I - La vente de charité-1
I
La vente de charité
– C’est bien vous ?
– C’est bien moi.
– Êtes-vous à Paris, homme errant, heureux David ?
– Je suis à Paris depuis quatre jours, mon cher Dragonneau.
Un jeune homme fort élégant d’aspect, mais très français d’accent et d’allure, avait le premier jeté son exclamation étonnée en apercevant un jeune gommeux de la plus belle eau, très étranger d’allure et d’accent.
Celui-ci lui répondait du haut d’un phaéton qui s’était enchevêtré au milieu d’un groupe compact de voitures de tous les genres, arrêtées place Vendôme, en face du ministère de la justice.
– Allez m’attendre au coin de la rue Castiglione, dit le jeune étranger au domestique en livrée qui était assis au-dessous de lui.
Et, sautant lestement à terre, il vint serrer la main au passant.
– D’où venez-vous, Louzéma ?
– De Vienne.
– Et comment trouvez-vous Paris, maintenant ?
Le jeune homme au teint mat, au nez aquilin, au front fuyant, posa ses doigts sur ses lèvres épaisses et rouges :
– Exquis, dit-il.
Et il ajouta :
– Où allez-vous, Dragonneau ?
Son interlocuteur leva la main vers le cintre de la porte-cochère la plus voisine.
– Au ministère de la justice ? dit David qui avait suivi le mouvement de sa main.
– Non, hélas ! Lisez plus bas.
– Vente de charité au profit…
– C’est cela, mon cher, ce n’est que trop cela.
– Savez-vous ce que c’est qu’une vente de charité ?
– À peu près. C’est une sorte de kermesse où les femmes de votre connaissance tiennent boutiques de cigares, de bouquets et de bibelots.
– Vous paraissez pressé ? Je vous accompagne à cette vente, si vous le voulez ?
– Avec plaisir. Je vous avertis seulement que ces sortes d’exhibitions commerciales sont un véritable guet-apens.
Et tout en se dirigeant avec son compagnon vers le ministère de la justice, il continua :
– Si je n’avais des motifs particuliers de ne pas déplaire à la femme de mon chef hiérarchique, chez laquelle je dîne quelquefois et qui m’a envoyé une carte, je ne mettrais pas les pieds à cette vente.
Le jeune étranger fit un geste d’insouciance.
– Pour moi, dit-il, je donnerai avec plaisir quelques pièces d’or pour les sourires de ces jolies actrices, qui, en véritables sirènes, nous…
Tout en causant, ils avaient traversé une cour étroite, monté un perron de quelques marches et pénétré sous un vestibule grandiose.
Ce fut-là que retentirent les paroles évidemment malsonnantes de David, car son compagnon jeta autour de lui un coup d’œil rapide, puis se rapprochant de lui :
– Mon cher, ce ne sont point des actrices que vous allez trouver, dit-il à voix basse ; nous sommes ici sur un autre terrain ; ne l’oubliez pas.
– Ah ! j’ai toujours entendu dire qu’à Paris elles se fourrent partout.
– Non, non, répondit non sans embarras le jeune Français qui appartenait évidemment au monde qui se respecte. Ce sont encore les femmes honnêtes qui ont le monopole de la charité.
Et il ajouta plus bas :
– On leur laisse cet ennui-là.
Sur cette parole il monta le majestueux escalier, et sur l’indication d’un homme en livrée, au service du ministre républicain du moment, il passa en se découvrant dans un premier salon qui avait été transformé en buffet.
Dans ce buffet qui n’est pas la partie la moins fructueuse en vente de charité, aucune des élégantes vendeuses ne les saisit au passage. Généralement ces dames laissent entrer. C’est à la sortie qu’une main blanche se place d’un air engageant sur la poignée du récipient d’argent qui contient le punch ou le chocolat, c’est alors que circulent les assiettes dorées, couvertes de gâteaux délicats, qu’on peut dire sans prix.
Les jeunes gens traversèrent les salons, prenant ici un billet de loterie, là une fleur offerte par une gracieuse enfant encore trébuchante.
Mais nulle demande indiscrète ne se produisit.
On a beaucoup calomnié les ventes de charité. Elles n’ont été vraiment redoutables pour les bourses qu’à l’aurore de leur invention. Leurs beaux jours sont passés, on n’est plus tenu d’y commettre des extravagances de générosité et les hommes ne doivent plus craindre de s’y fourvoyer.
L’ami de David ne fut aucunement dévalisé, et en arrivant tout au fond du dernier salon, où une comtesse polonaise aux grands yeux tenait boutique de bibelots précieux, il n’avait pas dépensé vingt francs.
Vis-à-vis de ce comptoir, une jeune femme de race royale vendait aussi, mais tout à fait en princesse.
Assise au fond du comptoir, elle promenait avec une certaine indifférence ses yeux bleus au regard profond sur la foule qui s’amassait volontiers devant sa royale boutique, et laissait à ses demoiselles de magasin le soin de servir les acheteurs.
Pendant que M. Dragonneau cherchait dans les élégants bibelots de la belle comtesse polonaise l’objet qui pouvait lui convenir, David examinait les tableaux accrochés aux boiseries et souriait du contraste que présentaient les austères figures des grands magistrats français avec les visages féminins qui pullulaient dans leurs environs.
Tout à coup ses yeux s’abaissèrent machinalement et sa physionomie devint attentive.
Ses yeux perçants avaient rencontré une grande jeune fille aux cheveux châtains, qui passait en vendant des roses qui n’étaient ni plus satinées ni plus fraîches que ses joues.
Le jeune étranger fit même quelques pas en avant pour la suivre, puis il se ravisa et rejoignit M. Dragonneau, qui, se décidant enfin, achetait quarante francs un porte-cigares qui en valait dix, mais avec lequel il emportait le plus charmant des sourires.
– Où allez-vous ? lui demanda David en lui saisissant le bras, nous n’avons rien à voir de ce côté. Pilotez-moi un peu par ce grand salon où vient de s’égarer une marchande de roses et de violettes, que je désire revoir.
L’ami se laissa faire et les deux jeunes gens parcoururent le second salon, qui était fort encombré en ce moment.
– Eh bien, la découvrez-vous ? demanda monsieur Dragonneau.
– Non ; mais aussi quelle cohue !
– Ah ! la voilà. Regardez là-bas, dans ce comptoir de l’angle où vous apercevez cette dame aussi frisée que maigre.
– La marquise de Valroux.
– Peut-être. Dites-moi, connaissez-vous la jeune fille que je vous indique ?
– Je ne vois à ce comptoir que mademoiselle Bellinard, la baronne de Lichtnel…
– Je vous dis que c’est une jeune fille. Regardez un peu à gauche, elle se tient debout contre une panoplie. Elle a une robe montante gris-bleu, des cheveux châtains magnifiques. Elle se dégage. Enfin, voyons, mon cher, elle se détache assez sur ce fond de dames plus ou moins laides.
– Ah ! j’y suis, elle porte en sautoir une corbeille de violettes et de roses.
– Précisément. Son nom ?
– Mademoiselle de la Rochefaucon.
– Ah ! connaissez-vous son prénom ?
– Quelque chose comme… Voyons, on l’a souvent prononcé devant moi. Roberte, Alberte…
– Alberte, interrompit David, c’est cela.
Et il ajouta en souriant :
– La petite duchesse.
– Elle n’est point duchesse du tout, mon cher David.
– Si, comme je l’entends, d’après un souvenir déjà lointain. Dites-moi, la connaissez-vous quelque peu ? Lui avez-vous été présenté ?
– Je la connais par Roger de Châteaugrand et par son beau-frère Médéric de Valroux.
– Approchez alors. Que je la voie de près.
– Mon cher, un instant. Sa sœur la marquise de Valroux va nous dévaliser, je vous en avertis. C’est vers un guêpier que vous me conduisez.
– Allez toujours, répondit David avec son geste insouciant, vous avez acheté à votre chef hiérarchique et à cette ravissante Polonaise aux grands yeux. C’est à mon tour.
Et il entraîna le jeune Parisien, qui portait machinalement la main à la poche de son gilet en se dirigeant vers le large comptoir tenu par de gracieuses petites femmes, qui déployaient d’autant plus d’activité dans leur commerce qu’elles n’avaient jamais su ni de près ni de loin ce que c’est que le commerce.
L’une d’elles, la petite femme maigre et frisée que monsieur Dragonneau avait désignée sous le nom de la marquise de Valroux, l’aperçut et s’élança vers l’angle du comptoir qu’il allait dépasser.
– C’est bien aimable à vous, monsieur, de ne pas nous oublier, dit-elle. Médéric m’avait prédit que vous ne nous oublieriez pas. Il m’a dit ce matin : Soyez sûre que vous aurez la visite de mon ami Dragonneau. Que voulez-vous ? Un porte-allumettes, un encrier, un porte-montre, un polichinelle, une théière, un porte-monnaie, une badine, des denrées coloniales ?
Et elle se mit à rire de sa propre énumération.
M. Dragonneau se tourna vers son compagnon.
– David, que choisissez-vous ? dit-il, non sans une pointe de malice.
– Madame, dit David en s’inclinant profondément, je m’étonne de ne pas voir de fleurs à votre étalage.
– Des fleurs, mais nous en avons. Mademoiselle Bellinard, passez donc vos bouquets.
Et mademoiselle Bellinard, une très belle personne sérieuse, fit passer une grande corbeille pleine de fleurs ravissantes, en disant :
– Elles sont l’œuvre des jeunes apprenties, monsieur.
– Oui, oui, et c’est une double bienfaisance de les acheter, reprit avec volubilité la marquise de Valroux. Acheter cela, monsieur, c’est entrer dans le vif de l’œuvre, qui est si belle, si touchante.
S’arrêtant court, madame de Valroux, qui n’avait jamais mis le pied dans un atelier, ajouta en souriant :
– Mademoiselle Bellinard, vous qui la connaissez si bien, vous qui êtes si dévouée à tout cela, venez donc un peu intéresser ces messieurs. Vous savez que c’est vous qui avez fanatisé ma sœur, qui nous fanatisez toutes avec vos idées sublimes sur cette œuvre que j’avoue ne pas connaître à fond. Venez décider ces messieurs à acheter nos fleurs.
– Votre gracieuseté suffit, madame, répondit galamment David.
Il prit entre ses doigts un brin de bruyère blanche, et de l’autre main déposa dans la main de la marquise de Valroux un billet de cent francs.
– De la monnaie, vite, demanda la marquise en mettant sens dessus dessous une boîte qui contenait des pièces blanches ; je n’ai guère qu’une vingtaine de francs à rendre à monsieur.
– Vous n’avez rien à me rendre, madame, cette fleur est charmante, charmante comme la main qui me l’a donnée. Je regrette seulement qu’il vous manque…
Il promena ses yeux autour du comptoir.
– Quoi, monsieur ? demanda la marquise qui agitait machinalement par un petit geste de triomphe le billet bleu.
– Que vous ne vendiez pas de fleurs naturelles ; je les adore.
– Mais nous en avons, monsieur, nous en avons. Mesdames, où est Alberte ? Cherchez Alberte. Où est-elle ? qu’est-elle devenue ? Elle manque sans cesse la vente.
– Elle était là il n’y a qu’un instant.
– Monsieur, si vous voulez bien attendre une minute, ma sœur va vous offrir les fleurs que nous avons fait venir de Nice. Mais c’est surtout en hiver qu’il doit y avoir des fleurs naturelles aux ventes de charité. Mesdames, allez donc chercher Alberte, je ne connais pas de vendeuse plus négligente.
Plusieurs dames s’élancèrent à la recherche de la vendeuse de roses et elle reparut bientôt entourée de jupes traînantes qui ne faisaient qu’entraver sa marche.
Mademoiselle Alberte de la Rochefaucon était une très jolie femme de vingt ans, qui alliait en sa personne, dans la plus harmonieuse mesure, l’élégance aristocratique moderne et la robuste vitalité de ces grandes races militaires qui n’avaient jamais consenti à s’énerver dans les cours, mais chez lesquelles la vie active des camps entretenait la force et la richesse du sang.
La pose un peu fière, quoique naturelle, de sa tête ornée d’une opulente chevelure aux reflets châtain clair, lui donnait, de loin surtout, une dignité fort différente de la hauteur et encore plus de l’impertinence. De près son délicieux sourire et la douceur de son regard la rendaient extrêmement séduisante.
Le regard ! C’est bien là qu’il faut chercher le degré de puissance donne par l’intelligence et par l’amour. Aussi quand en ces mystérieux flambeaux des yeux, qui paraissent avoir été allumés par le feu du ciel, l’esprit et le cœur semblent se fondre en une flamme unique, la beauté captive souverainement et la laideur elle-même se transfigure.
Avant d’arriver au comptoir, Alberte ayant été instruite de ce qu’on attendait d’elle se dirigea droit vers les deux jeunes gens et leur tendit gracieusement sa corbeille de fleurs.
David, tout en dardant sur elle son regard perçant, se mit à fourrager au hasard dans les violettes et dans les roses.
– Ces fleurs ont un parfum vraiment délicieux, dit-il. Sous quel soleil ont-elles éclos, mademoiselle ?
– Sous le soleil de Nice, monsieur ; nous les faisons venir directement de Nice. Celles-là sont d’hier, celles-ci sont arrivées ce matin.
En entendant cette voix perlée et profonde, David eut un sourire qui eût pu paraître singulier à la jeune fille, si elle n’avait eu les yeux baissés sur ses fleurs.
Le souvenir qui guidait évidemment le jeune homme dans sa curieuse recherche sortait tout à coup des régions du vague pour entrer dans la pleine réalité.
Il avait connu naguère mademoiselle de la Rochefaucon, c’était certain ; néanmoins, il ne la reconnaissait qu’en rassemblant un à un les éléments épars en sa mémoire ; mais elle avait parlé, et au son magique de cette voix exquise, ce qui lui restait de doutes s’était subitement évanoui.
Il y a des voix qu’il suffit d’entendre une fois pour se les rappeler toujours.
– Les fleurs de Cannes sont belles aussi, dit-il en prenant une rose que lui tendait Alberte, et en arrêtant sur elle le regard scrutateur de ses yeux noirs.