Obsession (Tome n 12 de Mémoires d'un Vampire)

CHAPITRE PREMIER Du toit de l'ancien Château de Boldt, Scarlet Paine entendait les cris déchirants de Sage. Ils résonnaient dans la froide nuit de novembre et, à chacun d'entre eux, elle avait l'impression qu'on lui enfonçait un couteau dans le cœur. Elle ne pouvait supporter l'idée que Sage se fasse torturer à mort par les siens parce qu'il l'aimait, parce qu'il refusait de la tuer pour vivre deux mille ans de plus. Scarlet n'avait jamais cru qu'elle serait aimée aussi intensément par qui que ce soit, si intensément que l'amant accepterait vraiment de mourir pour elle. Et pourtant, elle se préparait à en faire autant pour lui. Lore, le cousin de Sage, l'avait attirée au Château de Boldt. Les deux mille ans de vie des Immortalistes prendraient fin avec le déclin de la lune et Lore voulait désespérément lui prendre sa vie, car c'était le seul moyen de sauver la leur. Il fallait que Scarlet, dernière vampire sur terre, soit sacrifiée. Bien que Scarlet ait su que c'était un piège, elle n'avait pu s'empêcher de venir. Elle savait que sa vie prendrait fin ici, ce soir, mais cela en valait la peine si cela pouvait sauver la vie à Sage. Un autre des cris de Sage déchira la nuit. Scarlet ne pouvait plus supporter de l'entendre agoniser. Elle se redressa, battit des ailes, plana à quelques centimètres au-dessus des vieilles tuiles inclinées du château puis, le cœur battant la chamade, s'envola et entra par la fenêtre d'en-dessous. La salle mesurait au moins trente mètres de hauteur. Scarlet descendit en piqué dans les ombres de la voûte et se percha sur une des vieilles poutres en bois du plafond. Elle sentit une vague de chaleur venir d'en-dessous et regarda vers le bas. La salle était remplie d'une foule d'Immortalistes agités et en colère. Il devait y en avoir au moins mille. Vue d'aussi loin, la foule ressemblait à une nuée d'insectes. Certains faisaient les cent pas pendant que d'autres volaient à quelques mètres au-dessus du sol. Au moins, ils étaient assez loin en-dessous de Scarlet pour ne pas remarquer qu'elle se cachait en haut. Accrochée à sa perche, sentant l'anxiété la faire transpirer des mains, Scarlet attendait le bon moment et se préparait mentalement à sauter. Au-dessous, les Immortalistes dirigeaient leur attention vers une seule direction : une plate-forme légèrement élevée qui se dressait à une extrémité de la salle. Sur la scène se trouvait un homme incroyablement grand qui tenait un bâton long. Il semblait être en train d'envoyer des coups de bâton en direction d'une grande croix. La croix sembla remuer et Scarlet pencha la tête, troublée. C'est alors qu'elle se rendit compte qu'il y avait quelqu'un d'enchaîné à la croix, quelqu'un qui se tordait de douleur à chaque fois que l'homme lui envoyait un coup de bâton. Son cœur faillit s'arrêter de battre quand elle se rendit compte que c'était Sage. Scarlet se sentit submergée par la colère. L'homme qu'elle aimait avait les bras et les jambes attachés. A cause de son épuisement, il avait la tête qui penchait en avant sur la poitrine et les cheveux dégoulinants de sueur. Du sang avait coulé sur son torse et s'était accumulé à ses pieds. Scarlet voulait crier pour lui signaler sa présence mais elle savait qu'il fallait qu'elle reste discrète, sans quoi elle risquerait de se faire repérer par la foule mugissante. Cela la rendait malade de savoir que la t*****e de Sage faisait l'objet d'un spectacle, qu'il était au cœur de leur haine. Horrifiée, Scarlet regarda l'homme en long manteau écarlate qui se tenait sur la scène brandir le bâton muni d'une croix à l'extrémité avant de le frapper contre le dallage. Le carrelage renvoya un bruit fort qui se propagea dans l'immensité de la salle. “Renonces-tu ?” cria l'homme. “Renonces-tu à la fille ?” Cet homme semblait être l'instigateur de la t*****e et Scarlet en conclut qu'il devait être le chef des Immortalistes. Elle se souvint que Sage lui avait parlé de l'homme qui commandait son espèce. Il s'appelait Octal et, d'après ce que Sage lui avait dit, c'était un tyran v*****t. “Réponds-moi !” cria Octal. La foule se joignit à lui en poussant de fortes huées. Scarlet ne put pas entendre la réponse de Sage d'aussi loin mais elle sut que, quoi qu'il ait répondu, cela ne plaisait pas à Octal, car ce dernier se pencha en avant et poussa le bâton en métal contre la poitrine de Sage. Sage poussa un cri terrifiant. Scarlet ne put se retenir plus longtemps. Elle bondit de la poutre sur laquelle elle était accroupie et cria de toutes ses forces. “ARRÊTEZ !” Quand elle se mit à descendre vers la foule, en-dessous, les Immortalistes levèrent la tête vers elle en un unique mouvement brusque et soudain. Scarlet hésita et ses ailes furent soudain figées par la terreur. Elle se mit à chuter vers la foule en colère. De loin, Scarlet entendit Sage crier son nom. C'était le cri d'un homme désespérément amoureux, d'un homme à qui on arrachait le cœur, d'un homme qui souffrait bien moins de la t*****e qu'il venait de subir que de voir celle qu'il aimait foncer vers la mort. Scarlet battit frénétiquement des ailes, mais en vain. La terreur qu'elle ressentait était plus forte que ses pouvoirs. Elle tombait de plus en plus vite vers la foule en colère. Elle savait que, quand elle les atteindrait, ils la tailleraient en pièces, car sa mort était leur seul moyen de survie. Leurs huées et leurs cris se faisaient plus forts à mesure qu'elle fonçait vers eux. Alors qu'elle tombait, le temps sembla ralentir. Les visages de ses amis et de sa famille défilèrent à toute vitesse dans son esprit : sa meilleure amie, Maria, sa mère, Caitlin, Ruth, le chien. Scarlet se souvint même de Vivian, qu'elle avait pourtant haïe. Puis un beau visage lui apparut devant les yeux, un visage qui lui coupa le souffle. C'était le visage de Sage. Pendant sa chute au ralenti, Scarlet réussit à tourner la tête de côté et à croiser le regard du véritable Sage. Il avait beau être couvert de sueur et de sang et en train de grimacer de douleur, il lui semblait tout aussi beau que le souvenir parfait que son cerveau avait invoqué. Quand ils croisèrent le regard, Scarlet sentit une vague d'amour la traverser. Elle avait beau savoir qu'elle allait mourir dans quelques secondes, elle ne craignait plus la mort, car elle savait qu'elle allait mourir aimée. Elle ferma les yeux et se prépara à l'impact. Cependant, avant que Scarlet ne touche le sol, Octal s'avança et riva ses yeux translucides sur son corps en chute. Sans effort ni émotion, il s'éleva en l'air et tendit les bras pour l'attraper. Elle sentit ses mains lui serrer le bras. Il l'attira vers lui comme s'il l'avait arrachée immobile à l'air. La sensation de vitesse et de précipitation qu'elle avait ressentie fut immédiatement remplacée par une douce sensation de bien-être quand ils se mirent à flotter vers le sol de manière contrôlée. Scarlet ouvrit les yeux. Elle avait peine à croire que, en fait, elle n'était pas morte. Cependant, même si la peur de mort immédiate relâchait son étreinte sur le corps de Scarlet, elle savait que le danger était encore présent. Bien qu'Octal l'ait empêchée de se briser le cou sur le dur carrelage de l'église, elle savait qu'il ne lui avait pas sauvé la vie par compassion. C'était un tortionnaire. Scarlet comprenait qu'il ne l'avait sauvée que pour la tuer de manière plus déplaisante. Par-dessus l'épaule d'Octal, elle regarda Sage. “Scarlet !” cria Sage. Octal posa Scarlet par terre. La foule se précipita en avant mais Octal leva les bras comme pour les tenir à distance. La foule obéit. Sans que Scarlet comprenne pourquoi, Octal leur donnait, à elle et à Sage, une dernière chance d'être ensemble, une dernière chance de se dire adieu. Sous le regard de mille Immortalistes furieux, Scarlet courut vers Sage. En larmes, elle le prit brusquement dans ses bras et plaqua le visage contre son cou. Il avait la peau brûlante, comme s'il luttait contre une fièvre. Elle le serra aussi fort que possible contre elle en craignant que ce soit pour la dernière fois. “Scarlet”, lui murmura Sage à l'oreille. Elle se recula et lui releva la tête. Il avait les yeux bouffis, avec des bleus, et la lèvre inférieure fendue et enflée. Scarlet avait le cœur brisé de le voir dans un tel état. Elle voulait l'embrasser, faire partir la douleur et le soigner avec des baisers, mais elle savait qu'elle n'en avait pas le temps. Au lieu de ça, elle lui écarta une boucle de cheveux du visage et l'embrassa délicatement sur le front, seule partie de son visage à n'avoir l'air ni contusionnée ni endommagée. “Comment m'as-tu trouvé ?” demanda-t-il. “C'est Lore. Il m'a laissé un message qui me disait que tu étais ici.” Sage la regarda soudain avec effroi. “C'est un piège. Ils vont te tuer.” “Je sais”, dit Scarlet d'une voix haletante, “mais il fallait que je te voie. Je n'ai plus de vie, de toute façon.” Elle pensa à ses parents et à leurs disputes incessantes, à la promesse que sa mère s'était faite de la supprimer, à leur maison qui avait été mise sens dessus dessous par Lore, à Vivian qui la haïssait et à ses amis qui semblaient s'être retournés contre elle. “Tu es la dernière bonne chose qui me reste”, ajouta-elle avec sincérité. “Tu ne te souviens pas ? Je t'avais dit que, si tu mourais, je mourrais avec toi.” Elle essaya de le rassurer en souriant mais l'expression qu'elle vit dans le regard de Sage lui retourna l'estomac. Il secoua la tête. “Je voulais que tu vives, Scarlet”, dit-il d'une voix haletante. La douleur infligée par le bâton d'Octal le fit tressaillir. “Tu ne comprends pas ? La seule chose qui m'ait réconfortée tout au long de ma t*****e, c'était de savoir que tu vivrais toute ta vie après mon départ.” Il soupira. “Mais maintenant, nous allons mourir tous les deux.” Scarlet releva la lourde tête de Sage dans ses mains. “Et ce que je veux, moi ?” “Tu es jeune”, dit Sage en faisant une grimace. “Tu ne sais pas ce que tu veux. J'ai vécu deux mille ans et tu es la seule chose qui ait jamais fait sens pour moi. Je ne veux pas que tu meures pour moi !” “Est-ce que Juliette était trop jeune ?” répondit sévèrement Scarlet en se souvenant de la nuit magique qu'ils avaient passée ensemble à regarder la comédie de Shakespeare. A ce moment, dans son dos, Scarlet sentit la foule se faire pressante et comprit qu'Octal n'avait pas l'intention la retenir plus longtemps. “De toute façon”, dit-elle en lançant à Sage un sourire doux-amer, “maintenant, il est trop tard pour que je change d'avis.” “Non”, contesta Sage. “Je t'en prie, Scarlet. Fuis. Il est encore temps.” Scarlet répondit en l’embrassant intensément sur la bouche. “Je n'ai pas peur de mourir”, répondit-elle avec fermeté. Elle lui glissa alors le bras autour de la taille et se retourna vers la foule meurtrière. “Tant que nous sommes ensemble.”