Chapitre 1
— « Je suis sûr qu'il n’en a pas fait autant… » se dit-il, en songeant aux heures d’insomnie que René avait dû traverser, « ni Suzanne… » elle était si bouleversée la veille, « ni Moraines » . Une indisposition de sa femme mettait ce brave garçon aux cent coups. « Quel joli titre de comédie : Le plus heureux des quatre !… — Je le placerai, ce mot-là… » Sa plaisanterie le divertit lui-même, et quand le docteur Noirot lui eut répété, au cours de son massage : « L'estomac, mon cher ami, est excellent ce matin, plus trace de dilatation, et quels muscles !… C’est souple, c’est robuste, c’est ferme : des muscles de trente ans… » l’impression du bien-être acheva d’abolir en lui presque toute amertume. Il n’eut qu’une seule idée : comment empêcher que la scène de la veille changeât quoi que ce fût à une existence si confortable, si bien adaptée à sa chère personne ?… Il y pensait en buvant son chocolat, au sortir du massage : une espèce de mousse légère et parfumée que son valet de chambre battait avec un tour de main étudié chez un maître. Il y pensait, en galopant au Bois par le plus limpide ciel de printemps. Il y pensait, assis à la table du déjeuner, vers midi et demi, en face de sa vieille parente qui dirigeait toute une partie de sa maison : la lingerie, l’argenterie, les comptes des domestiques, en attendant qu’elle devînt la sœur de charité de ses infirmités suprêmes. Sa conclusion fut pour le grand mot de toute politique sage, tant privée que publique : Attendre ! « Il faut laisser le petit jeune homme faire des sottises et se couler tout seul… Soyons très aimable et n’ayons rien vu… » Il se rendait rue Murillo de pied, vers deux heures, en ruminant cette résolution. Il s’arrêta devant la devanture d’un magasin d’antiquités qu’il connaissait bien, et il y remarqua une montre Louis XVI, en or ciselé, avec un encadrement de roses et une miniature exquise : « Voilà, » songea-t-il, « un excellent moyen de lui prouver que je suis pour le statu quo. » Il paya ce gentil bibelot un prix très raisonnable et se félicita doublement de cet achat, quand il vit, à son entrée dans le petit salon où se tenait Suzanne, combien la jeune femme attendait sa visite avec angoisse. Ses yeux meurtris et sa pâleur révélaient qu’elle avait dû passer la nuit à bâtir des plans pour sortir de l’impasse où la scène avec René l’avait acculée. À la manière dont elle le regarda, le baron comprit qu’elle n’espérait pas avoir échappé à sa perspicacité. Ce fut comme un dernier hommage qui finit de panser la blessure de son amour-propre, et il éprouva un réel plaisir à lui tendre l’écrin où se trouvait enfermée la petite montre, en lui demandant : — « Ceci vous plaît-il ? » — « Ravissant, » dit Suzanne, « et ce berger et cette bergère… ils sont vivants. » — « Oui, » reprit Desforges, « ils ont l’air de chanter la romance de l’époque : J’ai tout quitté pour l’ingrate Sylvie, Elle me quitte et prend un autre amant… Il avait dû jadis quelques jolis succès de salon à une voix de ténor fine et bien manœuvrée; il fredonna le refrain de la célèbre complainte, avec une variante de sa façon : Chagrins d’amour ne durent qu’un moment, Plaisirs d’amour durent toute la vie… — « Si vous voulez mettre ce berger et cette bergère sur un coin de votre table, ils y seront mieux que chez moi… » — « Que vous me gâtez ! » répondit Suzanne, un peu embarrassée. — « Non, fit Desforges, je me gâte moi-même… Ne suis-je pas votre ami avant tout ? » Puis, lui baisant la main, il ajouta d’un ton sérieux, et qui contrastait avec son badinage : « Et vous n’en aurez jamais de meilleur… » Et ce fut tout. Un mot de plus, et il compromettait sa dignité. Un mot de moins, et Suzanne pouvait le croire sa dupe. Elle éprouva, pour la délicatesse avec laquelle il venait de la traiter, un mouvement de reconnaissance, — d’autant plus sincère que cette délicatesse lui permettait de ne plus penser qu’à René. Ç’avait été là un comble d’anxiété durant son insomnie de la nuit : comment ménager l’un en gardant l’autre, maintenant que les deux hommes s’étaient vus, s’étaient pénétrés ? Rompre avec le baron ? Elle y avait pensé, mais comment faire ? Elle se trouvait prise au piège des mensonges qu’elle faisait à son mari depuis plusieurs années. Leur train de vie ne pouvait se soutenir sans le secours de son amant riche. Briser avec lui, c’était se condamner tout de suite à chercher une relation du même genre, ou bien à tomber plus bas encore, dans cette prostitution payée comptant, chez les procureuses, que la chronique attribuait à telle ou telle femme de sa connaissance. D’un autre côté, garder Desforges, c’était rompre avec René. Jamais le baron ne comprendrait qu’en aimant le poète elle ne lui volait rien. Est-ce que les hommes admettent jamais de pareilles vérités ? Et voici que celui-là était assez spirituel, assez bon, pour ne pas même lui parler de ce qu’il avait pu remarquer. Jamais, en payant pour elle les notes les plus lourdes, il ne lui avait paru aussi généreux qu’à cette minute où il lui permettait, par son attitude, de se livrer tout entière au soin de reconquérir son jeune amant, des baisers duquel elle ne pouvait, elle ne voulait pas se passer. — « Il a raison, » se dit-elle quand Desforges fut parti, « c’est mon meilleur ami… » et, tout de suite, avec cette admirable facilité d’espérance que possèdent les femmes, lorsqu’un premier bonheur les surprend, elle voulut croire que les choses s’arrangeraient aussi aisément de l’autre côté. Étendue sur la chaise longue du petit salon, et tandis que ses doigts maniaient distraitement la jolie montre, sa pensée s’appliqua tout entière au poète et au procédé qu’il convenait d’employer pour le reprendre. Il s’agissait de préciser la situation et de la regarder bien en face. Que savait René ? Il l’avait renseignée lui-même sur ce premier point : il l’avait vue sortir de la maison de la rue du Mont-Thabor, et il en avait vu sortir Desforges. Or le baron, par prudence, ne s’en allait jamais par la même porte que sa maîtresse. Donc René connaissait l’existence des deux entrées. L’avait-il vue, elle, laisser sa voiture et marcher jusqu’à celle de ces entrées qui donnait sur la rue de Rivoli ? C’était bien probable. Si le seul hasard l’eût fait se rencontrer avec elle, d’abord, puis avec le baron, il n’eût rien conclu de ces deux rencontres. Non. Il l’avait épiée, suivie. Poussé par quelle influence ? Elle l’avait quitté au commencement de la semaine, à leur dernière entrevue, si rassuré, si tendre, si heureux ! Il n’y avait qu’une cause possible à une reprise de soupçon assez violente pour aller jusqu’à l’espionnage : le retour de Claude. Elle eut un mouvement de haine contre ce personnage. « Si c’est à lui que je dois cette nouvelle alerte, il me le paiera… » songeait-elle. Mais elle revint aussitôt au danger qui, pour l’instant, lui importait plus que sa rancune contre l’imprudent Larcher. Le fait était là, positif : pour une raison ou pour une autre, René avait surpris le secret de ses rendez-vous avec Desforges, et la douleur avait été si forte que, sur-le-champ, il avait dû la lui crier. Que d’amour dans cette folle démarche à l’Opéra qui avait failli la perdre! Au lieu de lui en vouloir elle l’en chérissait davantage. Cette preuve insensée de passion lui mesurait sa puissance sur le jeune homme. Non, un amant qui aime avec cette frénésie n’est pas difficile à ramener. Il fallait seulement qu’elle le vît, qu’elle lui parlât, qu’elle lui expliquât de vive voix cette visite rue du Mont-Thabor. Elle pouvait être allée tout simplement chez une amie malade, qui fût aussi l’amie de Desforges. Mais la voiture renvoyée devant Galignani ?… — Elle avait eu envie de marcher quelques pas. Mais les deux entrées ?… — Tant de maisons honnêtes sont ainsi !… Elle connaissait trop, par expérience, les côtés confiants du caractère de René pour douter qu’il se laissât convaincre. Sur le premier moment, il avait été terrassé par une évidence qui corroborait ses soupçons. Aujourd’hui déjà il devait douter, plaider en lui-même la cause de son amour… Elle en était là de ses raisonnements lorsqu’on lui annonça que sa voiture était avancée. Le désir de s’emparer à nouveau de René la possédait si complètement, elle était d’autre part si persuadée que sa présence enlèverait les dernières résistances, qu’un projet soudain se saisit d’elle : pourquoi n’essaierait-elle pas de retrouver le jeune homme tout de suite ? Oui, pourquoi, maintenant qu’elle n’avait plus rien à craindre de Desforges ? Dans les brouilles d'amour, les plus rapides raccommodements sont les meilleurs… Aurait-il en lui la force de la repousser, si elle lui arrivait, dans ce petit intérieur témoin de sa première visite, s’offrant à lui comme alors, lui apportant cette nouvelle et indiscutable preuve d’amour, lui disant : « Tu m’as outragée, calomniée, torturée… je n’ai pu supporter ni tes doutes ni ta douleur… me voici ! » Elle n’eut pas plutôt conçu la possibilité de cette démarche décisive qu’elle s’y attacha comme à un moyen sûr d’échapper à l’angoisse qui la torturait depuis la veille. Elle s’habilla d’une manière si rapide, que sa femme de chambre Céline en demeura étonnée, et cependant elle n’avait jamais été plus jolie qu’avec la robe de printemps grise et claire qu’elle avait choisie : une robe un peu serrée aux jambes, comme on les portait cette année-là, souple fourreau qui la dessinait tout entière. Et, sans hésiter, elle jeta le nom de la rue Coëtlogon à son cocher. Cette femme si calculatrice, si préoccupée de tout ménager, en était arrivée là. — « Pour une fois !… » se disait-elle, tandis que son coupé traversait Paris, « j’arriverai plus vite… » Les sèches idées de prudence avaient bien vite fait de céder la place à d’autres : « Pourvu que René soit chez lui ?… Mais il y est. Il attend une lettre de moi, un signe quelconque de mon existence. » C’était à peu près la même question qu’elle se posait et pour y répondre dans les mêmes termes, lors de sa première visite en mars, deux mois et demi auparavant. Elle put mesurer, à la différence des émotions ressenties, quel chemin elle avait parcouru depuis cette époque. Dans ce temps-là, elle courait vers le logis du jeune homme, attirée par le plus fougueux des caprices, mais un caprice seulement. Aujourd’hui, c’était bien l’amour qui brûlait son sang de ses fièvres, l’amour qui a faim et soif de l’être aimé, l’amour qui ne voit plus que lui au monde, et qui marcherait vers son désir sous la gueule d’un canon chargé, sans trembler. Oui, elle aimait avec son corps, avec son esprit, avec tout son être ; elle le sentait à la fureur d’impatience où la jetait le train de sa voiture, pourtant rapide; à son épouvante que sa démarche se trouvât vaine. Elle reconnut la grille qui fermait l’entrée de la ruelle, avec une émotion extrême. C’était maintenant un coin vert et frais, grâce aux beaux arbres dont le feuillage frémissait derrière le mur du jardin, à droite, sous la caressante lumière de cette gaie après-midi du mois de mai. Non, elle n’était pas aussi troublée l’autre fois, quand elle avait demandé au concierge si M. Vincy était à la maison. Il y était cette fois encore. Elle sonna, et, comme l’autre fois, le tintement de la clochette lui résonna jusqu’au fond du cœur. Elle entendit une porte s’ouvrir, des pas s’avancer, tout légers, tout lestes. Elle se souvenait de l’approche de gendarme écoutée jadis à cette même place. Ce n’était pas la bonne qui venait lui ouvrir maintenant, ce n’était pas non plus René. Elle connaissait si bien le bruit particulier de sa démarche. Elle pressentit qu’elle allait se trouver devant la sœur de son amant, cette Émilie dont l’absence avait favorisé son autre visite. Elle n’eut pas le temps de raisonner sur les désavantages de cet incident inattendu. Déjà Mme Fresneau, — c’était bien elle — avait entr’ouvert la porte et montré un visage qui ne laissa plus de doute à Suzanne, tant était grande la ressemblance entre la sœur et le frère. Émilie, elle non plus, n’hésita pas sur l’identité de la visiteuse, et, sans doute, les nouvelles souffrances de René durant ces derniers jours, jointes aux révélations de Claude durant leur entretien, avaient exaspéré son antipathie contre Mme Moraines, car elle ne put dissimuler une expression d’hostilité passionnée, et elle répondit à la demande de la jeune femme, du ton le plus pincé : — « Non, madame, mon frère n’est pas là… » Puis, son affection de sœur lui suggérant une ruse subite pour prévenir toute question sur l’heure possible de la rentrée de René, elle ajouta : « Il est parti en voyage ce matin même… » Que cette réponse fût un mensonge, le concierge s’était comme chargé de le démontrer à l’avance. Mais que ce mensonge fût une soudaine invention d’Émilie, cela, Suzanne ne pouvait pas le penser. Elle dut croire et elle crut que Mme Fresneau obéissait à une consigne donnée par son frère. Elle n’essaya pas d’en savoir davantage, et se contenta de dire en s’inclinant un : « Madame… » où la grâce parfaite de la mondaine prenait la seule revanche qui lui fût permise sur la maussaderie presque impolie de la bourgeoise. Mais cette grâce n’empêcha point qu’elle n’éprouvât plus qu’un désappointement, une réelle douleur. Que l’étrange accueil d’Émilie s’expliquât ou non par des indiscrétions de René, elle ne se le demandait même pas. Elle se disait : « Il ne veut plus me revoir !… » et cette idée lui perçait le cœur. Quand elle fut dans la rue, elle se retourna pour jeter un coup d’œil sur la fenêtre de cette chambre où elle s’était donnée à son amant, pour la première fois. Cette première fois, elle s’était, en s’en allant, retournée de même, et elle avait pu le voir, lui, debout derrière le rideau à moitié relevé. Ne se remettrait-il pas à cette place, pour la regarder partir, quand sa sœur lui aurait dit qui venait de sonner à la porte ? Elle attendit cinq minutes, debout sur ce coin de trottoir, et ce lui fut comme un nouveau malheur que ces rideaux demeurassent baissés. Elle monta dans son coupé, en proie à toutes les agitations d’une femme qui aime véritablement et qui change de projet à chaque seconde. Après des débats infinis avec elle-même, elle se décida, elle qui n’écrivait jamais, à écrire au poète le billet suivant : Samedi, 5 heures. Je suis allée rue Coëtlogon, René, et votre sœur m’a dit que vous étiez en voyage. Mais je sais que ce n’est pas vrai. Vous étiez là, à deux pas de moi, qui ne vouliez pas me recevoir, dans cette chambre dont chaque meuble devrait pourtant vous rappeler une heure où vous ne pouvez pas douter que j’aie été sincère. Quelle raison avais-je de vous mentir alors ? Je vous en supplie, voyez-moi, ne fût-ce qu’une minute. Venez lire dans mes yeux ce dont vous m’aviez juré de ne plus douter, que vous êtes mon tout, ma vie, mon Ciel. Depuis hier soir, je ne vis plus. Vos horribles paroles me résonnent toujours dans les oreilles. Non, ce n’est pas vous qui les avez prononcées. Où auriez-vous pris tant d’amertume, presque de haine ?… Ah ! Comment avez-vous pu me condamner ainsi sans m’entendre, sur la foi d’un soupçon dont vous aurez honte, quand je vous en aurai fait toucher au doigt la misère ? Oui, je devrais vous en vouloir, être indignée contre vous, mais je n’ai dans le cœur que tendresse pour toi, mon René, que désir d’effacer de ton âme tout ce que les ennemis de notre bonheur ont pu y graver. Cette démarche, si contraire à ce qu’une femme se doit à ellemême, je m’étais tant réjouie de la faire, tu ne pouvais douter du sentiment qui me l’inspirait. Ne me réponds pas. Je sens, même en t’écrivant, combien une lettre est impuissante à montrer le cœur. Je t’attendrai après-demain lundi, à onze heures, dans notre asile. J’aurais le droit de te dire que je veux t’y voir, car un accusé a toujours le droit de se défendre. Je ne te dirai qu’un mot : viens-y, si tu as vraiment aimé, ne fût-ce qu’un jour, celle qui ne te ment pas, qui ne t’a jamais menti, qui ne te mentira jamais, je te le jure, mon unique amour. Quand Suzanne eut terminé cette lettre, elle la relut. Un dernier instinct de diplomatie l’avait fait hésiter devant la signature. Elle était si complètement prise qu’elle en eut honte, et elle écrivit son nom au bas de ce billet, image exacte de l’étrange situation morale où elle s’était laissé entraîner. Elle y mentait une fois de plus, en jurant qu’elle ne mentait pas, et rien n’était plus vrai, plus spontané, moins artificiel que l’émotion qui lui dictait cette tromperie suprême, après tant d’autres. Elle sonna, et, contre toute prudence encore, elle donna au valet de pied cette lettre dont une seule phrase pouvait la perdre, pour qu’il la fît porter tout de suite rue Coëtlogon, par un commissionnaire. Depuis ce moment, et durant les trente-six heures qui la séparaient du rendez-vous qu’elle avait fixé, elle vécut dans un état de surexcitation nerveuse dont elle ne se serait jamais crue capable. Cette femme, si maîtresse d’elle-même et qui s’était engagée dans cette aventure, comme elle se maintenait dans le monde, depuis des années, avec le machiavélisme d’une rouée, se sentait impuissante à suivre, à former aucune espèce de projet pour la conduite qu’elle tiendrait avec son amant. .. . .