Chapitre 3

2986 Words
— « M. René sera couché vers les deux heures, alors, » reprit Mme Offarel avec cette visible satisfaction d’une personne agressive qui assène à un interlocuteur quelque argument irréfutable, « et comme M. Fresneau s’en va vers les sept heures et que, dès les six, Françoise est là à faziller… » — « Allons, allons, une fois n’est pas coutume, » fit Émilie avec une certaine impatience, en coupant la parole à la grondeuse, dont elle prévoyait quelque algarade, et pour changer le cours de la causerie en flattant une manie de la vieille dame : — « Vous ne nous avez pas dit si Cendrillon est revenue définitivement ? » Cendrillon était une chatte grise qui avait été donnée par Mme Offarel à un jeune homme de leurs amis, un monsieur Jacques Passart, professeur de dessin, qu’un goût commun pour l’aquarelle avait lié avec le sous-chef de bureau. C’étaient là les deux vices du ménage : la peinture pour le mari, qui lavait ses paysages jusque dans son bureau ; la gent féline pour la femme, qui avait eu jusqu’à cinq pensionnaires de cette espèce dans le logement de la rue de Bagneux, — un rez-de-chaussée comme celui des Fresneau, et agrémenté aussi d’un jardinet. Jacques Passart, qui nourrissait pour Rosalie un amour malheureux, s’était si souvent confondu en exclamations devant la gentillesse de Cendrette ou Cendrinette, comme disait Mme Offarel, que cette dernière lui avait donné la petite chatte. Après un séjour de trois mois dans la chambre que Passart occupait à un cinquième étage de la rue du Cherche-Midi, la pauvre Cendrillon avait fait ses petits. On lui en avait tué deux sur trois, et elle s’était sauvée, emportant le troisième. Passart n’avait pas osé parler de cette fuite. Deux jours après, Mme Offarel avait entendu un grattement à la porte du jardin. « C’est singulier, » avait-elle dit en vérifiant le nombre des chats étendus, l’un sur le duvet de son lit, l’autre sur l’unique canapé, le dernier sur le marbre de la cheminée. « Ils sont là tous trois, et l’on gratte. » Elle avait ouvert, et Cendrillon était entrée, dressant son museau, arquant son dos, frottant sa tête contre son ancienne maîtresse, enfin mille amitiés qui avaient ravi la bonne dame. Puis, le lendemain matin, plus de Cendrillon. Cette visite, rendue plus mystérieuse par l’aveu que Passart avait dû faire de sa négligence à surveiller la précieuse chatte, avait été, la veille, un objet d’interminables raisonnements de Mme Offarel à Émilie, et le fait de n’en avoir pas encore parlé de la soirée, révélait toute l’importance attachée par la mère de Rosalie à l’entrée de René dans le beau monde, comme elle disait encore : — « Ah ! Cendrillon !… » reprit-elle, avec un mélange de son aigreur actuelle et de l’enthousiasme que lui inspirait le souvenir de la gracieuse bête. « Mais monsieur René se la rappelle-t-il seulement ? » Et, sur un signe du jeune homme qu’il n’avait pas oublié cette intéressante personne : « Hé bien ! elle est revenue, ce matin, avec son petit, qu’elle tenait dans sa gueule et qu’elle a mis à mes pieds pour me l’offrir… Oui, elle me regardait… Elle était venue, l’autre jour, afin de voir si je voulais bien encore d’elle, et maintenant elle me demandait de prendre aussi son chaton… Ça vaut mieux d’aimer les bêtes que les gens, » ajouta-t-elle en manière de conclusion, « elles sont plus fidèles. » — « Admirable trait d’instinct ! » s’écria Fresneau qui recommençait de zébrer ses copies d’indications cabalistiques. « Je le citerai à mon cours… » — Le pauvre homme, sorte de maître Jacques du professorat, enseignait la philosophie dans une école préparatoire au baccalauréat, le latin ailleurs, ailleurs encore l’histoire, et jusqu’à l’anglais qu’il savait à peine prononcer. À ce régime il avait contracté cette habitude, propre aux vieux universitaires, de conférencer à perte de vue et à toute occasion. Ce merveilleux retour de Cendrillon au logis natal lui fut un texte à disserter indéfiniment. Il allait, racontant anecdotes sur anecdotes, et oubliant ses copies, — en apparence ; car l’excellent homme, et si faible qu’il n’avait jamais su tenir en paix une classe de dix élèves, trouvait à son service toutes les finesses de l’observateur lorsqu’il s’agissait de sa femme. Tandis que son crayon courait dans les marges des devoirs de ses écoliers, il avait perçu distinctement l’hostilité de Mme Offarel et deviné à l’accent d’Émilie qu’elle n’était pas rassurée sur l’issue d’une conversation engagée de la sorte. Et le professeur prolongeait son monologue pour donner aux nerfs de l’acariâtre bourgeoise le temps de se calmer. Il n’eut pas à soutenir ce rôle bien longtemps. Un nouveau coup de sonnette retentit… — « C’est papa, il est dix heures moins un quart ! » s’écria Rosalie. Elle aussi avait souffert de l’aigreur de sa mère vis-à-vis de Claude et de René. Et l’arrivée de son père qui devait donner le signal du départ lui apparaissait comme une délivrance, — elle pour qui s’en aller de la maison des Fresneau était d’ordinaire un crève-cœur. Mais elle connaissait sa mère, et elle sentait, d’instinct plus que de raisonnement, combien l’amertume de ses remarques devait paraître mesquine et déplaisante à René. Il n’avait que trop de motifs pour ne plus se complaire dans leur société ! Elle se leva donc en même temps que son père entrait dans la salle. C’était un homme long et sec, avec un de ces visages comme évidés qui rappellent nécessairement le type immortel de don Quichotte : un nez en bec d’aigle, des tempes creusées, une bouche un peu tirée, et, dominant le tout, un de ces fronts fuyants, chimériques, dont il semble que les manies et les idées fausses en ont raviné toutes les rides et soulevé toutes les bosses. Celui-ci joignait à son innocente passion d’aquarelliste en chambre, la ridicule infirmité de ramener sans cesse la conversation sur ses maladies imaginaires. — « Il fait très froid ce soir, » fut son premier mot, et tout de suite, s’adressant à sa femme : « Adélaïde, as-tu de la teinture d’iode à la maison ? Je suis sûr que j’aurai ma crise de rhumatismes demain matin. » — « Votre voiture est-elle chauffée ? » dit Émilie à Claude, sur cette exclamation. — « Oui, Madame, » fit l’écrivain, et, consultant sa montre : « Il faut même la gagner, cette voiture, si nous ne voulons pas être en retard… » Tandis qu’il prenait congé de tout le petit cercle, et qu’Émilie le reconduisait, René avait disparu de son côté, sans serrer la main à personne, par la porte qui donnait de la salle à manger dans sa chambre. « Il est sans doute allé prendre son pardessus, il va revenir, » pensait Rosalie ; « il n’est pas possible qu’il parte sans me dire adieu, d’autant plus qu’il ne m’a pas regardée de tout ce soir. » Et elle continuait son ouvrage tandis que Fresneau accueillait le sous-chef de bureau avec la même offre qu’il avait eue pour son ami : — « Un petit verre pour chasser ce froid ? » — « Une larme, » fit l’employé. — « À la bonne heure, » reprit le professeur, « vous n’êtes pas comme Larcher, qui a méprisé mon eau-de-vie. » — « M. Larcher ? » dit l’employé. « Vous ne savez pas sa boisson ordinaire ? … Hé ! hé ! » ajouta-t-il d’une voix plus basse et en regardant du côté du corridor prudemment, « j’ai lu ce soir même un article de journal où il est joliment arrangé. » — « Conte-nous ça, petit père, » fit Mme Offarel en posant son ouvrage sur ses genoux, pour la première fois de la soirée, et laissant paraître sur son visage la joie naïve de ses mauvais sentiments, comme elle avait montré tout à l’heure sa naïve affection pour la petite chatte. — « Il paraît, » reprit le vieil homme en soulignant ses mots, « que, dans les salons où va M. Larcher, on lui donne à boire, au lieu de tasses de thé, des verres de sang. » — « Des verres de sang ? » interrogea Fresneau abasourdi de cet étrange racontar, « et pourquoi faire ? » — « Pour le soutenir, donc, » dit vivement Mme Offarel, « vous n’avez pas vu cette mine ? Ah ! il doit en mener une jolie vie ! » — « Il paraît encore, » continua le narrateur qui tenait à placer quelques anecdotes de plus, avec cette basse ardeur de crédulité propre aux bourgeois, aussitôt qu’il s’agit d’une des innombrables calomnies d’envieux auxquelles sont en proie les hommes connus, « il paraît qu’il vit entouré d’une cour d’adoratrices, et qu’il a trouvé un moyen sûr de faire un succès aux moindres pages qui sortent de sa plume. Il fait tirer ses épreuves à des dizaines d’exemplaires qu’il porte chez chacune des dames qu’il connaît. On les étale sur un canapé et alors : Mon petit Larcher par-ci, mon petit Larcher par-là, vous changerez ce mot, vous enlèverez cette phrase… et il change le mot, et il enlève la phrase, et ces dames s’imaginent qu’elles sont un peu les auteurs de ce qu’il a écrit… » — « Ça ne m’étonne pas, » dit Mme Offarel, « il m’a tout l’air d’un fier intrigant. » — « Ma foi, » reprit Fresneau, « je n’aime guère sa littérature, mais pour intrigant c’est une autre histoire ! Il n’y a pas plus enfant que lui, ma pauvre Mme Offarel. Quand je vois dans les journaux qu’il connaît le cœur des femmes… ce que je m’amuse ! Je l’ai toujours vu amoureux des pires drôlesses, qu’il prenait consciencieusement pour des anges, et qui le trompaient, qui le lanternaient !… René nous racontait l’autre jour qu’il passe toutes ses journées à se faire moquer de lui par cette petite Colette Rigaud, qui joue dans le Sigisbée, une farceuse qui lui grugera jusqu’à son dernier sou… » — « Chut ! » fit Émilie, qui rentra juste à temps pour entendre la fin de ce petit discours, et qui mit la main sur la bouche de son mari. « Monsieur Claude est notre ami, et je ne veux pas que l’on en parle… Mon frère m’a chargée de vous souhaiter le bonsoir à tous, » ajouta-t-elle, « ces deux messieurs se sont aperçus qu’il était plus tard qu’ils ne croyaient, et ils sont partis dare dare…. Et mon aquarelle, qui doit représenter la dernière scène du Sigisbée, quand l’aurai-je ? » demanda-t-elle au sous-chef de bureau — « Ah ! la saison est mauvaise pour les études, » dit ce dernier, « il fait nuit si tôt, et nous sommes surchargés de besogne ; mais vous l’aurez, vous l’aurez… Qu’as-tu, Rosalie ? Tu es toute pâle. » La pauvre jeune fille venait en effet d’éprouver une souffrance presque intolérable, à songer que René avait pu s’en aller ainsi, sans un mot pour elle, sans un regard. Sa gorge se serrait, des larmes lui venaient aux yeux. Elle eut la force de retenir ses sanglots cependant, et de répondre que la chaleur du poêle l’incommodait. Sa mère échangea avec Émilie un regard où se lisait un reproche si direct, qu’en dépit d’elle-même Mme Fresneau détourna les yeux. Elle eut, elle aussi, une impression pénible, car elle aimait Rosalie. Mais elle avait toujours été opposée à ce mariage ; il correspondait trop peu aux ambitieux projets qu’elle caressait vaguement pour son frère. Lorsque la mère et les deux filles se furent levées, qu’elles eurent mis leur chapeau et qu’elles vinrent dire l’adieu accoutumé, la jeune femme trouva dans cette impression de quoi embrasser Rosalie plus affectueusement que de coutume. Elle voulait bien la plaindre de souffrir pour René, mais cette pitié n’allait pas sans une certaine douceur, car la souffrance de la jeune fille prouvait l’indifférence du jeune homme, et, la porte refermée, ce fut avec une joie sans mélange dans ses clairs yeux bruns qu’elle dit à Françoise : — « Vous aurez bien soin de ne pas faire de bruit demain matin ? » — « Pas plus qu’une mariée de minuit, » répondit la servante. — « Ni toi non plus, mon gros lourdaud, » dit-elle à son mari, en rentrant dans la salle à manger où le professeur reprenait déjà la corvée de ses copies… « J’ai recommandé à Constant de s’habiller tout doucement pour aller à son cours… » — Elle ajouta, avec un sourire d’orgueil : « Quel triomphe pour René ce soir, à moins que ces gens du monde ne fassent la petite bouche ! » Elle répétait une formule habituelle à Claude. — « Bah ! ils ne pourront pas, ses vers sont si beaux, presque aussi beaux que lui !… » — « Sais-tu qu’il est à désirer que toutes ces dames ne le gâtent pas comme toi, » interrompit Fresneau, « il finirait par perdre la tête… Mais non, » continua-t-il pour flatter les sentiments de sa femme, « c’est si charmant de voir comme il reste simple, même dans son succès. Et Émilie embrassa son mari, pour cette phrase, tendrement. Les deux écrivains étaient montés dans la voiture, qui roulait au grand trot de son cheval, par la rue du Cherche-Midi, pour attraper le boulevard Montparnasse, et suivre, en contournant les Invalides, la longue suite d’avenues qui va presque directement à l’Arc de Triomphe, en traversant la Seine au pont de l’Alma. Durant la toute première partie de ce trajet, ils se turent l’un et l’autre. René reconnaissait chaque détail de ce quartier, auquel se rattachaient tant de souvenirs de son enfance et de sa jeunesse. Une vague buée voilait les vitres du coupé, symbole physique de l’espèce de brume qui flottait entre sa vie actuelle et ce passé pourtant si voisin. Il n’était pas un des coins de cette rue du Cherche-Midi qui ne lui fût aussi familier que les murs de sa chambre, depuis le haut et sombre bâtiment de la prison militaire jusqu’à la boutique du marchand de vins, dont l’enseigne étale l’image d’une biche, jusqu’à l’entrée paisible de cette rue de Bagneux, où demeurait Rosalie. Le souvenir de cette amie qu’il avait quittée sans lui dire adieu, ce soir, traversa son esprit, mais il n’en souffrit pas. Il avait la sensation de rêver tout éveillé, tant le personnage promené jadis sur ces pavés, durant les années de son adolescence pauvre et obscure, ressemblait peu à celui qui était assis, à cette minute, sur les coussins du coupé de Claude Larcher, célèbre, car tout Paris avait applaudi sa piécette, — riche, car le Sigisbée, joué en septembre, lui avait déjà rapporté en février la somme, énorme pour lui, de vingt-cinq mille francs !… Et cette source de revenus ne tarirait pas de sitôt. Le Sigisbée faisait spectacle avec une comédie en trois actes d’un auteur à la mode, Le Jumeau, qui tiendrait l’affiche bien longtemps. La vente de la brochure s’annonçait, elle aussi, comme devant être très fructueuse, et très fructueux les droits de représentation de province et de traduction à l’étranger. Ce n’était là qu’un début, et René tenait en réserve bien d’autres œuvres : un volume de poèmes philosophiques intitulé les Cimes, un drame en vers sur la Renaissance, intitulé Savonarole, et un roman de passion, à demi ébauché, dont il cherchait le titre. La voiture roulait, et à l’ivresse profonde des succès assurés, des projets démesurés, une autre griserie se mélangeait, toute nerveuse : celle d’aller dans le monde comme il y allait. Une jeune fille n’est pas plus émue à son premier bal que ne l’était ce grand enfant. Une espèce de fièvre le gagnait, qui abolissait presque en lui la personnalité. C’est le malheur et la félicité des poètes que ce pouvoir d’amplifier, jusqu’au fantastique, des impressions, par elles-mêmes médiocres jusqu’à la mesquinerie. De là dérivent ces passages subits, presque foudroyants, de l’espérance excessive aux excessifs dégoûts, et de l’engouement au désespoir, qui donnent à leur imagination, par suite à leur caractère et à leur sensibilité, une sorte de continuel va-et-vient, une absolue incertitude, terrible pour ceux et surtout pour celles qui s’attachent à ces âmes insaisissables. Il en est cependant, parmi ces âmes, chez qui cette dangereuse mobilité ne détruit pas la tendresse. C’était le cas pour René. L’involontaire comparaison entre son présent et son passé, soudain évoquée en lui par l’aspect familier des rues, ramena sa pensée vers l’ami plus âgé qui avait été la cause de cette volte-face de destinée. Il eut un de ces naïfs mouvements qui font le charme unique des natures très jeunes, parce que l’on y sent cette chose adorable et si rare dans la vie civilisée : la spontanéité, la liaison invincible entre l’être intérieur et l’être extérieur. Il prit la main de son compagnon qui se taisait aussi, et il la lui serra en disant : — « Que vous avez été bon pour moi !… Oui, » insista-t-il en voyant un étonnement dans les yeux de Claude, « si vous n’aviez pas été aussi indulgent à mes premiers essais, je ne vous aurais point porté le Sigisbée ; si vous ne l’aviez pas présenté à Mlle Rigaud, il dormirait à cette heure-ci dans l’armoire aux manuscrits de quelque théâtre. Si vous n’aviez pas parlé de moi à la comtesse Komof, on ne jouerait pas ma pièce chez elle et je n’irais pas dans cette soirée… Je suis heureux, très heureux !… Ah ! mon ami, vous me trouverez nigaud comme un collégien… si vous saviez comme j’ai rêvé, dans ma jeunesse, de ce monde où vous me conduisez maintenant, où la toilette seule des femmes est une poésie, où les choses font un cadre exquis à la joie et à la douleur !…
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