Chapitre 2 En l’absence du Maître-1

2237 Words
Chapitre 2 En l’absence du Maître J ’accomplis ma dernière étape, en cette froide fin de décembre, par une journée de gelée très sèche, et mon guide n’était autre que Patey Macmorland, le frère de Tam. Ce gamin de dix ans, à cheveux d’étoupe et à jambes nues, me débita plus de méchants contes que je n’en ouïs jamais ; car il avait bu parfois au verre de son frère. Je n’étais pas encore bien âgé moi-même ; ma fierté n’avait pas encore la haute main sur ma curiosité ; et, d’ailleurs, n’importe qui eût été séduit, par cette froide matinée, d’entendre tous les vieux racontars du pays et de se voir montrer au long du chemin tous les endroits où s’étaient passés des événements singuliers. Il me servit les contes des Claverhouse quand nous fûmes aux fondrières, et les contes du diable quand nous arrivâmes au haut de la côte. En longeant la façade de l’abbaye, ce fut le tour des vieux moines, et plus encore des contrebandiers, à qui les ruines servent de magasins, de qui, pour ce motif, débarquent à une portée de canon de Durrisdeer ; et tout le long de la route, les Duries et le pauvre Mr. Henry occupèrent le premier rang de la calomnie. J’étais donc grandement prévenu contre la famille que j’allais servir, et je fus à moitié surpris de voir s’élever, dans une jolie baie abritée, le château de Durrisdeer lui-même, construit à la mode française, ou peut-être italienne, car je ne suis guère compétent là-dessus ; et le lieu que j’aie jamais vu le plus embelli de jardins, de pelouses, de charmilles et de grands arbres. L’argent improductif absorbé dans tout cela eût rétabli entièrement la famille ; mais, en réalité, l’entretien seul du domaine coûtait une fortune. Mr. Henry en personne m’accueillit dès la porte. C’était un grand jeune homme brun (comme tous les Duries), au visage franc et sans gaieté, très robuste de corps mais non de santé. Il me prit par la main sans la moindre morgue et me mit à l’aise par des propos simples et cordiaux. Il m’introduisit dans la salle, tout botté que je fusse, pour me présenter à Mylord. Il faisait encore jour ; et la première chose que je remarquai fut un losange de verre incolore au milieu des armoiries de la verrière, à la fenêtre. Je m’en souviens, je trouvai que cela déparait une salle autrement si belle, avec ses portraits de famille, le plafond de stuc à pendentifs, et la cheminée sculptée, où mon vieux Lord était assis dans un coin, à lire son Tite-Live. Il ressemblait à Mr. Henry, avec le même air franc et simple, quoique plus fin et agréable, et d’une conversation cent fois plus intéressante. Il me posa beaucoup de questions, sur l’Université d’Edimbourg où je venais de passer maître ès arts, et sur les différents professeurs, dont il paraissait bien connaître les noms et les qualités. Et ainsi, parlant de choses familières, je pris vite mon franc-parler dans ma nouvelle demeure. Nous en étions là, quand Mme Henry entra dans la salle. Elle était dans un état de grossesse avancée, car elle attendait dans moins de six semaines la naissance de Miss Katharine et, à première vue, sa beauté me sembla médiocre ; de plus, elle me traita avec plus de condescendance que les autres ; aussi, sous tous rapports, je la plaçai au troisième rang dans mon estime. Au bout de très peu de temps, j’avais cessé de croire un mot de toutes les histoires de Patey Macmorland, et j’étais devenu, ce que je suis toujours resté, un fidèle serviteur de la maison de Durrisdeer. Mr. Henry possédait la meilleure part de mon affection. C’est avec lui que je travaillais, et je trouvai en lui un maître exigeant, qui gardait toute sa bonté pour les heures où nous étions de loisir. Dans le bureau du régisseur, non seulement il me chargeait de besogne, mais il me surveillait avec sévérité. Un jour, cependant, il leva de son papier des yeux presque timides, et me dit : – Mr. Mackellar, je crois devoir vous déclarer que je suis très satisfait de vous. Ce fut son premier mot d’éloge ; et, de ce jour, son espèce de méfiance au sujet de mon travail se relâcha ; bientôt ce furent des Mr. Mackellar par-ci, Mr. Mackellar par-là, de toute la famille ; et pendant la plus longue durée de mon service à Durrisdeer, j’ai accompli toute chose à mon loisir et à ma fantaisie, et sans qu’on me chicanât d’un farthing. Alors même qu’il me tenait sévèrement, j’avais senti mon cœur se porter vers lui, en partie par pitié sans doute, car c’était un homme évidemment malheureux. Au beau milieu de nos comptes, il lui arrivait de tomber dans une profonde rêverie, les yeux fixés sans voir sur la page ou par la fenêtre, au-dehors ; et, à ces moments-là, l’air de son visage et les soupirs qu’il laissait échapper éveillaient en moi de vifs sentiments de curiosité et de commisération. Un jour, je me souviens, nous nous étions attardés à quelque affaire dans la chambre du régisseur. Cette pièce est au haut de la maison, et a vue sur la baie, et sur un petit promontoire boisé, au milieu des vastes grèves ; et là, se découpant en plein sur le soleil, qui s’enfonçait à l’horizon, nous aperçûmes les contrebandiers, un grand nombre d’hommes et de chevaux qui couraient sur le sable. Mr. Henry venait de regarder fixement vers l’ouest, et je le croyais ébloui par le soleil, lorsque tout à coup le voilà qui fronce les sourcils, se passe la main sur le front, et se tourne vers moi en souriant : – Vous ne devineriez pas à quoi je pensais, dit-il. Je pensais que je serais plus heureux si je partais à cheval pour courir des dangers de mort avec cette troupe de bandits. Je lui répondis qu’en effet il m’avait paru jouir de peu de gaieté ; mais que c’était une illusion fréquente d’envier les autres et de croire que le changement nous serait profitable ; et je citai Horace, en jeune émoulu de collège. – C’est ma foi juste, dit-il. Et nous ferons mieux de nous remettre à nos comptes. Bientôt après, j’eus vent des causes de sa tristesse. D’ailleurs, un aveugle même aurait vite découvert qu’une ombre pesait sur le château, l’ombre du Maître de Ballantrae. Mort ou vif (on le croyait mort à l’époque), cet homme fut le rival de son frère : son rival au-dehors, où personne n’avait jamais une bonne parole pour Mr. Henry, et où chacun regrettait et louangeait le Maître ; et son rival dans le château, non seulement auprès de son père et de sa femme, mais chez les domestiques mêmes. C’étaient deux vieux serviteurs qui donnaient le branle. John-Paul, un petit homme chauve, solennel et ventru, grand professeur de piété et (tout compte fait) un serviteur vraiment fidèle, était le chef de la faction du Maître. Nul n’osait aller aussi loin que John. Il prenait plaisir à étaler publiquement son dédain de Mr. Henry, souvent même avec une comparaison offensante. Mylord et Mme Henry le réprimandaient, certes, mais jamais aussi résolument qu’ils l’auraient dû ; il lui suffisait de montrer son visage en pleurs et de commencer ses jérémiades sur le Maître, – « son petit gars », comme il l’appelait, – pour se faire tout pardonner. Quant à Mr. Henry, il laissait parler la chose en silence, parfois avec un regard navré, parfois avec un air sombre. Pas de rivalité possible avec le mort, il le savait ; et quant à blâmer un vieux serviteur pour un manque de fidélité, il n’y songeait même pas. Sa langue en eût été incapable. Le chef de l’autre parti était Macconochie, un vieil ivrogne mal embouché, sans cesse à brailler et sacrer ; et j’ai toujours considéré comme un trait singulier de la nature humaine le fait que chacun de ces deux serviteurs fût ainsi destiné à être le champion de son contraire, et à condamner ses propres vices et faire bon marché de ses vertus, lorsqu’il les retrouvait chez un de ses maîtres. Macconochie eut vite fait de flairer mon inclination secrète, il me mit dans ses confidences, et déblatéra contre le Maître, des heures d’affilée, au point que mon travail en souffrait. – Ils sont toqués, ici, s’écriait-il, et qu’ils soient damnés ! Le Maître… le diable les étouffe, de l’appeler ainsi ! c’est Mr. Henry qui doit être le maître, à cette heure ! Ils n’étaient pas tellement férus du Maître, quand ils l’avaient ici, je vous le garantis. Malheur sur son nom ! Jamais une bonne parole ne sortait de ses lèvres, pour moi ni pour personne ; rien que railleries, réprimandes et jurons profanes, – le diable soit de lui ! Personne n’a connu toute sa méchanceté : lui un gentilhomme !… Avez-vous jamais entendu parler, Mr. Mackellar, de Willy White le tisserand ? Non ? Eh bien, Willy était un homme singulièrement pieux ; un assommant individu, pas du tout dans mon genre, et je n’ai jamais pu le supporter ; seulement, il avait beaucoup de savoir-faire dans sa partie, et il sut tenir tête au Maître et le gourmander à plusieurs reprises. C’était un haut fait, pour le Maître de Ballantrae, d’entretenir une bisbille avec un tisserand, n’est-ce pas ? Et Macconochie ricanait. En fait, il ne prononçait jamais le nom tout entier sans une espèce de râle haineux. – Eh bien, il le fit. Jolie occupation ! d’aller beugler à la porte de cet homme, lui crier : Boû ! dans le dos, mettre de la poudre dans son feu, et des pétards sur sa fenêtre ; tant que notre homme se figurait que c’était le vieux Cornu [13] qui venait le chercher. Eh bien, pour abréger, Willy s’affecta. En fin de compte, on ne pouvait plus le faire lever de ses genoux, il ne cessait de prier avec de grands éclats, jusqu’à ce qu’il en mourût. Ce fut un meurtre véritable, de l’avis de chacun. Demandez à John-Paul : – il était franchement honteux d’un pareil jeu, lui, le bon chrétien ! Quel haut fait pour le Maître de Ballantrae ! Je lui demandai ce que le Maître lui-même en pensait. – Comment le saurais-je ? dit-il. Jamais il ne disait rien. Et il revint à sa manière habituelle de sacrer et maudire, répétant à tout coup : « Maître de Ballantrae », avec un ricanement nasillard. Ce fut au cours d’une de ces confidences qu’il me fit voir la lettre de Carlisle, qui portait encore l’empreinte du fer à cheval. En fait ce fut là notre dernière confidence ; car il s’exprima d’une façon tellement inconvenante sur Mme Henry, que je dus le réprimander vertement et, par la suite, le tenir à distance. Mon vieux Lord était d’une amabilité uniforme envers Mr. Henry ; il avait même de jolies façons de gratitude, et parfois lui donnait une tape sur l’épaule, en disant, comme si tout le monde devait l’entendre : – « J’ai là un bon fils ! » Et, certes, il était reconnaissant, vu son grand sens de justice. Mais je crois que c’était tout, et je suis sûr que Mr. Henry pensait de même. Tout son amour allait au fils défunt. Non qu’il y fît guère allusion ; en ma présence, du moins, une seule fois. Mylord m’avait demandé en quels termes j’étais avec Mr. Henry, et je lui avais répondu la vérité. – Oui, dit-il, en regardant brûler le feu, Henry est un bon garçon, un très bon garçon. Vous savez sans doute, Mr. Mackellar, que j’avais un autre fils ? Il n’était pas, je le crains, aussi vertueux que Mr. Henry ; mais, mon Dieu, il est mort, Mr. Mackellar ! et tant qu’il vivait, nous étions tous fiers de lui, très fiers. S’il ne fut pas tout ce qu’il eût dû être, sous certains rapports, ma foi, peut-être ne l’en aimions-nous que davantage ! Ces derniers mots, il les prononça en regardant pensivement le feu ; puis s’adressant à moi, avec une grande vivacité : – Mais je suis enchanté que vous vous accordiez si bien avec Mr. Henry. Vous trouverez en lui un bon maître. Là-dessus, il ouvrit son livre, ce qui était sa manière habituelle de congédier. Mais il ne dut guère lire, et moins encore comprendre : le champ de bataille de Culloden, et le Maître, voilà sans doute ce qui occupait son esprit ; et ce qui occupait le mien, c’était une jalousie mauvaise contre le défunt, à la pensée de Mr. Henry, jalousie qui dès alors avait commencé de m’envahir. J’ai réservé Mme Henry pour la fin ; c’est pourquoi l’expression de mes sentiments paraîtra naturellement plus forte : le lecteur en jugera. Mais je dois parler d’abord d’une autre affaire qui rendit plus étroite mon intimité avec mon maître. Je n’étais pas encore de six mois à Durrisdeer, que John-Paul tomba malade, et qu’il dut s’aliter. A mon humble avis, la boisson était l’origine de son mal ; mais il fut soigné, et se comporta lui-même, comme un saint dans le malheur ; et le ministre qui vint le voir se déclara fort édifié en se retirant. Le troisième matin de sa maladie, Mr. Henry vint me trouver avec une mine quasi patibulaire.
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