et de rude qui faisait songer à l’aile des oiseaux de proie. – Que regardes-tu ? – dit-elle, sentant cette attention. Est-ce que tu me découvres un cheveu blanc ? Il se pencha, se mit à genoux devant elle, flexible, câlin. – Je te vois belle, Foscarina. Je ne découvre en toi que des choses qui me plaisent, toujours. Je regardais le pli de tes cheveux, là : ce pli étrange qui a été fait, non par le peigne, mais par la tempête. Il plongea ses mains sensuelles dans les boucles épaisses. Elle ferma les yeux, reprise de ce froid, dominée par ce terrible pouvoir ; elle fut à lui comme une chose qu’on tient dans le poing, comme une bague au doigt, comme un gant, comme un vêtement, comme une parole qu’on peut dire ou ne pas dire, comme un vin qu’on peut boire ou verser par terre. – Je te vois belle. Quand tu fermes ainsi les yeux, je te sens mienne jusqu’au fond, jusqu’au fond, mienne, en moi, comme l’âme est confondue avec le corps ; une seule vie, la mienne et la tienne… Ah ! je ne sais pas te dire… Tout ton visage pâlit au-dedans de moi-même… Je sens l’amour monter dans tes veines, monter jusqu’à la pointe de tes cheveux ; je le vois sourdre de dessous tes paupières… Quand tes paupières battent, il me semble qu’elles battent comme mon sang et que l’ombre de tes cils touche le plus profond de mon cœur…
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